Alexandra Stréliski peut remercier HBO de lui avoir offert une campagne de pub qui ferait baver d’envie n’importe quel musicien. Au moment de notre conversation, la chaîne américaine venait tout juste de diffuser le dernier épisode de Sharp Objects, la plus récente série de Jean-Marc Vallée, dans laquelle on peut entendre certaines de ses récentes compositions. Dans cet ultime chapitre, on peut même apercevoir furtivement, sur l’écran de l’iPod de Camille Preaker, le personnage incarné par Amy Adams, la pochette de l’album Inscape, qui n’était même pas paru à l’époque. « Le pire, c’est qu’à l’exception des scènes pour lesquelles j’ai fait des musiques, je n’ai même pas encore vu la série! J’attends d’avoir une pause pour me la taper en rafale. J’avais fait la même chose pour Big Little Lies, que j’ai vue après tout le monde. »
Vous l’aurez compris, Vallée est un fan de la première heure du travail d’Alexandra Stréliski. Le réalisateur a aussi placé des pièces de son premier album, Pianoscope, lancé à compte d’auteur en 2010, dans Dallas Buyers Club et Demolition. Rien de plus normal pour cette spécialiste de la musique à l’image, qui a travaillé dans la publicité pendant des années. Si elle a été comblée par ce métier pendant longtemps, elle a fini par frapper le mur de l’épuisement professionnel, qui l’a amenée à s’interroger sur ses envies les plus profondes. Ce n’est pas pour rien que son album, fruit de son introspection, s’appelle Inscape, un mot qui décrit la plongée dans son paysage intérieur. Et il n’y a rien d’innocent non plus à ce qu’on y trouve une pièce qui s’intitule Burnout Fugue… « Dans la fugue, on retrouve plusieurs voix mélodiques et c’est exactement ce qui se passe dans un burnout, où te retrouves avec toutes sortes de phrases qui tournent en boucle dans ta tête », explique Alexandra, qui dit avoir composé cette pièce dans l’urgence.
Malgré la tempête interne qui l’a alimentée, cette musique, qui repose sur le piano solo, a quelque chose d’enveloppant et d’apaisant. Faute de mieux, on la qualifie de « néo-classique », un terme apparu il y a une centaine d’années, mais qu’on a dépoussiéré pour parler d’un genre instrumental qui trouve la faveur de mélomanes en tous genres. Parmi les noms que l’on associe au genre aujourd’hui, on retrouve presque exclusivement des pianistes, comme les Canadiens Jean-Michel Blais et Chilly Gonzales, ainsi quelques Islandais, tels Olafur Arnalds. De la fort belle compagnie, au sein de laquelle Alexandra se sent très à l’aise. « Ça ne me gêne pas du tout, cette étiquette, je dirais même que je la revendique! », lance-t-elle avec enthousiasme. « Lorsque j’ai rencontré Jean-Michel Blais, c’est comme si je m’étais retrouvée face à face avec mon jumeau cosmique. Nous avons tous – et j’inclus certainement Gonzales dans ce groupe – des points en commun : nous avons fait des études en musique et nous avons rejeté le côté rigide de l’académisme. »
Ce qui explique aussi que cette musique est beaucoup plus émotive qu’intellectuelle. Ses adeptes préfèrent de loin susciter des émotions chez des publics de profanes plutôt que de séduire l’élite par une approche avant-gardiste. Accessible, évocatrice et imagée… pas étonnant qu’elle inspire autant de cinéastes. Alexandra est la première à dire qu’il n’y a rien de révolutionnaire dans son approche mélodique et se réjouit de constater qu’elle touche un large public. « Je pense que l’utilisation du piano y est pour beaucoup, explique Alexandra. C’est un instrument magique qui vient tout de suite chercher les gens. »
Avec la sortie d’Inscape, Alexandra s’apprête à entrer dans la lumière en proposant un spectacle qu’elle décrit comme « intime, poétique et immersif ». Et si elle est présentement en train de créer son propre univers, elle a bien l’intention de continuer à créer des musiques pour les images des autres. « Éventuellement j’aimerais faire un projet avec des chanteurs, mais mon but c’est surtout de continuer à faire du cinéma, explique-t-elle. J’aime beaucoup les gens qui ont une signature visuelle très affirmée, comme Michel Gondry ou Wes Anderson. Mais j’adorerais aussi travailler avec Denis Villeneuve! » Quelque chose nous dit que son téléphone n’a pas fini de sonner.