Le tourneur, principal allié de l’auteur-compositeur-interprète? En tous cas, nul doute qu’en deux décennies, ce métier a gagné du poids dans la balance musicale : le disque a beau piquer du nez, rien de remplacera le spectacle, l’artiste en chair et en os qui gagne son pain devant son public, avec ses compositions. Discussion sur le métier avec Louis Carrière, fondateur de la boîte Preste qui souligne vingt ans de tournées bien rodées.

Preste« En vérité, ça fait un peu plus de vingt ans que je fais ce métier », relève Carrière qui, dans une autre vie, tenait la basse au sein du groupe punk Tuniq’s, lequel a fait paraître un seul album en 1995 sur étiquette En Guard Records. « Jouer dans un band, faire des tournées, c’est une école », commente le tourneur professionnel. « Là-dedans, j’étais plus le gars qui organisait des spectacles dans des gymnases, mettons. Je produisais des shows, surtout punk et métal – de l’alternatif, comme on disait à l’époque… J’ai appris beaucoup, comment louer une salle, acheter un show, vendre des billets. C’était l’époque où on travaillait avec peu de choses, l’internet n’était pas tellement là. »

Le « fun » de monter des concerts allait vite devenir une perspective d’avenir pour Carrière, qui a fondé Preste en 1999 pour mieux structurer les tournées de ses amis de Grimskunk. « Au début, on était deux dans le bureau; tranquillement, des gens se sont greffés à moi. [Preste] a pris de l’expansion grâce à mon association avec [le label] Indica, qui commençait à être prolifique. Grimskunk a attiré d’autres groupes, j’ai compris qu’il y avait des besoins à combler, des services à offrir… autrement quelqu’un d’autre s’en serait chargé! »

Aujourd’hui, le bureau compte sept employés et prend en charge l’organisation de spectacles et de tournées d’une bonne trentaine d’artistes, principalement d’ici, tels que Klô Pelgag, Lydia Képinski, Half Moon Run, Voivod, Hubert Lenoir, Choses Sauvages, Sally Folk et Roxane Bruneau. Preste a grandi en s’éloignant de ses racines « alternatives » pour occuper un maximum de territoire, physique et musical.

« Avec le temps, tu rencontres d’autres gens, tu travailles avec d’autres artistes, commente Louis Carrière. Veux, veux pas, ton écurie s’ouvre à d’autres artistes, et pas seulement ceux dont tu es le plus grand fan… Tu finis par réaliser qu’eux aussi ont une histoire, du potentiel, et tu comprends mieux aussi la mécanique d’une tournée. Cette ouverture à des projets musicaux plus accessibles nous a aussi donné une certaine crédibilité auprès des salles plus grand public et des réseaux de diffusion, aussi auprès des festivals. »

Une chose distingue Preste dans notre industrie : dans ses bureaux on y gère la tournée, et uniquement la tournée. « Je dis parfois qu’on est une agence-boutique, si on veut ». Chacun son métier, aux autres de développer l’édition, la production d’album et de spectacles, le management d’artistes, même si ces dernières années, les structures de productions d’album ont de plus en plus pris en charge le « booking », pour reprendre l’expression anglaise consacrée.

Aux débuts de Preste, ce type d’entente contractuelle dite « à 360 degrés » n’existait pas vraiment, rappelle Louis Carrière. La chute des revenus liés à la commercialisation des enregistrements a transformé le modèle d’affaire de l’industrie, et ce type d’entente s’est répandu. Les labels produisent et organisent davantage la tournée des artistes, incités notamment par le régime de subventions servant à développer la dimension scénique d’un projet musical.

Or, les temps changent… encore : « Certains artistes ne veulent plus nécessairement ce type de contrats, observe le tourneur. Y’a eu une vague, y’a une dizaine d’années, beaucoup d’artistes signaient des 360. Ces dernières années, je me suis rendu compte que y’a du va-et-vient : des artistes qui avaient signé ce genre de contrats reviennent collaborer avec nous. »

Un conseil aux auteurs-compositeurs-interprètes?
« Je crois qu’en tant qu’artiste, il est toujours bon de tester son matériel, se mettre à l’épreuve, avant de se lancer dans une tournée avec ses attentes face au public, face au regard des gens, tester ce dont il est capable de faire sur une scène. Et ça, c’est facile de faire ça avec les amis, les collègues, les proches. Y’a qu’à investir un petit bar un dimanche soir, et tester le matériel sur ses amis, sur sa communauté pour voir s’ils sont capables de livrer la marchandise pendant une heure, une heure et demie, jouer les chansons correctement, surtout avoir du fun, ne pas avoir l’air de quelqu’un de stressé, histoire d’en arriver à pouvoir exister sur une scène et éventuellement faire une tournée. La répétition en local de pratique est une forme de test en soi, pourquoi ensuite ne pas tester devant public? C’est le conseil que je donne souvent aux nouveaux artistes ».

« Aujourd’hui, en parlant avec de jeunes artistes, je comprends que ce n’est pas nécessairement ce qu’ils recherchent. Pour eux, la maison de disques est simplement une autre entreprise de service. Signer avec un label n’est pas une finalité, plutôt le début de quelque chose. Et ils savent mieux ce dont ils ont besoin : ils choisissent de travailler avec telle ou telle structure pour des raisons bien précises, vont chercher le type de service qui leur sert le mieux. Les modèles d’affaires ont éclaté, voilà. »

Louis Carrière mesure combien le métier de tourneur a évolué ces dernières années. « La tournée est encore plus essentielle aujourd’hui, mais l’une des choses qui ont le plus changé, c’est l’urgence. Par exemple, si un artiste connaît un buzz avec une chanson, tous [les diffuseurs et salles] veulent l’artiste en spectacle. Avant, nous avions plus de jeu pour développer l’artiste; aujourd’hui, si une chanson lève, vite, il faut que le spectacle suive rapidement, même si l’artiste n’a pas encore de répertoire ou d’expérience de scène. »

« Par ailleurs, y’a des artistes qui veulent tourner à tout prix, mais l’effet du web, l’accès instantané aux œuvres de l’artiste, peut provoquer un effet inverse auprès du public. Pour certains artistes, par exemple, on constate que les billets se vendent peu, même si leur musique circule sur le web ou a trouvé sa niche sur YouTube. Ça rend mon rôle plus difficile. Je me demande si, à cause du web, le spectacle n’est plus la réponse évidente à la baisse des revenus du disque ».