« J’essaie d’être en vacances, mais ça marche pas du tout ! » lance Gayance au bout du fil, semblant quelque peu exténuée du feu roulant qu’elle vit depuis le début de son séjour au Brésil. « J’fais plein d’entrevues, y’a tellement d’affaires à faire ! »

Gayance

« Y’a tellement d’affaires à faire » : à elle seule, la phrase en dit long sur ce qui anime cette autrice-compositrice-interprète et productrice qui a grandi à Montréal. Pour en arriver à son tout premier album Mascarade, un efficace mélange de jazz, de house, de R&B et de broken beat, Aïsha Vertus en a brassé, des affaires.

Ses multiples vies professionnelles l’ont amenée, entre autres, à animer des capsules vidéo, à écrire des articles, à donner des conférences et des classes de maître de DJ, à opérer comme consultante musicale, comme commissaire d’exposition, réalisatrice de documentaire, curatrice de compilations hip-hop… Et tout ça, en voyageant un peu partout dans le monde et en s’installant dans quelques villes, à Bruxelles et Amsterdam – là où elle réside actuellement entre deux passages à Montréal.

Bref, le repos, même en vacances, ne semble pas être de mise pour l’artiste d’origine haïtienne. Mascarade, d’ailleurs, a été initié lors d’une escapade à Sainte-Adèle – une escapade sous forme de résidence d’artiste offerte par le Centre Phi, durant laquelle Gayance était surtout censée prendre ça relax. « Dans ma demande [pour obtenir la résidence auprès du Centre Phi], j’ai dit que j’avais besoin d’un endroit pour me reposer et pour expérimenter. Mais j’ai zéro chill. Je suis pas capable ! C’est très dur, rien faire […] Dans ma tête, je me compare et je me dis que, par exemple, pour me rendre à ce niveau-là, je dois produire sans cesse. J’en ai fait des burnouts ! » confie-t-elle.

Heureusement, lors de ce passage de deux semaines à Sainte-Adèle (durant lequel elle a fini par tomber malade en alternant trop souvent entre la piscine et le studio climatisé), Gayance a trouvé des trucs pour se calmer. « J’ai fait beaucoup de champis là-bas. Et mon amie est sound healer : elle utilise des cymbales tibétaines pour produire des fréquences qui aident à guérir l’esprit. J’ai fait de la méditation on and off avec elle pendant 24 heures. »

C’est peut-être ce qui fait de Mascarade un album plus tempéré, concis et uniforme que ce que pourrait laisser présager l’œuvre d’une artiste aux multiples talents aussi exubérante et hyperactive. Quelques années à peine après ses débuts comme productrice, qu’elle avait immortalisés sur son premier microalbum No Toning Down (en 2021), Gayance boucle une époque de sa vie avec ce premier long jeu officiel sous le label londonien Rhythm Section. Une époque qui s’est amorcée au début de la décennie 2010, quand l’artiste avait la jeune vingtaine.

« Quand t’as 20 ans, tu penses que t’es invincible. Tu penses que ta vie commence, mais elle commence pas vraiment. Tu apprends vraiment sur la personne que tu es, sur tes amitiés, sur ta carrière. J’ai une petite sœur de 13 ans ; bientôt elle va avoir 20 ans. C’est ma façon de lui raconter [mon parcours]. »

Gayance Video Still Mascarade

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Et c’est là, entre autres, que Mascarade tire son épingle du jeu face à la grande majorité des parutions électro ou dance : Gayance accorde une grande importance aux paroles, évitant les suites ennuyeuses d’appels à la danse. L’artiste montréalo-amstellodamoise et ses collaboratrices (Janette King, Judith Little D et Hua Li notamment) proposent des pièces signifiantes, basées sur des histoires vraies. Alors que Lord Have Mercy raconte le doux souvenir d’une romance charnelle, Nuna Mais traduit l’émotion vive d’une colère contre un ami proche. Moon Rising (10 Years), elle, évoque en peu de mots les ambitions interstellaires de Gayance. Saluant la mémoire du grand Jean-Jacques Dessalines, la chanson-titre célèbre les origines haïtiennes de Gayance et fustige au passage la suprématie blanche.

La poésie directe et profondément incarnée de Gayance se mêle parfaitement aux rythmes francs de l’album – des rythmes syncopés et nerveux, hérités du broken beat.

C’est en partageant son amour pour ce sous-genre de musique électronique né au Royaume-Uni dans les années 1990 que Gayance a connecté avec Émile Farley, bassiste d’expérience avec qui elle a travaillé de près sur Mascarade. À leurs côtés, on retrouve également David Ryshpan, claviériste, compositeur et DJ montréalais qui se spécialise dans les tonalités afro latin jazz.

Et pour guider tout ce beau monde dans la bonne direction, Gayance s’est remémoré le legs culturel et spirituel de son défunt grand-père, musicien qu’elle admire énormément. En plus d’être l’un des premiers à avoir introduit les congas dans l’église québécoise (à une époque où on associait beaucoup ce genre d’instruments aux rites vaudou), son grand-père lui a enseigné l’une des choses les plus importantes de sa vie.

« Il m’a dit que c’était important de connaître ses propres intentions. Je ne suis pas catholique, mais j’ai une certaine spiritualité. Et je sais que si je dis quelque chose [c’est possible que] cette chose-là arrive », nuance Gayance. « Quand je suis DJ, j’essaie de ramener les gens non seulement à la fête, mais aussi à leur esprit, à leurs intentions. »

Plus de dix ans après ses débuts dans l’underground montréalais, c’est donc avec les intentions plus claires que jamais que Gayance prend son envol.



Le deuxième album de Mariel Buckley, qui vit maintenant à Edmonton après avoir grandi à Calgary, intitulé Everywhere I Used to Be, est un succès immense auprès de la critique : CBC Music a dit d’elle qu’elle est « une nouvelle voix essentielle » tandis que le Edmonton Journal a dit de l’album qu’il s’agit « d’une vitrine sur les incroyables talents de Buckley » et Americana UK a dit : « du matériel sans compromis et honnête… exceptionnel de sincérité ». Buckley a même été encensée par une autre Albertaine d’origine, la légendaire k.d. lang, qui a déclaré : « cette jeune a un avenir très prometteur ».

Mariel Buckley, "Driving Around"

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N’allez pas pour autant croire que le succès était jusqu’ici étranger à Buckley. Son premier album, Driving in the Dark, lui a valu une bourse de plus de 100 000 $ après une première place dans un concours radiophonique provincial commandité par New Country FM, WILD 953 (CKWD-FM) et Alberta Music, et il avait également attiré l’attention de No Depression, CBC Music et PopMatters.

Mais malgré tous ces accomplissements, les textes de Everywhere I Used to Be expriment des sentiments d’échec et de la futilité d’essayer.

Buying cocaine outside the Circle K
Who cares if it kills me anyway?
What’s the point
In staying clean for Christmas? [librement : Acheter de la cocaïne dans le stationnement du Circle K/On s’en fout si ça me tue/Ça sert à quoi/D’être à jeun à Noël?]

 Les textes de l’auteure-compositrice-interprète sont fidèles à ses expériences et elle ne souhaite à personne de vivre ce qu’elle a vécu. Cependant, avec du temps et de l’introspection, Buckley a su changer sa destinée. « Je sais que c’est en partie dû au fait d’avoir 30 ans il y a quelques années », dit-elle. « Je crois que j’ai ressenti un petit changement en dedans de moi qui m’a donné envie de changer certaines habitudes et de jeter un regard sur les difficultés que j’éprouvais. Bref, je pense que c’est arrivé assez naturellement à cause de la manière dont on change en vieillissant. »

L’évolution de son sentiment de respect de soi de Buckley a aussi eu un effet sur ses relations amoureuses. À titre d’exemple, dans la chanson « Everywhere I Used to Be », elle reconnaît mériter mieux lorsqu’elle chante « I have never spoken to anyone/The way that you speak to me » [librement : « Je n’ai jamais parlé à quiconque/De la façon dont tu me parles »]. Plus loin, durant le refrain, elle dit au revoir et s’en va, sachant que c’était la bonne chose à faire.

Elle reprend également la route sur « Driving Around », une pièce où elle chante le sentiment de liberté qu’elle ressent après avoir passé plusieurs jours enfermée avec sa copine queer parce que c’est trop dangereux pour elles de s’afficher en public. « Il y a tellement de gens qui doivent vivre en cachant une partie de qui ils sont », dit-elle. « Ils n’ont pas grandi dans un endroit où c’est permis d’être eux-mêmes et ils ne sentent pas en sécurité d’être eux-mêmes. Je me suis sentie comme ça presque toute ma vie. J’espère simplement que ces gens-là vont m’entendre quand je leur dis qu’il n’y a pas de presse et que le monde les attendra jusqu’à ce qu’ils soient prêts. »

Que ce soit pour fuir les problèmes ou pour les éviter, Buckley est toujours plus à l’aise lorsqu’elle conduit sur l’autoroute. « J’adore faire de la route », dit-elle. « C’est là où je préfère être. C’est là que je trouve la majorité de mon inspiration. »

Mariel Buckley, Shooting at the Moon

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Lorsqu’elle a la chance d’être chez elle, Mariel adore reprendre sa routine créative : elle se lève à 6 h et fait une longue marche avant de s’installer pour écrire pendant de nombreuses heures. « J’adore écrire quand je peux suivre un certain rythme. C’est un des meilleurs “feelings” au monde », confie-t-elle en ajoutant que c’est plutôt rare que ça arrive. « Ça arrive environ deux fois par an que je tombe dans ce “beat” – là. J’aime tellement cette sensation que tu ressens quand t’as quelque chose à dire et que ça sort tout seul. »

Malgré sa croissance personnelle et sa réussite professionnelle, Buckley se sent toujours marginale. « Je pense que c’est difficile de se débarrasser de ça », affirme-t-elle. « Même si j’aimerais me débarrasser de certains côtés négatifs, comme cette impression que le monde entier t’en veut, ça a aussi un côté très motivant et, au final, plutôt sain pour le genre d’art que je veux créer. »

Peu importe l’avenir apparemment radieux de Buckley, il est important qu’elle reste fidèle à cet éthos. « J’espère ne jamais perdre ce côté de moi », avoue-t-elle. « Je crois que c’est important d’être fidèle à soi-même et c’est important pour moi de raconter les histoires des gens sous-représentés. J’espère juste pouvoir continuer à faire ça, peu importe ce que les gens en diront. »



Pour souligner le Mois de l’histoire des Noirs en 2023, la SOCAN a demandé à plusieurs de ses membres Noirs d’écrire un texte sur le sujet de leur choix. Voici ce que l’auteure-compositrice-interprète R&B, hip-hop et reggae Haviah Mighty, lauréate du Prix Polaris et d’un JUNO, a à dire.

Je ne suis pas très friande d’autoproclamation, alors je vous préviens, je ne pense pas que je suis l’avenir du monde. Je dirais même que même si de grands pans de tout ça sont influencés par mon expérience en tant qu’artiste, pratiquement rien n’est inspiré de mes propres accomplissements historiques.

Mes réalisations parlent d’elles-mêmes – et j’en suis reconnaissante – mais ce qu’elles ont fait, dans ce contexte, c’est m’inclure dans des conversations et des lieux aux côtés de créatifs Noirs très performants, dont beaucoup viennent de Toronto… et il y en a beaucoup! Mes expériences m’ont permis de découvrir des entrepreneurs Noirs dans les domaines du cinéma, du maquillage, du conditionnement physique, de la cuisine, de la littérature, des peluches, de la création de mode et de la musique, évidemment!

Puis, à mesure de mes voyages, entrevues et occasions de réseauter au-delà de nos frontières se faisaient plus fréquents, j’ai commencé à remarquer que ces visages et ces initiatives voyageaient aussi : des artistes américains portant des vêtements ou vantant les mérites de produits de maquillage créés ici ou qui apprécient les aliments locaux – et pas seulement ceux des grandes entreprises – lorsqu’ils sont de passage à Toronto. J’ai vu, à grande ou petite échelle, l’augmentation de la présence de ces individus s’immiscer dans mes réseaux sociaux, à la télévision, lors d’événements ; ces espaces n’ont pas seulement un impact sur les Canadiens et sur l’expression artistique chez nous, ils sont ressentis internationalement, plus que jamais auparavant.

Alors, quel est l’impact sur le monde? Comment les créatifs de Toronto et de ses environs parviennent-ils à changer les choses dans des endroits où ils ne vivent pas? Ça dépend en partie de ce que le mot « impact » signifie pour vous. Nous vivons dans une société innovante et tournée vers l’avenir, mais qui opère également, dans de nombreux domaines, sur la base d’idées dépassées. Les artistes et créatifs d’ici ainsi que leurs pairs et leur fans, sont le mouvement culturel. Ils dictent e qui est branché, ce qui devient populaire, ce qui est aimé, adoré ou mis de côté. Ces choses se répandent, sont partagées et deviennent notre réalité. C’est ça l’impact. C’est la fondation de qui nous sommes.

Quand quelqu’un crée un mouvement d’empathie à l’échelle globale parce que la chanson, le film ou la photo qu’il ou elle a créé a obligé des millions de gens à réfléchir différemment ou à se soucier davantage d’un concept… C’est ça, avoir un impact.

Quand votre travail et votre créativité inspirent quelqu’un d’autre à suivre vos traces, peu importe où dans le monde… C’est ça, avoir un impact.

Quand ce que vous produisez génère de l’argent que vous pouvez ensuite utiliser pour aider ou financer d’autres personnes qui en ont besoin… C’est ça, avoir un impact.

Et quand vous partagez vos connaissances et vos compétences avec les autres, personne ne sait qui vous allez aider, éduquer et pousser positivement en cours de route.

Voici ma propre expérience : Je jongle parfois avec l’idée – contradictoire – que l’art ne sauve pas de vies, car des compétences plus tangibles être chirurgien et opérer des cœurs ou des cerveaux, c’est ce qui sauve réellement des vies. N’est-ce pas?

Peut-être, en supposant que seules les choses tangibles ont une valeur ou un impact sur nous. Mais ce n’est pas le cas si l’on tient compte de la manière dont l’entrepreneuriat Noir est intégré dans le divertissement à l’échelle mondiale – il est présent dans vos films et émissions de télévision, sur toutes les plateformes de diffusion en continu ; il est présent dans votre littérature et dans les publicités ; il est présent dans les sports, dans vos rues et à votre magasin du coin, et graffité dans la ruelle près de chez vous. Et même s’il n’influence pas directement tout ce à quoi vous êtes exposés, l’art que vous consommez ou les livres que vous lisez, ceux-ci ont fort probablement été influence par lui. C’est ainsi qu’on réalise que la question de savoir si la communauté créative Noire de Toronto a un impact global ne se pose même pas.

C’est une évidence.