Installé dans le « bunker » qu’est le sous-sol où se trouve le quartier général de Public Records, dans le secteur Parkdale de Toronto, Gavin Sheppard discute d’infrastructures urbaines. Plus précisément, il parle de l’infrastructure de la musique urbaine. Bien que Toronto soit, année après année, fière de ses artistes hip-hop et R&B qui trônent au sommet de tous les palmarès du monde, reçoivent des prix de toutes sortes et soient en tête d’affiche des plus grands festivals, leur succès propulsé par Internet est venu malgré le manque criant, et historique, de financement de la musique urbaine par l’industrie.

« Pendant longtemps, l’argument était que la musique urbaine est un petit marché, mais aujourd’hui, tout le monde sait que c’est indéniablement le plus gros marché au pays et au monde », explique Sheppard. « Il y a une discussion plus large en ce moment au sujet de l’incapacité du Canada à admettre à quel point nous sommes racistes. Ça ne signifie pas que chaque individu est raciste — c’est pour cela que l’on appelle ça du racisme institutionnalisé. N’empêche, le premier représentant A&R noir a été embauché en 2005. Ça n’a aucun sens. »

Sheppard souligne que pendant des années, la musique urbaine canadienne n’avait droit qu’à du « marketing de rue », jusqu’à ce que Universal finisse par créer une division spécifique. Selon lui, il y a toujours un « manque d’infrastructures au niveau des labels, un manque de gens capables de reconnaître le talent dès ses premiers pas afin de le développer, de le mettre en marché et de le promouvoir. » Il mentionne également le très petit nombre de personnes de couleur qui sont agents de spectacles, promoteurs de clubs ou imprésarios. « Je ne veux aucunement manquer de respect aux quelques personnes qui occupent de tels postes — mais à l’échelle institutionnelle, c’est pratiquement inexistant. »

Et toute sa carrière, Sheppard a fait de son mieux pour changer cela.

Il est dans le domaine de la musique depuis deux décennies — d’abord comme créateur de mixtapes à l’école secondaire, puis comme imprésario pour des amis, incluant le rappeur torontois Rochester — ainsi que dans le domaine du développement communautaire depuis presque aussi longtemps. En 2000, il a cofondé un programme pour les jeunes axé sur le hip-hop baptisé Inner City Visions qui, a ses débuts proposait, dans un centre communautaire, du break dancing, des combats de MC et des leçons de DJing avant d’ajouter un accès gratuit à un studio d’enregistrement qui a attiré des tonnes de jeunes artistes qui n’avaient pas les moyens de se payer du temps en studio.

Pilla B

Pilla B

Dans la foulée de l’Année du fusil, en 2005, ce projet populaire a reçu du financement est s’est transformé en ce qui est devenu le projet Remix Project de renommée internationale et qui favorise l’apport d’opportunités commerciales axées sur la musique urbaine dans les communautés plus marginalisées de Toronto. Grâce à son slogan « get money, make change » (librement, faire de l’argent et apporter du changement), cet incubateur sans but lucratif a favorisé l’émergence de talents comme Jessie Reyez, pour qui Sheppard agit toujours comme consultant, la jeune prodige du beat-making, WondaGurl, ainsi que le rappeur et « producer » primé aux JUNOs, Rich Kidd.

« Il y a environ un an, je songeais à mes prochaines étapes étant donné que je ne peux plus être considéré comme un jeune », dit Sheppard en soulignant que Remix se targue d’être une initiative menée par des jeunes. « Je veux continuer d’avoir un impact, continuer d’être impliqué dans la musique et la culture. Je voulais complémenter le travail que nous avons déjà accompli en y ajoutant une infrastructure qui nous permet d’être une autre porte de sortie pour des jeunes qui veulent changer de scénario et faire de la musique un métier. »

Ainsi, Public Records a vu le jour le printemps dernier grâce à un partenariat avec Universal Music Canada afin de répondre très spécifiquement à ces lacunes de l’industrie et de développer de nouveaux talents urbains. La première parution du label fut l’album de Pilla B intitulé 1 Year to The Day et réalisé par Harley Arsenault avec la participation, en tant que producteur exécutif, de Noah « 40 » Shebib, son premier projet hors de l’écurie OVO. Le titre fait référence à la date de parution de l’album, un an après que Pilla B ait été la cible de coups de feu et que son meilleur ami et collaborateur musical Yung Dubz perde la vie.

« Ça traite d’un événement vraiment traumatisant et décrit ses perspectives ainsi que son état mental et émotionnel », explique Sheppard. « Le contenu est cru, mais c’est également le point de départ d’une nouvelle réalité, pas seulement pour lui, mais pour sa famille et ses proches. L’une des choses les plus importantes lorsque l’on doit composer avec un traumatisme, c’est d’être capable d’en parler et d’en parler de manière saine, et ça veut parfois dire de pouvoir exprimer des trucs qui semblent étranges, pourvu qu’on s’en vide le cœur. »

Surauchie

Surauchie

Public Records a également mis sous contrat une jeune auteure-compositrice-interprète R&B très charismatique du nom de Surauchie, du secteur North York de Toronto et qui, selon Sheppard, « représente avec une grande exactitude l’espace mental d’une majorité de jeunes, elle est vraiment “maintenant”. » La première artiste non torontoise qu’ils ont mise sous contrat se nomme Tiara Thomas, d’Indianapolis, une chanteuse qui s’est d’abord fait remarquer en collaborant au « hit » « bad » de Wale en 2013, et le label a l’intention de continuer à recherche de nouveaux talents hors de Toronto.

Public Records souhaite trouver et développer des artistes « émergents de classe mondiale » à la recherche d’opportunités. Mais Sheppard affirme qu’il ne cherche pas à les ligoter dans des contrats à long terme et des options comme le feraient les « majors ». Ce qu’il veut, c’est plutôt d’agir comme tremplin afin de les faire passer à un niveau supérieur. C’est à cette étape qu’ils pourront choisir de demeurer sur le label, signer directement avec Universal ou un autre « major », ou encore se lancer de manière totalement indépendante et tirer profit de partenariats corporatifs.

« Nous sommes un label organisé pour être le tremplin vers une carrière internationale », dit-il. « Donc on demeure fidèles à notre slogan : faire de l’argent et apporter du changement. »