Haviah Mighty possède une énergie enthousiaste et irrésistible. La journée tire à sa fin et nous nous retrouvons dans une salle de réunion au centre-ville de Toronto, mais qu’à cela ne tienne, Haviah Mighty — c’est son vrai nom — parle à toute vitesse. L’artiste torontoise de 26 ans désormais établie à Brampton prépare la sortie de son premier album intitulé 13th Floor, le 10 mai prochain, et elle sent déjà l’anticipation de son auditoire. Elle admet toutefois se sentir un peu confuse face à cela, puisqu’elle rappe, produit et publie sa musique depuis qu’elle est adolescente. « C’est vrai que [13th Floor] est un peu comme mon premier album, même si, techniquement, c’est ma sixième parution. Mais pour bien des gens, c’est ma première ou ma deuxième », dit-elle.

Son histoire, pour certains d’entre nous, commence avec The Sorority, un « cypher » notoire qui a été encensé il y a maintenant plus de trois ans. Lancé dans le cadre de la journée internationale des droits de la femme en 2016, ce cypher était un brulot féministe qui abordait les principales préoccupations et manchettes de l’époque — Sandra Bland, le biais féministe du cabinet Trudeau de l’époque — tout en mettant en vedette chacune des femmes qui avait été invitée à partager son micro. C’est ainsi que The Sorority a vu le jour et que l’album The Pledge fut lancé en 2018.

L’histoire de Haviah Mighty ne commence ni ne finit avec The Sorority. Pas plus qu’elle ne commence lorsqu’elle a remporté le Slaight Music Prize en 2018 ou que sa chanson « Vamanos » a été utilisée dans la série de HBO Insecure. Tous ces événements ne sont que des moments dans la vie bien remplie de Haviah Mighty.

L’histoire de la famille Mighty
Haviah Mighty parle souvent de l’importance de sa famille. Sa famille a eu une grande importance dans son développement personnel et musical, et elle continue d’avoir une importance dans son travail à ce jour. Omega Mighty, sa sœur, est en vedette sur la pièce « Wishy Washy » figurant sur 13th Floor. « Inviter ma sœur à participer à l’album allait de soi », dit-elle. « Elle excelle dans la “vibe” afrobeat et reggae. C’était donc tout naturel de l’inviter pour ce morceau. » Son jeune frère qui a aujourd’hui 18 ans est en voie de devenir un producer très demandé dans la grande région métropolitaine de Toronto. Mighty Prynce, son nom de scène, est responsable de trois pièces sur 13th Floor, dont notamment « Bag Up » et « Blame », mais, de l’aveu même de Haviah, il a produit beaucoup plus de « beats », même si elle ne pouvait en choisir que deux ou trois. « C’est l’un des meilleurs jeunes producers à l’heure actuelle », dit-elle. « Je ne pense pas que les gens sont prêts pour ce qu’il fait. Je ne suis pas prête… Je pense qu’il est parfait… Totalement en avance sur son temps. Et je ne dis pas ça uniquement parce que c’est mon frère. »

L’histoire de Mighty commence à Toronto, dans le très pauvre quartier majoritairement blanc de Gerrard Square où elle a grandi en ressentant souvent un racisme parfois latent, parfois très direct. « Les gens appelaient la police parce qu’on jouait du piano trop fort », raconte-t-elle. « J’ai trois grandes sœurs et elles jouent toutes du piano. Mon petit frère n’était pas encore né. Nous étions quatre filles très musicales et en constante compétition. Notre quartier n’était pas accueillant. »

Mighty se souvient de s’être sentie limitée de plus d’une façon durant son enfance. Ses parents faisaient tout pour protéger leurs enfants des voisins racistes et, dans le cas particulier de Haviah, de la protéger d’un système scolaire qui avait décidé qu’elle était une enfant à problèmes. « J’apprenais et je lisais, mais ça ne se traduisait pas dans les attentes du système scolaire. J’allais dans une école où les classes n’avaient pas de portes, c’était comme un grand espace commun », se souvient-elle. « En plus de l’aspect racial et de mon étrange isolement, on m’a qualifiée colérique. “Elle a des problèmes de déficit de l’attention et devrait prendre tel et tel médicament.” Heureusement, j’avais des parents pour qui la solution était “tiens, lis plutôt ce livre !” »

Mighty et sa famille sont déménagés à Brampton lorsqu’elle a eu huit ans, une décision qu’elle réalise aujourd’hui nécessaire pour leur survie et leur épanouissement. C’est à ce moment qu’elle a découvert une liberté qu’elle n’avait jamais connu auparavant : « Toutes les différences, les frontières, les restrictions que j’avais ressenties jusque là sont devenues moins importantes. Je pouvais me balader à vélo, traverser la rue, aller au parc avec ma sœur. » Mighty a commencé à réussir à l’école et obtenait de très bonnes notes, tant et si bien qu’on la placée dans une classe pour les élèves doués.

Ce sont toutes ces expériences — qui ne représentent que quelques exemples de toutes celles que nous aurons abordées durant notre conversation de près d’une heure — qui informent son œuvre, et tout particulièrement celle présentée sur 13th Floor. « Ces années formatrices où l’on développe nos aptitudes sociales, durant lesquelles on se fait des amis, mes sœurs, ma base, tout ça se retrouve dans ma musique aujourd’hui et à travers les gens avec qui je travaille et qui m’entourent », explique l’artiste. Ce sont cet individualisme et cette approche « Do It Yourself » unique qui ont fait de Mighty une telle force du hip-hop.

« Ces années formatrices où l’on développe nos aptitudes sociales… ça se retrouve dans ma musique aujourd’hui. »

Elle continue : « je pense que ces petites expériences… je dis “petites’, mais je ne sais pas… Je connais des gens qui ont vécu les mêmes choses, mais de manière beaucoup plus directe et traumatisante. Mais puisque je suis capable de transformer le négatif en positif, je suis en mesure d’avoir cette perspective positive sur l’impact que des choses négatives ont eux sur moi. Elles m’ont donné une force que je n’aurais pas eue si je n’avais pas vécu ces choses. »

13th Floor c’est l’émancipation de Haviah Mighty à travers des morceaux qui évoquent tantôt le fait de s’éclater sur une piste de danse, et tantôt le poids des générations, tout ça enrobé dans des rythmes percussifs aux saveurs caribéennes et afrobeat. Mighty a mis l’épaule à la roue côté réalisation, écriture et composition afin d’aboutir à un ton et une atmosphère cohérente. Elle s’est beaucoup impliquée dans la réalisation de sept chansons en plus de faire appel à des producers de renom comme 2oolman de A Tribe Called Red, Taabu, Obuxum et Clairmont The Second, pour n’en nommer que quelques-uns.

L’album commence avec la pièce « In Women Colour », un morceau d’une palpitante rébellion où elle revendique sa place en tant que femme noire tout en abordant l’épineuse question de la division entre les hommes et les femmes. Croire qu’il s’agit d’une chanson anti-mâle est un malentendu aussi ennuyeux que disproportionné, car elle ne l’est simplement pas. Au contraire, « In Women Colour » est une amplification de ses propres expériences. « En aucun cas je ne m’en prends à tous les mecs », dit-elle. « Je ne crois pas que lorsqu’un gars entend cette chanson, il se dit “C’est une chanson pour les femmes !” Tu vois ce que je veux dire ? C’est un morceau où une femme raconte les divisions qu’elle a vécu par rapport aux hommes lorsqu’elle était plus jeune. »

Par ailleurs, le chiffre 13 a plusieurs significations sur l’album, généralement afin d’illustrer que les idéologies ou les idées sont souvent acceptées sans y réfléchir. Prenons simplement l’idée que le chiffre 13 est malchanceux, à un point tel que nos édifices omettent d’avoir un 13e étage. La Mort dans un jeu de cartes de tarot est la treizième des arcanes majeurs, et on la craint comme étant un présage d’une vraie mort. Mighty aborde également sa propre histoire ainsi que l’histoire des noirs en Amérique du Nord sur la puissante et consciencieuse pièce « Thirteen », qui ici fait référence au 13e amendement de la constitution américaine abolissant l’esclavage. « C’est très intéressant de constater tout le travail que l’on doit accomplir pour en apprendre plus sur nous-mêmes quand nous sommes noirs dans ce pays » laisse tomber Mighty. « Tout ce que je veux, c’est d’en apprendre plus, car ce sont mes propres expériences. Elles ne sont pas vraiment partagées, au sens propre. On ne me les a pas apprises, même pas à l’école. »

Une grande partie de 13th Floor est issue du talent de conteuse de Mighty et de la synergie entre ses couplets tranchants et une production captivante, épurée et habile. Son approche est empreinte de compassion et de dialogue, à la fois solide et acceuillante. Il y a toutefois des limites à ce qu’elle peut faire si une personne n’a aucun intérêt pour les sujets de ses histoires ou sa perspective bien personnelle. « À mon avis, si l’autre partie est incapable de recevoir mon message, c’est probablement parce que le message ne l’intéresse tout simplement pas », croit-elle. « Lorsqu’on me dit, et c’est vraiment arrivé, “ça n’est pas comme ça que je le vois’, c’est qu’ils ne font pas l’effort de le voir autrement. »



Durant leur enfance dans le village de Kitamaat de la Nation Haisla, Quinton « Yung Trybez » Nyce et Darren « Young D » Metz, des amis d’enfance aujourd’hui mieux connus sous le nom de Snotty Nose Rez Kids, étaient très intéressés par l’écriture et l’athlétisme. Leur chimie interpersonnelle a commencé sur le terrain de basketball de leur école secondaire, bien avant l’appel de la scène ; Metz jouait à la position de meneur partant et Nyce à celle d’ailier.

Ils partagent également un amour de la culture hip-hop. Nyce et Metz étaient malgré eux exposés à toutes sortes de caricatures et de stéréotypes offensants sur les Premières Nations véhiculées par Walt Disney et Looney Tunes, mais également par le téléjournal. C’est pour cette raison que la culture hip-hop les a interpellés — tout particulièrement des rappeurs comme Dr. Dre, Lil Wayne, Eminem et Jay-Z qui, tout comme eux, résistaient au dénigrement social de leurs identités. Toutefois, le fait de vivre dans une enclave reculée à 1400 kilomètres de route de Vancouver signifie que les tournées de ces artistes hip-hop ne venaient jamais à eux. C’est grâce aux captations de ces tournées sur des cassettes VHS qu’ils ont pu avoir accès à un monde auquel ils allaient éventuellement contribuer, bien que cela semblait fort improbable à l’époque.

Le duo a parcouru beaucoup de chemin depuis. Top 10 du prix Polaris en 2018, tournées au Canada, aux États-Unis et en Australie, tandis que leur simple « Savages » a passé plus de 20 semaines sur le palmarès Indigenous Music Countdown. Finaliste pour le meilleur album hip-hop à l’édition 2018 des Indigenous Music Awards, gagnant du prix du meilleur artiste hip-hop à l’édition 2018 des Western Canadian Music Awards, et finaliste pour le JUNO 2019 de l’album de musique autochtone de l’année pour The Average Savage.

C’est une communauté d’activistes locaux qu’ils ont rencontrés durant leurs études universitaires à Vancouver qui a inspiré les membres du duo à insuffler leurs identités dans leur musique. « C’était vraiment puissant », se souvient Metz. « Tous ces autochtones. Mais pas juste des autochtones, nos alliés, également. Tous les gens que nous fréquentions étudiaient pour obtenir un bac ou une maîtrise. On a fait connaissance avec ces gens qui organisent ces manifs qu’on voit dans les rues de Vancouver, et ça nous a beaucoup influencés. »

Nyce, toujours en deuil de son grand frère mort en 2013, en est ressorti transformé, personnellement et créativement. « Les gens qui nous entouraient ont changé notre direction musicale », confie-t-il. Les soirées micro ouvert auxquelles le duo a commencé à participer en 2012 attiraient de plus en plus d’adeptes, et cela a fini par déboucher sur une révélation pour Nyce et Metz. « Nous avons réalisé à quel point c’était important pour nous d’écrire et de publier de la musique qui signifiait quelque chose pour nous », explique Nyce, « mais aussi l’importance de notre voix pour les autres. La musique passait avant tout. Le message, nous l’avons trouvé une fois qu’on a compris qui on est vraiment. »

C’est à ce moment que le duo a commencé à approfondir sa créativité. Ils ont passé de longues soirées et nuits à composer des pièces comme « Clash of the Clans » et « Northern Lights ». Puis, pendant des semaines, ils s’échangeaient des démos, des « beats » et partager des idées. Les deux artistes, qui ont l’habitude d’écrire leurs couplets séparément, se réunissaient ensuite pour élaborer leurs concepts pièce par pièce. Lorsqu’une pièce ne fonctionnait pas, ils l’abandonnaient, mais en réalité, c’était très rare, car ils étaient presque toujours au diapason. « On partage la même vision quand il est question de choisir nos “beats”, nos sujets et nos rimes », explique Nyce.

“On a vraiment trouvé qui on est… plus rien ne peut nous arrêter.”—Quinton « Yung Trybez » Nyce de Snotty Nose Rez Kids

C’est en 2017 qu’ils ont choisi leur nom de groupe, Snotty Nose Rez Kids, qui fait référence aux « enfants qui courent librement sur les réserves autochtones », explique Nyce. Il se veut le reflet de leur histoire et salue affectueusement les gens qu’ils souhaitent aider à s’épanouir. Leur premier album éponyme paru en 2017 a réussi à trouver un juste équilibre entre la dure réalité et l’humour. « On parle des expériences merveilleuses qu’on a vécues sur la “réz” autant que des traumatismes intergénérationnels », explique encore Nyce. Ils ont immédiatement enchaîné avec The Average Savage, toujours en 2017.

« Sur Average Savage, nous avons vraiment abordé des sujets qui ont fait partie de notre enfance, comme les stéréotypes racistes qu’on nous a inculqués », poursuit-il. « Ils nous incitaient à nous haïr nous-mêmes et incitaient le reste du pays et sa mentalité colonialiste à nous haïr également. Nous, on a simplement appelé un chat, un chat. »

Rendre hommage à la sagesse des femmes
Trapline leur a été inspirée de la sagesse transmise par les femmes fortes faisant partie de leurs vies — c’est d’ailleurs la mère de Nyce que l’on entend avec éloquence prononcer ses propres mots sur la première pièce de l’album, « Wa’wais (Skit) ». Sur « Granny Kay (Skit) », la grand-mère de Metz se rappelle quant à elle tendrement le conseil que donnait souvent au jeune homme son grand-père : « Don’t act crazy (librement : fais pas le fou) ». « Ce sont ces femmes qui ont fait de nous qui nous sommes », disent-ils à l’unison. « Sans elles, nous ne serions pas les hommes que nous sommes aujourd’hui. » Cet hommage à la force des femmes est également évident à travers les invitées que l’on peut entendre tout au long de l’album : Kimmortal (“Lost Tribe”), Cartel Madras (“Aliens Vs Indians”) et The Sorority (« Son of a Matriarch », qui est une célébration du matriarcat au cœur de la vie quotidienne de SNRK). “Toutes ces artistes sont des femmes que nous avons rencontrées et qui partagent notre lutte. Nous avons tous les mêmes messages, et nous l’exprimons de différentes façons », explique Metz.

The Average Savage a fait tourner les têtes et généré une attention médiatique qui allait bien au-delà de leur ville. Son honnêteté décomplexée et ses rimes acérées sont impossibles à ignorer et son ton revendicateur a fait écho partout. Des termes péjoratifs comme « peau rouge », « sauvage » et « rez kid (librement : rat de réz) », habituellement utilisés pour attaquer et humilier, ont été vidés de leur vitriol, réappropriés et réutilisés pour exprimer la détermination, la fierté et l’unité. L’album s’est retrouvé sur la liste courte du Prix de musique Polaris 2018 et a été mis en nomination pour le JUNO de l’album de musique autochtone de l’année. Selon le duo, ces reconnaissances majeures ont fait taire bon nombre de membres non autochtones de leur communauté qui avaient levé le nez sur l’album.

« Avant le Polaris, bien des gens de notre communauté avaient l’impression que notre message n’était pas juste. Ça n’avait aucune importance pour nous, car nous savions que ces gens ne partagent pas nos valeurs. Et de toute manière, tout ça a été éclipsé par les commentaires positifs », explique Metz.

Sur Trapline, qui paraîtra le 10 mai, le duo affiche encore plus d’assurance, de franchise et est on ne peut plus résolument festif. Sur cet album, SNRK voulait souligner la fierté collective durement acquise. « Sur Trapline, on a vraiment trouvé qui on est et on veut montrer au monde entier que nous sommes fiers de qui nous sommes et d’où nous venons ; plus rien ne peut nous arrêter. C’est un album qui contient plein d’hymnes pour cette génération montante », affirme Nyce.

De « Rebirth », mettant en vedette Tanya Tagaq, à « Boujee Natives », Trapline révèle et se réjouit de la richesse de leurs racines autochtones. « Quand les gens pensant à l’expression “boujee” (NdT : un dérivé du mot “bourgeois”), ils pensent à des choses cossues et luxueuses », explique Metz. « Et pour nous, “boujee” est riche en culture. Éduquez-vous — connaissez vos traditions. » (Metz et Nyce apprennent actuellement leur langue autochtone.)

Le message est l’unité. « Trapline est un rappel à tous les habitants de Turtle Island (le nom donné à l’Amérique du Nord par certains peuples autochtones) et à toutes les personnes de couleur que nous sommes tous issus des mêmes luttes et que nous allons nous en sortir en demeurant unis et grâce à nos connaissances », affirme Nyce. « Nous avons créé cet album afin que nous puissions rejoindre les gens au-delà de notre communauté tout en montrant à notre communauté que ces gens sont exactement comme nous. »

Tout cela s’accompagne de la réalisation que ce sont désormais eux qui sont les voix qui influencent toute une génération. « Nous n’avions pas d’artistes comme nous à qui nous pouvions nous identifier quand on était jeunes, et c’est pour ça qu’on écoutait tous ces rappeurs de la côte est et de la côte ouest, à l’époque », explique Metz. « Maintenant, avec Internet, les jeunes peuvent écouter de la musique provenant de différentes communautés un peu partout au Canada. Ces jeunes écoutent notre musique et s’y identifient. »



Jipé Dalpé« Elle a été rough l’année dernière », chante Jipé Dalpé sur Lac Renaud, une phrase que l’on ne pourrait exactement qualifier de mensonge, mais qui ne trace pas tout à fait l’ensemble du portrait. Et si seulement sa traversée du désert n’avait duré qu’une toute petite année ! « Si j’avais voulu dire toute, toute, toute la vérité, j’aurais chanté qu’elles ont été longues les deux années et demie dernières », lance l’auteur-compositeur en appuyant sur chacun des mots, et en riant doucement.

Mais ne lui reprochons pas de s’être rangé du côté de la rime. Malgré cette petite entorse à la pure biographie, jamais Jipé Dalpé ne s’est autant révélé que dans Après le crash, son troisième album complet et première parution depuis le EP L’homme allumette en 2015.

« C’est juste un peu d’espoir / Pas une toune pour s’en faire accroire », assure-t-il, toujours sur Lac Renaud, deux petites phrases encapsulant parfaitement le parti pris pour la vérité totale, sans fard et sans accroire, derrière lequel Dalpé s’est rangé, ou si vous préférez, derrière lequel la vie l’a sérieusement invité à se ranger.

En juillet 2015, en sortant d’un bar où il avait joyeusement picolé avec sa sœur, l’homme responsable qu’est Jipé Dalpé laisse sa voiture derrière lui et commande un Uber. À l’angle du boulevard Saint-Joseph et de la rue d’Iberville, le conducteur qui doit le ramener chez lui omet de s’arrêter au feu rouge. Collision avec un autre véhicule.

Dans la fumée, le passager sous le choc devra littéralement ramper sur l’asphalte afin de gagner un lieu sûr où attendre les ambulanciers. Il continuera de ramper, moins littéralement, mais tout aussi péniblement, pendant plusieurs mois : commotion cérébrale, hernies discales, labyrinthite, problèmes nerveux aux bras, troubles de l’ouïe, fracture du sternum.

« J’ai lu que le sternum est le seul os qui protège le cœur » se rappelle le Sherbrookois d’origine en plaçant sa main sur sa poitrine. « Quand j’ai lu ça, bon, je cherchais peut-être à donner un sens à l’accident, mais c’était en plein ça qui était en train d’arriver. Il n’y avait plus rien qui me protégeait le cœur. »

Précisons ici que le petit cœur du jeune quarantenaire avait déjà été mis à l’épreuve quelques mois avant son accident par la fin d’une relation de longue date. L’album s’appelle Après le crash, mais aurait pu s’appeler Après les crashs, avec un s. Des crashs qui l’auront dépouillé de tout ce qui, en lui, cherchait à impressionner ou à correspondre à une certaine idée de ce que devrait être un créateur.

« Quand j’ai commencé à faire des tounes, je ne savais pas vraiment pourquoi j’écrivais. J’écrivais parce que je voulais chanter. Maintenant, je veux que tout soit le plus viscéral possible. Je n’ai plus envie d’enrober, de chercher à montrer que je sais écrire. J’ai juste besoin d’écrire et d’enlever toute la marde qui sert à rien. »

Le corps, un band à deux

« Est-ce que vous avez envisagé autre chose, monsieur ? » demande un jour une fonctionnaire de la SAAQ à Jipé Dalpé. Autre chose comme dans: avez-vous envisagé de réorienter votre carrière, maintenant que vous avez du mal à chanter, à gratter la guitare et à souffler dans votre trompette ?

Question brutale, et anxiogène, pour qui joue dans les bars depuis ses 15 ans, et début d’un long processus d’introspection, qui lui aura permis de soigner sa peur que tout ce qu’il a bâti s’écroule s’il osait s’accorder un instant de répit. Son identité profonde d’artiste ne dépendait pas de son hyperactivité habituelle, constatera-t-il.

Trucs d’écriture : La marde qui sert à rien ?
« La marde qui sert à rien, c’est s’enfarger dans des manières avec du monde pour ne pas les froisser, être poli par peur de faire mal. Mais c’est aussi s’enfarger dans des images ben cutes qui veulent rien dire. Je donne des ateliers d’écriture et c’est toujours ce que je demande aux étudiants: « Pourquoi tu dis ça ? C’est bien tourné ta phrase, mais qu’est-ce que tu racontes ? » Cette exigence-là, je l’applique aussi à moi. Je regarde violemment mes textes et je réécris souvent en essayant de garder juste ce que je veux vraiment dire. Il faut que les images soutiennent ce que tu dis, pas l’inverse. »

« C’est tellement difficile dans ce métier-là de se sortir la tête de l’eau, de simplement exister », souligne l’autoproducteur et adepte de longue date du fais-le-toi-même. « Tout est une affaire d’opportunité, d’être au bon endroit, au bon moment, croiser la personne qui le lendemain va penser à toi quand elle va chercher un arrangeur. Il y a toujours un courriel que tu pourrais envoyer à quelqu’un. Comme je n’ai jamais été l’élu d’un label, ça a toujours été une victoire pour moi de pouvoir gagner ma vie avec la musique et j’ai longtemps eu l’impression que j’allais perdre ce que j’avais construit si je levais le pied. »
Réalisé par le légendaire bassiste Jean-François Lemieux, Après le crash est à la fois une ode implicite à l’amitié, compte tenu de tous les musiciens, auteurs et compositeurs qui y apportent leur pierre (Ariane Moffatt, Marie-Pierre Arthur, Olivier Langevin, François Lafontaine, Pierre Fortin, David Goudreault), mais aussi une ode au corps. Au corps qui reprend des forces (Du muscle), au corps qui exulte (Avant tes yeux) et au corps qui rompt avec l’orgueil et accepte enfin la main tendue (Après le crash).

« Ma tête a toujours spinné à cent à l’heure et le reste suivait sans que j’y prête attention, mais j’ai réalisé qu’ils sont deux dans ce band-là. Il y a ma tête, oui, mais il y a aussi tout le reste. » Après le crash, prendre soin de soi.