Du 12 au 16 février 2023 se tenait la 36e édition de l’événement RIDEAU, le plus important rendez-vous francophone des arts de la scène en Amérique, dans la ville de Québec. La SOCAN y parrainait la scène du Théâtre du Petit-Champlain où étaient présentées trois vitrines musicales par soir. 

C’est donc 12 artistes qui ont pris d’assaut cette scène afin d’y présenter des prestations d’une vingtaine de minutes. La Scène SOCAN a accueilli, Chloé Sainte-Marie, Scott-Pien Picard, Juste Robert, Alex Pic, Veranda, Marco Ema, Gentiane, OURS, Noé Lira, Shaina Hayes, Govrache et Étienne Fletcher.  

Vous pouvez consulter notre résumé de l’événement RIDEAU ici.

 

 



Pour souligner le Mois de l’histoire des Noirs en 2023, la SOCAN a demandé à plusieurs de ses membres noirs d’écrire un texte sur le sujet de leur choix. Parmi ceux que nous vous proposons est l’auteur-compositeur-interprète R&B et hip-hop TOBi.

« Histoire noire, avenir noir »

Quand j’ai prononcé ces mots pour la première fois l’an dernier, c’était dans un freestyle et ç’a marqué un changement de paradigme dans ma façon d’envisager le Mois de l’histoire des Noirs. Repenser d’anciens paradigmes dans un nouveau contexte fait partie de mon travail. Ce qui est intéressant dans le fait d’être un artiste noir, c’est que la couleur de notre peau fait partie d’un dialogue continu dans votre art. On peut choisir d’en parler ou pas, mais le sujet va toujours pointer le bout de son nez. Les gens vont remettre en question votre style de musique, votre accent, votre ton, vos cheveux, votre look, la validité de votre point de vue sur un certain sujet, ou votre manque de perspective. Être trop noir ou pas assez noir. Ces questions et critiques vont probablement croiser votre chemin et vous ne devez pas les laisser vous ébranler, car vous êtes une expression valide de ce que vous voulez être, tel que vous êtes.

La conversation sur la race va soit provoquer un malaise, soit guérir nos blessures, soit passer au-dessus de la tête de ceux qui n’ont rien à faire de sa valeur. Toutes ces issues se concrétisent devant nos yeux au quotidien dans des conversations en personne et en ligne. Certaines personnes pensent que nous évoluons en tant que société et que nous vivons dans un monde « post-racial », mais elles deviennent silencieuses lorsqu’on leur demande de décrire à quoi ressemble un tel monde.

Est-ce que cela inclut la reconstruction du quartier noir prospère de Greenwood à Tulsa, Oklahoma, qui a été incendié en 1921 par une foule blanche déchaînée? La réparation consisterait-elle à fournir aux descendants de ses résidents l’équivalent en ressources et en infrastructures, ajusté en dollars d’aujourd’hui?

Plus près de chez nous, au Canada, que se passerait-il avec les résidents d’Africville? C’était un village à prédominance noire qui a été négligé, méprisé et finalement détruit par la ville d’Halifax. Est-ce qu’un monde post-racial se traduit par une compensation ajustée à l’inflation pour les descendants de ses résidents? J’aimerais que plus de Canadiens connaissent cette histoire, car nous avons trop tendance à oublier les incidents qui se sont produits dans notre propre cour. Est-ce que l’inclusion de ces faits historiques dans les manuels d’histoire de nos enfants serait accueillie positivement ou avec rage et dissidence?

La plupart des gens pensent qu’un monde post-racial veut dire oublier le passé. Si le présent est la somme des actions du passé, comment peut-on prétendre imaginer un avenir meilleur sans solutions intentionnelles et concrètes?

En tant que musicien noir, je pense souvent au corps que je représente dans un paysage post-colonialiste. Avec un nom et une identité yoruba, je représente une tribu qui est représentée dans presque tous les coins du monde, soit en raison de l’esclavagisme ou, plus récemment, par la migration. Lorsque j’ai visité Cuba, il y a quelques années, j’ai été stupéfait de voir que le système spirituel et les divinités yoruba (les orishas), qui ont été mis à l’écart dans mon pays natal, le Nigéria, y sont célébrées avec respect et révérence. C’est un artefact du colonialisme qui importe peu pour 99 % du monde, mais il compte pour moi. C’est pour cette raison que l’art est important pour tous les enfants ou les enfants en chacun de nous qui se sont sentis sous-représentés à un moment ou un autre de sa vie. Notre existence même est un acte de résistance. Je vais même en rajouter une couche : mon nom – TOBi – signifie « Grand » en langue yoruba et n’est pas un raccourci pour Tobias, ni n’est en aucune façon associé au nom Toby imposé au personnage Kunta Kinte dans le film Roots.

Être un musicien noir veut dire être conscient de l’impact de votre art sur votre auditoire, votre propre perception de soi et sur votre communauté. Ça signifie qu’un jeune va vous prendre comme modèle simplement parce que vous êtes représentatif visuellement. Cela signifie rester ferme dans sa peau, car la négritude n’est pas un monolithe et les expériences qui la composent sont aussi vastes et illimitées que l’univers lui-même. Même à l’intérieur d’une personne se trouvent des multitudes. Être un musicien noir signifie transmettre l’héritage de la musique noire dans votre art. Et parce que la musique a toujours été un espace d’expression de la culture et de l’identité, il est presque impossible pour un artiste noir de ne pas s’impliquer – consciemment ou inconsciemment – dans l’aspect sociopolitique de la musique. C’est vrai que ce soit dans un espace comme le hip-hop, le R&B ou le reggae où la représentation des noirs est historiquement plus grande, ou dans le monde de la pop, où elle ne l’est pas. Il est plus facile pour un artiste noir de se fondre dans un genre qui, historiquement, compte des artistes qui lui ressemblent, afin de ne pas se sentir marginalisé, mais cela signifie également de se tailler une place unique afin de ne pas être confondu avec d’autres par le grand public. À l’inverse, être un artiste noir dans l’univers de la pop, du folk ou du country peut provoquer un syndrome de l’imposteur ou des conversations de pure forme, comme j’en ai entendu venant de mes pairs.

Où s’en vont les avenirs noirs? C’est effrayant de constater que nous vivons à une époque où les théories les plus marginales trouvent un terreau fertile dans les coins les plus sombres d’Internet. Une époque où le nombre de négationnistes de l’Holocauste et d’antisémites est en hausse. Une époque où la théorie critique de la race dans les programmes scolaires est contestée comme étant fausse. Je crois qu’il est plus important que jamais que notre société rouvre le dialogue afin d’estomper la fragmentation de la pensée et bâtir des ponts avec des artistes noirs issus de cultures dont nous avons peut-être une compréhension limitée. Le présent ne serait pas aussi beau qu’il l’est sans les contributions des artistes noirs et l’avenir dépend du soutien apporté à ces artistes au moment présent. L’avenir que nous voulons pour nos enfants est un avenir que nous façonnons ensemble et maintenant.

 



Dans le cadre du Mois de l’histoire des Noirs, nous avons offert une carte blanche à la membre SOCAN Jenny Salgado, artiste multidisciplinaire québécoise d’origine haïtienne, auteure-compositrice-interprète qui œuvre également dans le domaine de la musique à l’image. Pionnière du rap québécois francophone avec la légendaire formation Muzion, elle a accepté l’invitation avec la plume engagée et poétique qu’on lui connait. 

 

« I have a dream… »
Je suis le Rêve. 

Quand le jour, ma mère récurait les chambres d’hôtel trashées par les touristes européens sur René-Lévesque
Que les lèvres serrées, dans chacune des chambres de son étage, elle laissait murmurer les mélodies de la radio
Ces mêmes murmures le soir venu, harmonisés sans profaner
Quand elle arrosait, frottait doucement leur peau fanée
Celle de nos aïeuls, enfouis dans ces hospices et dans ces hôpitaux.
Celle des Gran Moun qui marmonnent, la tête penchée vers le plancher… l’âme déjà en ascension
Qui ne se souviennent de presque rien, ni même d’eux-mêmes, de ce show qui “go on”…
Mais se rappellent, par coeur, de toutes nos chansons.

Ma mère m’a décrit chacun de leurs visages alors que le soleil se levait à travers leurs yeux…
Silence, suspension
Jamais trop tard, ni trop tôt.

 

Quand mon grand-père s’éteignait à Fort-Dimanche, dans le regard vitreux, grinçant des gardiens de la dictature…
Sur les murs, autant de noms que de ratures…
Arrière-plan : dans l’écho, carillonnent les trompettes de la Dessalinienne
Alors que les torses nus s’alignent, reconnaissent la mort et ne toisent même plus la haine.
Quand le soir de sa sortie… 
Banquet, fanfare ! Qu’il tonne, qu’il pleuve, célébration !…
Ma grand-mère revint seule 
et veuve à la maison.

 

La maison… 
Ensevelie, elle aussi. 
Toutes ces lourdes pierres, ce monument, ces fréquences pesantes… Il n’a fallu qu’un 12 janvier pour qu’elles soient toutes évaporées dans notre histoire, avec l’histoire…
Celle qui nous tait. Celle qui nous ment. Soupir, suspension…
Il était un dénouement…

 

Quand au clair de lune mon arrière-grand-mère, carguée dans sa dodine, regardait par le hublot de sa tite cabane en ne laissant que la fumée de sa pipe s’échapper de sa bouche…
Là, tout prêt, entre les riches et les niches, où se coudoient toutes les cases des domestiques les plus farouches
Et que le temps nous observait, impassible, en ne battant que sa mesure
En fredonnant sans inquiétude, sans secousse
Pas même un regard louche
Dans l’assurance d’un seul élan, sans fissure et sans fiction
En dictant sa partition
Nous laissant à nous, l’interprétation.

 

Quand ? Mais surtout, Qui ?
Qui parmi ceux inspirés avant moi ?
Quand ils rêvaient de ce futur, est-ce qu’ils rêvaient de moi ? 
Le Moi de l’Histoire des Noirs…

 

Il y a maintenant plus de 20 ans, quand j’ai été capable d’exister en tant que moi-même devant les autres, avec les autres, tous les autres, je me suis présentée en tant qu’auteure-compositrice-interprète. Artiste.
Je leur ai dit que je voulais faire de l’art et me raconter au futur moi aussi. 
Parce qu’on va arrêter de se mentir, y’a personne ici qui vit réellement au présent. Car dès lors qu’on agit, qu’on réplique, même pour harmoniser, c’est qu’on répond à ce qui est déjà passé. Et dès lors qu’on se tait, on entend ce qui fut… depuis toujours.
Y’a ceux qui rêvent du futur, d’expirer le passé et y’a ceux qui créent le futur, inspirant le passé. 

 

Et pour moi, c’est comme ça que je résume ce monde où je suis née.
Ce choix. Ces mots, cette musique. Cette voix.
Choisir ce que je veux dire quand je réponds au silence… 
Sachant très bien de quoi sont fabriqués les rêves qui expirent, qui soupirent, suspendus aux branches loopées sans cesse vers les racines, à en oublier l’origine.
Ces rêves qui collent à la peau, qui se résinent, qui se résignent à colmater les plaies d’une petite histoire qui a plu.
Le sachant très bien qu’il y a tellement d’artistes qui, simplement, ne rêvent plus…

 

Photo : Berekyah

Je le disais l’autre jour à cette enfant de 8 ans :  

  • Ah ouais ? Qui ne peuvent plus rêver ? Tu veux dire, dans les pays pauvres ? 
  • Dans les mondes pauvres ! 
  • Les mondes pauvres ? Mais c’est pas les pays qui font les mondes ? 
  • Ah non ma chérie. Ton monde, c’est tout ce que tu ressens, tout ce que tu crées quand les pays laissent s’évaporer leurs murs et te laissent aller puis revenir là où tu veux, quand tu veux. C’est le rêve ! 
  • Ahhh ! OK… Et qu’est-ce qu’ils créent alors, les artistes qui ne savent plus rêver ?  
  • Ils ne créent pas, ils répliquent. Ils dupliquent des murs. Des murs remplis de ratures. Pour fitter dans des p’tites cases. 
  • … Je ne veux pas devenir une artiste. Je veux être le rêve…  

 

 

 

Février 2023 :  

Bière froide, pizza, fritay…partout à travers le monde on attend tous le spectacle, la mi-temps où doit chanter l’une des plus belles femmes du monde. Une femme noire, enceinte, qui est supposé voler l’show du Super Bowl… Dans l’fond d’la pièce, les enfants jouent, ils crient dans un accent que je ne connais pas, totalement nouveau, rapiécé de mille et une provenances. Le temps s’arrête. De la pure musique… 
Mes boys me big up ; j’ai commencé l’année en chantant Les Yankees de Desjardins à la TV. Habitée comme un Hiver qui n’a jamais connu de frontières. Et le Soleil se leva. En créole…  

Je leur parle de ce projet sur lequel je bosse, sur l’histoire de la musique au Québec, où je raconte l’entrée en scène de la syncope jazz, du swing, de l’improvisation et du déhanchement dans le son comme dans les corps, des notes bleues dans le “story telling”, des freestyle du sous-terrain et des chemins de fer qui ont tant influencé ce que nous sommes aujourd’hui ! Comment on sonne aujourd’hui ! Comme les Tam Tam et les Afrobeats d’aujourd’hui. Qui s’insufflent dans ce qui se présente “musique urbaine” et qui trône dans l’indépendance de la musique québécoise aujourd’hui. Ça n’a pas encore été raconté. Archivé. Fossilisé. Soupirs, suspensions… C’est un honneur. Un devoir.  

Dans une coup’ de semaines, j’m’en vais choisir l’artiste révélation catégorie Hip Hop de l’année. Ce Hip Hop qui désormais n’est plus chanté que par les noirs ( tout l’monde rappe, tous les mondes rappent aujourd’hui ! ) et qui ne parle plus des noirs. Mais qui dérive de tous les flots, arbore tout le slang parlé par le quotidien des quartiers où rêvent les noirs qui créent aussi notre avenir, notre littérature… Autant de noms que de ratures. 

Avant d’embarquer dans ma prochaine trame sonore, qui sillonne ce cinéma qui nous raconte… et me rendre dans je ne sais quel pays représenter le Québec, je termine, invitée en tant que modèle de réussite”, ma tournée des écoles, où j’ai tellement appris du futur qui nous attend ! De ces jeunes qui souvent ne veulent plus devenir quoi que ce soit, ne veulent plus se définir dans des petites cases, même pas celle de l’artiste ! Qui ne rêvent que de se créer tels qu’ils se veulent et de devenir influents là où ils sont. 

J’ai remonté toute mon histoire avec eux pour les rejoindre là où ils m’avaient imaginée. Là où ils se reconnaissent. 
Ils ont entendu les murmures de ma mère, ces mélodies qu’on a toujours en tête 
Les prières de ma grand-mère, le soul qu’on ne peut pas renier
Les trompettes de la révolte, la force des mots, comme celle d’un regard projeté au-delà des parapets
Les tambours de la rébellion, le riddim qui lead tous les sons qu’on appelle, qu’on assemble, qui dupliquent le mouvement d’un seul choeur qui bat 
Les chants de la liberté, la raison d’être pour laquelle ce métier, je l’apprendrai à jamais 

Le silence de cette artiste de 8 ans avant qu’elle ne réponde :  

« … Je ne suis pas qu’une artiste. Je ne suis que le rêve. » 

Crée-moi, cré-moi pas, la musique, c’est dans l’sang. 

Merci à tous ceux qui m’ont rêvée avant moi.  

Et que je crée à mon tour.  

Drop the needle.  

Jenny Salgado alias J.Kyll