Comme deux ados, Jonathan Dauphinais et Steve Dumas peuvent passer des heures à discuter de la musique des années 1990 et à s’imaginer – exemple parmi tant d’autres – ce que Weezer serait devenu si la bassiste Matt Sharp n’avait pas quitté le groupe en février 1998.

Jonathan sourit, puis s’adresse à son ami: « Tu te souviens-tu, quand on est allé parler à Matt Sharp après le show des Rentals ? » C’était en mai 2015, au Théâtre Fairmount, à Montréal. « Tu lui avais dit, en parlant de moi, quelque chose comme : « This guy, he’s one of the best bass player in North America. » J’étais tellement gêné. »

À l’évidence, malgré la prospérité de leur carrière respective, Steve Dumas (généralement connu sous son seul patronyme) et Jonathan Dauphinais (qui a collaboré avec Beast, Ariane Moffatt, Milk & Bone, et qui crée de la musique électro sous le pseudo Hoodies at Night) sont d’abord et avant tout des mélomanes.

AXLAUSTADEC’est dans cet esprit qu’ils devaient se rendre pour les quarante ans de Jo enregistrer au Electric Studio de Chicago, le quartier général de Steve Albini (notamment réalisateur d’In Utero de Nirvana), parmi les plus influents architectes du son des quatre-vingt-dix. Cette authentique légende vivante préconise une vision du travail en studio plutôt radicale, aux antipodes d’un monde où toutes les retouches sont désormais permises, et serait aussi très ouvert à recevoir à peu près qui que ce soit chez lui.

« Si on se partait un band avec un tuba, un trombone et un gars qui danse la claquette, et qu’on était game d’aller recorder là-bas, sur tape, il nous recevrait », explique Jonathan au sujet d’Albini. « Un courriel et tu bookes la session, ce n’est pas dispendieux. Il met sa chienne, il place les micros et il appuie sur record. Il veut juste que les gens fassent le plus de bruit possible et repartent avec la bobine. »

Pendant plusieurs mois, Dumas, Dauphinais et le batteur Francis Mineau (Malajube) préparent donc leur visite en Illinois dans leur local de répétition, où ils improvisent longtemps, pour ensuite ponctionner à ces jams ce qu’ils ont de meilleur, matière première à partir de laquelle ils élaborent le répertoire instrumental qu’ils devaient immortaliser en quelques jours chez Albini, à partir du 19 mars 2020. Une visite qui n’aura jamais lieu, pour les raisons virales que vous savez.

En entendant un enregistrement maison de ces pièces, le cinéaste Louis-Philippe Eno (proche collaborateur de Dumas) convainc le trio d’en faire un album malgré tout, même sans Albini. C’est d’ailleurs une photo signée Eno, prise il y a plus de vingt ans, dans un party à Victoriaville, qui orne la pochette ; celle d’un jeune homme en suspension dans les airs, semblant effectué une drôle de culbute. « Encore à ce jour, on a aucune idée comment il s’est ramassé dans cette position-là », rigole Dumas.

Bien qu’entièrement instrumental, le premier album du supergroupe – « On déteste le terme supergroupe » – répond à une trame narrative précise, l’histoire d’un musicien au sortir de l’adolescence, qui assistera à l’émeute du 8 août 1992 au Stade Olympique, provoquée par la désertion d’Axl Rose. Un événement qui sera en quelque sorte le dernier clou dans le cercueil du hard rock hirsute, qui avait déjà mis un genou au tapis à la suite de l’uppercut de Nervermind de Nirvana.

« Ça raconte un peu notre histoire: un jeune homme qui grandit en région et qui a des passions comme jouer au Nintendo et faire du vélo, jusqu’à ce que la musique entre dans sa vie », explique Francis Mineau, qui signe une série de poèmes allusifs inclus dans la pochette, sorte de version trouée de l’histoire de leur héros grunge.

Bien que le batteur et auteur soit originaire de Saint-Hugues, pas loin de Sorel, ce sont plutôt les Bois-Francs et le Centre-du-Québec qui composent le décor des aventures de leur alter ego (Dauphinais vient de Drummondville et Dumas de Victo). Steve renoue d’ailleurs avec le rôle de simple guitariste au sein d’AXLAUSTADE, poste qu’il occupait au sein de son premier groupe skate punk, The Slug.

« Quand t’es ado et que tu te pars un band, que tu viennes de Saint-Hugues, Victo ou Drummond, tu te dis que l’idéal est ailleurs. Il est à Seattle, Londres, Halifax. Il est partout, sauf là où t’es né », observe Dumas. Leur personnage comprendra peu à peu, comme eux, qu’il n’y a rien de plus puissant que de célébrer là d’où l’on vient. Les poèmes accompagnant AXLAUSTADE sont ainsi bourrés de références à des villages comme Tingwick et Wickham, côtoyant des clins d’œil à des figures marquantes de la décennie d’avant le millénaire. La pièce oui non no? Il s’agit, bien sûr, d’un hommage à Winona Ryder, égérie du film Reality Bites (1994).

Imaginé en partie afin d’offrir une alternative à qui souhaite écouter de la musique instrumentale, mais en se faisant davantage secouer que par un simple piano, AXLAUSTADE est aussi la preuve qu’il est possible de traverser la trentaine sans laisser derrière ni la ferveur de la curiosité musicale qui nous animait à l’adolescence, ni son désir de créer pour créer, pour la beauté du geste et de la camaraderie. AXLAUSTADE est en ce sens tout sauf un projet nostalgique.

« Je pense que c’est un choix qu’il faut que tu fasses. À un moment donné, on a décidé de mettre ces heures-là, même si on a tous des familles », dit Dumas, lui père d’un garçon, alors que ses collègues sont tous les deux pères de trois enfants. « Il faut mettre des heures pour ne pas oublier cette passion-là et pour ne pas oublier ce kid-là qui se trouve en chacun de nous et qui nous drive. »