Lors d’une fête de l’Action de grâce particulièrement chaude, Gordon Lightfoot est d’humeur exceptionnellement pensive, sirotant un café tout en jetant un regard sur une carrière durant laquelle il a exploré tous les types de chansons imaginables : des chansons épiques et historiques, des balades romantiques, des chansons de marins, des airs de country, des chants de protestation folk et des blues qui font taper du pied ou « toe-tappers » comme Gordon Lightfoot se plaît à les nommer. Bon nombre ont été des succès et plus encore sont considérées comme la véritable quintessence de l’âme canadienne, tout autant que les peintures du Groupe des Sept ou les nouvelles d’Alice Munro. Dire que sa carrière a été prolifique est aussi évident que de dire que la Tour du CN surplombe Toronto.

Assis dans la cuisine de sa vaste maison du chic quartier de Bridle Path à North York, le célèbre artiste de 75 ans admet qu’il passe le plus clair de son temps à voyager et à s’occuper de sa famille (un grave problème d’anévrisme abdominal en 2002 l’avait forcé à l’inaction pendant deux ans). Mais il n’a pas pour autant arrêté d’écrire des chansons – sa compagne, Kim Hasse, l’a récemment encouragé à en terminer une, intitulée « It Doesn’t Really Matter ». Il y en a encore trois ou quatre autres « à mijoter » dit-il, mais pour ce qui est de leur donner une forme définitive, le temps n’est pas encore venu.

« C’était tout un marathon quand je composais, » dit Gordon Lightfoot à propos de sa production de quelque 294 chansons éditées. « J’ai été sous contrat avec des maisons de disques pendant 33 ans, » dit-il en guise d’explication, répétant les mots « 33 ans » pour insister. « J’avais un groupe et une famille. J’avais donc des responsabilités. Quand c’était le temps d’écrire des chansons, il fallait que je m’y mette. C’est parfois cette pression qui me forçait au travail et qui permettait d’aboutir au disque suivant. »

Étonnamment modeste pour une étoile de cette magnitude, Lightfoot préfère parler des concerts sur scène et des répétitions de son groupe pour les 65 à 80, rendez-vous nord-américains auxquels il participe encore avec fierté chaque année plutôt que de ses talents d’auteur-compositeur. Il est plus à l’aise de parler de son éthique de travail et de la chance qu’il a eue de composer les bonnes chansons au bon moment.

Il ne manque jamais de remercier Ian et Sylvia – qui ont enregistré deux de ses plus anciennes chansons, « Early Morning Rain » et « For Lovin’ Me » et qui lui ont présenté leur gérant Albert Grossman, avec sa bonne fortune de compositeur. Et il admet souvent qu’il n’avait absolument aucune idée que ses chefs-d’œuvre « If You Could Read My Mind » et « The Wreck of the Edmund Fitzgerald » allaient devenir des succès.

Mais Lightfoot est indéniablement doué. L’art et la beauté de son œuvre, qui remonte à la « Trilogie du chemin de fer canadien » de 1967 jusqu’à son classique autobiographique de1998 « A Painter Passing Through », a inspiré une foule d’artistes, d’Elvis Presley à Barbara Streisand, en passant par Bob Dylan et Judy Collins. Les auteurs-compositeurs canadiens ont souvent repris ses chansons, notamment dans la compilation de 2003 Beautiful: A Tribute to Gordon Lightfoot, qui réunit Bruce Cockburn, Murray McLauchlan, Ron Sexsmith, Blue Rodeo, Cowboy Junkies et les Tragically Hip.

Les racines de son art nous conduisent à une école de Los Angeles, la Westlake School of Modern Music où, à 18 ans, le jeune auteur d’Orillia, Ontario, a étudié l’orchestration et la théorie musicale. Revenu au Canada avec ses talents pour la composition et l’écriture, Lightfoot a entamé sa carrière musicale à Toronto – mais en acceptant de petits emplois au jour le jour comme caissier dans une banque, chanteur d’accompagnement, danseur et batteur (sous le pseudonyme de Charles Sullivan) pour joindre les deux bouts.

La première composition de Lightfoot à paraître sur un enregistrement mis en vente est « This is My Song », figurant en 1962 sur Two Tones at the Village Corner, un enregistrement en direct du duo qu’il formait alors avec le chanteur Terry Whelan, un ami d’école. Mais quelques mois après, il sortait en simple une nouvelle chanson originale, « (Remember Me) I’m the One », attribué simplement à Gord Lightfoot. Cet enregistrement populaire d’avant folk, mi-traditionnel, se hissa à la troisième position au palmarès de la station de radio torontoise CHUM. « On allait dans une autre direction dans ce temps-là, » se rappelle-t-il.