Du 12 au 16 février 2023 se tenait la 36e édition de l’événement RIDEAU, le plus important rendez-vous francophone des arts de la scène en Amérique, dans la ville de Québec. La SOCAN y parrainait la scène du Théâtre du Petit-Champlain où étaient présentées trois vitrines musicales par soir. 

C’est donc 12 artistes qui ont pris d’assaut cette scène afin d’y présenter des prestations d’une vingtaine de minutes. La Scène SOCAN a accueilli, Chloé Sainte-Marie, Scott-Pien Picard, Juste Robert, Alex Pic, Veranda, Marco Ema, Gentiane, OURS, Noé Lira, Shaina Hayes, Govrache et Étienne Fletcher.  

Vous pouvez consulter notre résumé de l’événement RIDEAU ici.

 

 



« J’essaie d’être en vacances, mais ça marche pas du tout ! » lance Gayance au bout du fil, semblant quelque peu exténuée du feu roulant qu’elle vit depuis le début de son séjour au Brésil. « J’fais plein d’entrevues, y’a tellement d’affaires à faire ! »

Gayance

« Y’a tellement d’affaires à faire » : à elle seule, la phrase en dit long sur ce qui anime cette autrice-compositrice-interprète et productrice qui a grandi à Montréal. Pour en arriver à son tout premier album Mascarade, un efficace mélange de jazz, de house, de R&B et de broken beat, Aïsha Vertus en a brassé, des affaires.

Ses multiples vies professionnelles l’ont amenée, entre autres, à animer des capsules vidéo, à écrire des articles, à donner des conférences et des classes de maître de DJ, à opérer comme consultante musicale, comme commissaire d’exposition, réalisatrice de documentaire, curatrice de compilations hip-hop… Et tout ça, en voyageant un peu partout dans le monde et en s’installant dans quelques villes, à Bruxelles et Amsterdam – là où elle réside actuellement entre deux passages à Montréal.

Bref, le repos, même en vacances, ne semble pas être de mise pour l’artiste d’origine haïtienne. Mascarade, d’ailleurs, a été initié lors d’une escapade à Sainte-Adèle – une escapade sous forme de résidence d’artiste offerte par le Centre Phi, durant laquelle Gayance était surtout censée prendre ça relax. « Dans ma demande [pour obtenir la résidence auprès du Centre Phi], j’ai dit que j’avais besoin d’un endroit pour me reposer et pour expérimenter. Mais j’ai zéro chill. Je suis pas capable ! C’est très dur, rien faire […] Dans ma tête, je me compare et je me dis que, par exemple, pour me rendre à ce niveau-là, je dois produire sans cesse. J’en ai fait des burnouts ! » confie-t-elle.

Heureusement, lors de ce passage de deux semaines à Sainte-Adèle (durant lequel elle a fini par tomber malade en alternant trop souvent entre la piscine et le studio climatisé), Gayance a trouvé des trucs pour se calmer. « J’ai fait beaucoup de champis là-bas. Et mon amie est sound healer : elle utilise des cymbales tibétaines pour produire des fréquences qui aident à guérir l’esprit. J’ai fait de la méditation on and off avec elle pendant 24 heures. »

C’est peut-être ce qui fait de Mascarade un album plus tempéré, concis et uniforme que ce que pourrait laisser présager l’œuvre d’une artiste aux multiples talents aussi exubérante et hyperactive. Quelques années à peine après ses débuts comme productrice, qu’elle avait immortalisés sur son premier microalbum No Toning Down (en 2021), Gayance boucle une époque de sa vie avec ce premier long jeu officiel sous le label londonien Rhythm Section. Une époque qui s’est amorcée au début de la décennie 2010, quand l’artiste avait la jeune vingtaine.

« Quand t’as 20 ans, tu penses que t’es invincible. Tu penses que ta vie commence, mais elle commence pas vraiment. Tu apprends vraiment sur la personne que tu es, sur tes amitiés, sur ta carrière. J’ai une petite sœur de 13 ans ; bientôt elle va avoir 20 ans. C’est ma façon de lui raconter [mon parcours]. »

Gayance Video Still Mascarade

Cliquez sur l’image pour faire jouer la vidéo « Mascarade » de Gayance

Et c’est là, entre autres, que Mascarade tire son épingle du jeu face à la grande majorité des parutions électro ou dance : Gayance accorde une grande importance aux paroles, évitant les suites ennuyeuses d’appels à la danse. L’artiste montréalo-amstellodamoise et ses collaboratrices (Janette King, Judith Little D et Hua Li notamment) proposent des pièces signifiantes, basées sur des histoires vraies. Alors que Lord Have Mercy raconte le doux souvenir d’une romance charnelle, Nuna Mais traduit l’émotion vive d’une colère contre un ami proche. Moon Rising (10 Years), elle, évoque en peu de mots les ambitions interstellaires de Gayance. Saluant la mémoire du grand Jean-Jacques Dessalines, la chanson-titre célèbre les origines haïtiennes de Gayance et fustige au passage la suprématie blanche.

La poésie directe et profondément incarnée de Gayance se mêle parfaitement aux rythmes francs de l’album – des rythmes syncopés et nerveux, hérités du broken beat.

C’est en partageant son amour pour ce sous-genre de musique électronique né au Royaume-Uni dans les années 1990 que Gayance a connecté avec Émile Farley, bassiste d’expérience avec qui elle a travaillé de près sur Mascarade. À leurs côtés, on retrouve également David Ryshpan, claviériste, compositeur et DJ montréalais qui se spécialise dans les tonalités afro latin jazz.

Et pour guider tout ce beau monde dans la bonne direction, Gayance s’est remémoré le legs culturel et spirituel de son défunt grand-père, musicien qu’elle admire énormément. En plus d’être l’un des premiers à avoir introduit les congas dans l’église québécoise (à une époque où on associait beaucoup ce genre d’instruments aux rites vaudou), son grand-père lui a enseigné l’une des choses les plus importantes de sa vie.

« Il m’a dit que c’était important de connaître ses propres intentions. Je ne suis pas catholique, mais j’ai une certaine spiritualité. Et je sais que si je dis quelque chose [c’est possible que] cette chose-là arrive », nuance Gayance. « Quand je suis DJ, j’essaie de ramener les gens non seulement à la fête, mais aussi à leur esprit, à leurs intentions. »

Plus de dix ans après ses débuts dans l’underground montréalais, c’est donc avec les intentions plus claires que jamais que Gayance prend son envol.



Dans le cadre du Mois de l’histoire des Noirs, nous avons offert une carte blanche à la membre SOCAN Jenny Salgado, artiste multidisciplinaire québécoise d’origine haïtienne, auteure-compositrice-interprète qui œuvre également dans le domaine de la musique à l’image. Pionnière du rap québécois francophone avec la légendaire formation Muzion, elle a accepté l’invitation avec la plume engagée et poétique qu’on lui connait. 

 

« I have a dream… »
Je suis le Rêve. 

Quand le jour, ma mère récurait les chambres d’hôtel trashées par les touristes européens sur René-Lévesque
Que les lèvres serrées, dans chacune des chambres de son étage, elle laissait murmurer les mélodies de la radio
Ces mêmes murmures le soir venu, harmonisés sans profaner
Quand elle arrosait, frottait doucement leur peau fanée
Celle de nos aïeuls, enfouis dans ces hospices et dans ces hôpitaux.
Celle des Gran Moun qui marmonnent, la tête penchée vers le plancher… l’âme déjà en ascension
Qui ne se souviennent de presque rien, ni même d’eux-mêmes, de ce show qui “go on”…
Mais se rappellent, par coeur, de toutes nos chansons.

Ma mère m’a décrit chacun de leurs visages alors que le soleil se levait à travers leurs yeux…
Silence, suspension
Jamais trop tard, ni trop tôt.

 

Quand mon grand-père s’éteignait à Fort-Dimanche, dans le regard vitreux, grinçant des gardiens de la dictature…
Sur les murs, autant de noms que de ratures…
Arrière-plan : dans l’écho, carillonnent les trompettes de la Dessalinienne
Alors que les torses nus s’alignent, reconnaissent la mort et ne toisent même plus la haine.
Quand le soir de sa sortie… 
Banquet, fanfare ! Qu’il tonne, qu’il pleuve, célébration !…
Ma grand-mère revint seule 
et veuve à la maison.

 

La maison… 
Ensevelie, elle aussi. 
Toutes ces lourdes pierres, ce monument, ces fréquences pesantes… Il n’a fallu qu’un 12 janvier pour qu’elles soient toutes évaporées dans notre histoire, avec l’histoire…
Celle qui nous tait. Celle qui nous ment. Soupir, suspension…
Il était un dénouement…

 

Quand au clair de lune mon arrière-grand-mère, carguée dans sa dodine, regardait par le hublot de sa tite cabane en ne laissant que la fumée de sa pipe s’échapper de sa bouche…
Là, tout prêt, entre les riches et les niches, où se coudoient toutes les cases des domestiques les plus farouches
Et que le temps nous observait, impassible, en ne battant que sa mesure
En fredonnant sans inquiétude, sans secousse
Pas même un regard louche
Dans l’assurance d’un seul élan, sans fissure et sans fiction
En dictant sa partition
Nous laissant à nous, l’interprétation.

 

Quand ? Mais surtout, Qui ?
Qui parmi ceux inspirés avant moi ?
Quand ils rêvaient de ce futur, est-ce qu’ils rêvaient de moi ? 
Le Moi de l’Histoire des Noirs…

 

Il y a maintenant plus de 20 ans, quand j’ai été capable d’exister en tant que moi-même devant les autres, avec les autres, tous les autres, je me suis présentée en tant qu’auteure-compositrice-interprète. Artiste.
Je leur ai dit que je voulais faire de l’art et me raconter au futur moi aussi. 
Parce qu’on va arrêter de se mentir, y’a personne ici qui vit réellement au présent. Car dès lors qu’on agit, qu’on réplique, même pour harmoniser, c’est qu’on répond à ce qui est déjà passé. Et dès lors qu’on se tait, on entend ce qui fut… depuis toujours.
Y’a ceux qui rêvent du futur, d’expirer le passé et y’a ceux qui créent le futur, inspirant le passé. 

 

Et pour moi, c’est comme ça que je résume ce monde où je suis née.
Ce choix. Ces mots, cette musique. Cette voix.
Choisir ce que je veux dire quand je réponds au silence… 
Sachant très bien de quoi sont fabriqués les rêves qui expirent, qui soupirent, suspendus aux branches loopées sans cesse vers les racines, à en oublier l’origine.
Ces rêves qui collent à la peau, qui se résinent, qui se résignent à colmater les plaies d’une petite histoire qui a plu.
Le sachant très bien qu’il y a tellement d’artistes qui, simplement, ne rêvent plus…

 

Photo : Berekyah

Je le disais l’autre jour à cette enfant de 8 ans :  

  • Ah ouais ? Qui ne peuvent plus rêver ? Tu veux dire, dans les pays pauvres ? 
  • Dans les mondes pauvres ! 
  • Les mondes pauvres ? Mais c’est pas les pays qui font les mondes ? 
  • Ah non ma chérie. Ton monde, c’est tout ce que tu ressens, tout ce que tu crées quand les pays laissent s’évaporer leurs murs et te laissent aller puis revenir là où tu veux, quand tu veux. C’est le rêve ! 
  • Ahhh ! OK… Et qu’est-ce qu’ils créent alors, les artistes qui ne savent plus rêver ?  
  • Ils ne créent pas, ils répliquent. Ils dupliquent des murs. Des murs remplis de ratures. Pour fitter dans des p’tites cases. 
  • … Je ne veux pas devenir une artiste. Je veux être le rêve…  

 

 

 

Février 2023 :  

Bière froide, pizza, fritay…partout à travers le monde on attend tous le spectacle, la mi-temps où doit chanter l’une des plus belles femmes du monde. Une femme noire, enceinte, qui est supposé voler l’show du Super Bowl… Dans l’fond d’la pièce, les enfants jouent, ils crient dans un accent que je ne connais pas, totalement nouveau, rapiécé de mille et une provenances. Le temps s’arrête. De la pure musique… 
Mes boys me big up ; j’ai commencé l’année en chantant Les Yankees de Desjardins à la TV. Habitée comme un Hiver qui n’a jamais connu de frontières. Et le Soleil se leva. En créole…  

Je leur parle de ce projet sur lequel je bosse, sur l’histoire de la musique au Québec, où je raconte l’entrée en scène de la syncope jazz, du swing, de l’improvisation et du déhanchement dans le son comme dans les corps, des notes bleues dans le “story telling”, des freestyle du sous-terrain et des chemins de fer qui ont tant influencé ce que nous sommes aujourd’hui ! Comment on sonne aujourd’hui ! Comme les Tam Tam et les Afrobeats d’aujourd’hui. Qui s’insufflent dans ce qui se présente “musique urbaine” et qui trône dans l’indépendance de la musique québécoise aujourd’hui. Ça n’a pas encore été raconté. Archivé. Fossilisé. Soupirs, suspensions… C’est un honneur. Un devoir.  

Dans une coup’ de semaines, j’m’en vais choisir l’artiste révélation catégorie Hip Hop de l’année. Ce Hip Hop qui désormais n’est plus chanté que par les noirs ( tout l’monde rappe, tous les mondes rappent aujourd’hui ! ) et qui ne parle plus des noirs. Mais qui dérive de tous les flots, arbore tout le slang parlé par le quotidien des quartiers où rêvent les noirs qui créent aussi notre avenir, notre littérature… Autant de noms que de ratures. 

Avant d’embarquer dans ma prochaine trame sonore, qui sillonne ce cinéma qui nous raconte… et me rendre dans je ne sais quel pays représenter le Québec, je termine, invitée en tant que modèle de réussite”, ma tournée des écoles, où j’ai tellement appris du futur qui nous attend ! De ces jeunes qui souvent ne veulent plus devenir quoi que ce soit, ne veulent plus se définir dans des petites cases, même pas celle de l’artiste ! Qui ne rêvent que de se créer tels qu’ils se veulent et de devenir influents là où ils sont. 

J’ai remonté toute mon histoire avec eux pour les rejoindre là où ils m’avaient imaginée. Là où ils se reconnaissent. 
Ils ont entendu les murmures de ma mère, ces mélodies qu’on a toujours en tête 
Les prières de ma grand-mère, le soul qu’on ne peut pas renier
Les trompettes de la révolte, la force des mots, comme celle d’un regard projeté au-delà des parapets
Les tambours de la rébellion, le riddim qui lead tous les sons qu’on appelle, qu’on assemble, qui dupliquent le mouvement d’un seul choeur qui bat 
Les chants de la liberté, la raison d’être pour laquelle ce métier, je l’apprendrai à jamais 

Le silence de cette artiste de 8 ans avant qu’elle ne réponde :  

« … Je ne suis pas qu’une artiste. Je ne suis que le rêve. » 

Crée-moi, cré-moi pas, la musique, c’est dans l’sang. 

Merci à tous ceux qui m’ont rêvée avant moi.  

Et que je crée à mon tour.  

Drop the needle.  

Jenny Salgado alias J.Kyll