La nouvelle a eu l’effet d’une bombe. Le 24 mai 2016, nous apprenions que Gord Downie, le chanteur et parolier du groupe The Tragically Hip, était atteint d’un cancer du cerveau incurable. Il est mort le 17 octobre 2017 à l’âge de 53 ans, et le pays en entier a pleuré son départ. Les larmes versées auraient suffi à remplir un sixième Grand Lac, immense et profond.

L’impact de la musique des Tragically Hip sur les Canadiens est tout aussi immense et profond que ce Grand Lac des Larmes — appelons-le le Lac Rymal : neuf albums #1, sept simples #1, 13 simples dans le Top 10 et 16 Prix JUNO. La télédiffusion du dernier concert dans la ville natale du groupe, Kingston, pour la tournée Man Machine Poem, le 20 août 2016, qui sera sans doute leur tournée d’adieu, a été vue par 11 millions de Canadiens, près du tiers de la population du pays.

Ce soir-là, j’étais parmi la foule au Legendary Horseshoe Tavern de Toronto, et tous les yeux étaient rivés sur les télés de l’établissement durant ce concert d’adieu. Lorsque les dernières notes du groupe ont cessé de résonner et que les membres du groupe ont salué la foule, Gord Downie est demeuré seul sur scène afin de faire ses adieux. À quelques pas de moi, à ma droite, une femme se couvrait la bouche de sa main, les yeux pleins d’eau. Elle n’était pas la seule. D’un bout à l’autre du pays, nous nagions tous dans ce Lac Rymal.

The Tragically Hip, avec Gord Downie comme poète en résidence, ont écrit des chansons qui provenaient tout droit de l’âme même de notre nation. Comment ? En suivant un vieil adage : écris ce que tu sais, écris qui tu es. Ce faisant, bon nombre de leurs chansons ne sont devenues rien de moins que des icônes culturelles arborant le sceau d’approbation que représente le fait de les entendre chanter autour d’un feu de camp. « Bobcaygeon », « Wheat Kings », « 38 Years Old », « At the Hundredth Meridian », « Ahead by a Century », « Fifty-Mission Cap », « New Orleans is Sinking », et j’en passe.

Les meilleures chansons créent des liens. Elles nous rassurent que nous ne sommes pas seuls dans les hauts et les bas de la vie. La musique de Gord Downie et des Hip crée des liens à l’intérieur même de nous, non seulement en tant qu’être humains, mais également en tant que Canadiens. Évitant le chauvinisme ou le patriotisme à outrance, elles racontent des histoires qui parlent de nous et des lieux où nous vivons – joyeuses et douloureuses, épiques et ésotériques, magnifique comme des montagnes majestueuses et bizarres comme tant de petites villes et leurs idiosyncrasies.

Même si les paroles de Downie étaient souvent paraboliques et cryptiques, elles nous transportaient toujours ailleurs. Nous voilà enfermés dans le coffre d’une voiture. Nous voilà tombant d’une chute d’eau dans un baril. Nous voilà encore dans un club, observant une danseuse nue s’effondrer dans une quinte de toux avant d’assister aux confessions du survivant d’une catastrophe nautique. Les chansons des Tragically Hip nous font vivre des perspectives fascinantes et extraordinaires.

Les mots de Downie prenaient souvent un certain type d’expérience — viscérales et furtives — avant de les raconter avec un aplomb poétique. Cracher du haut d’un pont, juste pour avoir une idée de la distance (« Cordelia ») ou cette « dangereuse attirance » que nous ressentons lorsque nous regardons au-delà du bord d’un précipice. Elles savaient également être intelligemment poignantes « Well, she was nineteen seventy/Burning like a cigarette long season » (NDT, nous ne tenterons même pas ici de traduire librement afin de ne pas causer d’injustice à la poésie de ces mots). Que dire d’une des chansons les plus aimées du groupe, « Ahead by a Century », où les paroles de Downie s’amusent avec le temps et les accords de verbes de manière presque cubiste, passé, présent et futur se juxtaposant comme des images sur de minces feuilles de papier ciré.

La poésie est une manière de voir. Il est évident, à la lumière de son écriture, et même sa manière de parler, que Downie voyait le monde à travers des yeux de poète. D’ailleurs, outre l’écriture de chansons, Downie était également, cela va de soi, un poète qui a publié un recueil de poèmes qui a atteint le statut de best seller, Coke Machine Glow, en 2001.

Lors d’un passage sur les ondes de l’émission Q à la CBC, il avait dit : « ce qui m’intéresse, c’est la façon dont les mots me font sentir, et de tenter de les capter d’une certaine manière, sans trop d’intervention, sans laisser mon intellect diminuer leur puissance évocatrice. » C’est ainsi que même quand ses paroles étaient énigmatiques, elles avaient tout de même une charge émotive. Le langage, l’imaginaire — peu importe ce que ça signifie — nous parlait.

« La musique unit les gens. Mon rôle, peu importe ce que je fais, est d’aider les gens à se rapprocher. » — Gord Downie en entrevue avec The Winnipeg Free Press, le 31 mai 2016

Les dernières années de sa vie, alors qu’il savait que son temps dans ce monde tirait à sa fin, Gord Downie a choisi de les consacrer à la musique. Mais c’est la nature des projets musicaux qu’il a choisi d’entreprendre qui donne la pleine mesure de l’homme.

Lorsque le soleil s’est levé au lendemain du dernier concert des Hip à Kingston, il a entrepris son travail sur le projet Secret Path, un projet qui comprenait un album, une bande dessinée (en compagnie de Jeff Lemire) et un film portant tous sur l’histoire vécue d’un garçon ojibwé de 12 ans nommé Chanie Wenjack qui est mort de froid en tentant de rentrer chez lui a pied après avoir fui les mauvais traitements qu’il subissait dans un pensionnat du nord de l’Ontario en 1966. Downie a créé des musiques qui racontent la douleur qu’ont vécue nos frères et sœurs des Premières nations dans le système des pensionnats ; son travail, sa musique, au service de la réconciliation.

Son dernier projet, complété avant sa mort et lancé de manière posthume en octobre, s’intitulait Introduce Yerself, un recueil de chansons sur des personnes spécifiques qui comptaient pour lui. Downie, une fois de plus, rendait hommage aux liens et à l’amour qui faisaient partie de sa vie.

« La musique est un point de ralliement populaire — son essence profonde permet aux gens d’entrer en contact avec ce qu’il y a de mieux en eux et de donner une voix à l’amour qu’ils ont dans leur cœur. » — Gord Downie, en entrevue avec Bullfrog Power

À son meilleur, c’est ce que la musique accomplit : elle crée des liens, recalibre et réconcilie. Elle nous transporte — littéralement. Elle nous transpose d’un endroit, une pensée, une émotion, une perspective, à une autre. Elle nous rapproche d’une version améliorée de nous-mêmes, de notre personnalité la plus humaine et sensible, même si ce n’est que le temps d’une chanson. C’est alors à nous d’intégrer cette émotion, de la préserver et de la partager. C’est un autre genre de réconciliation : réconcilier qui nous sommes au quotidien avec cette version améliorée de nous que nous révèlent les chansons et l’art, cultiver ce que nous avons de meilleur et l’incorporer de plus en plus à notre vie quotidienne.

Gord, ta musique fait partie de nous. Tu fais partie de nous. Tes chansons nous permettent de célébrer nos meilleurs moments et d’accepter nos pires. Nous continuerons de chanter tes mots et de danser cette folle danse avec toi à travers les mystères de ce que nous représentons les uns pour les autres, et nous le ferons ensemble, parce que ta musique nous rapproche et nous aide à nous réconcilier qui nous souhaitons être et qui nous sommes.