Pour la majorité des mélomanes, elle sera toujours J.Kyll, cofondatrice de Muzion, pionnière du rap québécois et l’une des plumes les plus pertinentes à avoir émergé de cette scène. En près de dix ans cependant, Jenny Salgado s’est aussi fait un nom pour elle-même dans le domaine de la composition de musiques à l’image et à la scène – sa trame musicale du long-métrage Scratch (de Sébastien Godron, 2015) lui a valu une nomination au Gala du cinéma québécois et deux prix, au Canadian Screen Award à Toronto et au Chicago International Movies + Music Festival. Réflexions sur son travail, sur les différences entre la musique pour le cinéma et le théâtre et sur la malédiction des « temp tracks ».
Jenny Salgado assure que de rappeuse à compositrice de musique à l’image, il n’y avait qu’un pas à franchir dans une direction qu’elle-même avait tracée depuis la fondation de Muzion : « Au départ, je faisais déjà toute la production pour Muzion, rappelle-t-elle. Je dirais même que la musique est arrivée dans ma vie avant les mots et la littérature; mon élan vers le rap est venu autant du texte que du beatmaking alors, peut-être que certains voient le travail de compositrice comme une seconde corde à mon arc [de rappeuse], mais en vérité, ces cordes se sont posées en même temps sur l’arc. »
L’occasion a tout de même fait la larronne, reconnaît-elle : « Un peu comme tout ce que je fais dans ma carrière, c’est comme si des pavés se posaient devant mes pas; je ne fais que marcher dessus », dit-elle en se rappelant du coup de fil de la documentariste Nicole Giguère, qui fut la première à lui proposer d’écrire une musique originale pour son film On me prend pour une Chinoise! (2011), qui traite de l’adoption internationale.
« Elle m’a demandé quelque chose d’assez audacieux, soit de mélanger la musique urbaine, le hip-hop, à la musique chinoise, explique Jenny Salgado. Elle m’a forcée à plonger dans un univers très différent de ce que connaissais, et j’ai relevé le défi. Ça a été un point tournant, alors que pour Scratch, on m’a ramené dans ma zone de confort puisque je composais à partir de mes racines, le hip-hop, la musique de la rue. Dans ce film, la musique avait un rôle prédominant, presque un personnage en soi. Ma musique a été bien accueillie et je crois que c’est à ce moment-là que, dans l’industrie, une lumière s’est allumée : il se passe quelque chose avec cette fille… »
Quiconque connaît J.Kyll sait d’abord qu’elle n’a pas la langue dans sa poche. La femme de tête met aujourd’hui tout son talent au service de la vision d’un réalisateur au cinéma ou d’un metteur en scène (l’automne dernier, Christian Fortin a demandé à la compositrice une trame sonore pour sa production de King Dave, présentée au Théâtre Jean Duceppe). Le travail exige aussi du compositeur de musique à l’image un talent d’équilibriste, concède la musicienne : d’un côté la commande du réalisateur, de l’autre la singularité du travail de la compositrice. La nécessité d’être polyvalente, de s’adapter à la vision du cinéaste, tout en trouvant le moyen d’apposer sa propre signature à la trame sonore.
« Y’a une zone entre les deux où il faut savoir se retrouver, explique Jenny Salgado. J’imagine qu’une des raisons pour lesquelles les gens me soumettent des projets, c’est ma capacité à pouvoir aborder la proposition en me l’accaparant un peu. Servir une œuvre – un film, une pièce de théâtre – qui n’est pas moi, qui n’est pas de moi, qui n’est pas ma parole, mon propos ou ma vision, la servir entièrement, tout en y trouvant quelque chose de créatif sur le plan personnel et proposer ma propre ligne éditoriale. J’ai été capable jusqu’ici à le faire à chaque projet, mais c’est un défi, à chaque fois, de savoir placer son mot. C’est aussi ça le trip, trouver comment s’insérer dans la vision d’un autre. »
Elle note également une grande différence entre la composition musicale pour le cinéma et pour le théâtre : « Quand tu reçois les images d’un film [pour lequel elle compose], tout est placé dans un timecode [minutage] t’indiquant précisément où la musique est prévue; au théâtre, c’est vivant, l’œuvre bouge à chaque représentation. Il faut donc être capable de créer une musique assez malléable pour suivre le contenu. Ça prend quelque chose qui se tient, mais accompagne la fluidité des mots, ou des corps pour la danse – j’aime beaucoup composer la musique pour les corps. Ça m’aide dans mon travail d’avoir donné des concerts [avec Muzion] et prévu le déroulement d’un spectacle, avec des moments réfléchis pour faire réagir la foule de telle manière. J’essaie d’amener ça dans mon travail de composition pour le cinéma ou la scène. »
Ce qui, dans le cas du cinéma, soulève la question des attentes liées à ces premiers montages, souvent faits avec des musiques de références – des œuvres déjà enregistrées, souvent connues, qui indiquent en musique une intention, une émotion, illustrée à l’image. « Les fameuses temp tracks!, souffle la compositrice. On m’en a proposé parfois au théâtre aussi… Ça fait partie des obstacles qu’il faut contourner. Le danger avec ça, c’est ce qu’on appelait avant la « démophobie » : le fait que des musiciens s’habituent au son d’une version démo d’une chanson et soient insatisfaits de la version propre et mixée. »
« C’est un peu le même problème avec les « temp tracks »; elles s’imprègnent dans le cerveau de l’équipe de tournage. Lorsque tout le monde est habitué de voir ces images avec telle chanson, il faut alors réussir à composer une pièce qui réussira à détrôner l’originale. Le truc, c’est de parvenir à aller chercher dans la composition originale l’émotion la plus juste, la mieux adaptée à la scène, mieux encore que le fait la chanson de référence. C’est toujours un défi, mais ça fait partie du jeu! »