L’isolement n’a rien de nouveau pour Adrian Sutherland. L’auteur-compositeur-interprète et chanteur du groupe rock Midnight Shine a vécu toute sa vie à Attawapiskat, une communauté accessible uniquement par avion située à 220 km au nord-est de Moosonee, près de la baie d’Hudson. Disons simplement qu’il y a très peu de départs et d’arrivées ces derniers temps. Et bien qu’il n’apprécie pas plus qu’il le faut le fait d’être « marié à son moniteur » durant cette période de COVID, il ne s’ennuie pas plus de prendre l’avion jusqu’à Timmins, puis jusqu’à Toronto pour descendre à l’hôtel et se battre contre le trafic de la métropole afin de pouvoir travailler sur son prochain album solo en compagnie de ses collaborateurs.

Dans sa jeunesse, Sutherland ne connaissait aucun autre musicien sérieux dans sa ville natale, à part sa mère. Après avoir joué en solo pendant une dizaine d’années dans divers événements communautaires du nord de l’Ontario pendant ses études à Timmins, il a fondé, en 2011, le groupe Midnight Shine en compagnie de musiciens de Fort Albany et Moose Factory. L’actuel batteur du groupe est de Norway House, au Manitoba. Les répétitions ont toujours été difficiles et ont généralement lieu à 15 h le jour même d’un spectacle. Ça n’est toutefois pas ce qui les a empêchés de parcourir le Canada, de lancer trois albums accueillis chaleureusement, de jouer en Allemagne et d’attirer l’attention du grand public en 2018 avec leur reprise du succès « Heart of Gold » de Neil Young qui incluait des chants de pow-wow et un des couplets traduit en langue crie.

Midnight Shine existe toujours en parallèle de la carrière solo de Sutherland et de la parution d’un simple en 2019. « Politician Man » aborde de front les promesses vides concernant la crise de l’eau potable qui afflige sa communauté et qui avait retenu l’attention du pays en entier en 2013, année où a par ailleurs été lancé le premier album de Midnight Shine. Bien que le musicien de 43 ans aborde souvent des questions de société — comme l’épidémie de tentatives de suicide qui a secoué Attawapiskat en 2015-16 — il a ressenti le besoin d’être plus explicite et direct, dans ses textes comme dans sa musique.

« En tant que leader de Midnight Shine, je dois demeurer positif et charmant, souriant et poli pour plaire à tout le monde », dit-il. « Ça devient fatigant à la longue, parce que par en dedans, je dois composer avec des choses que j’ai vécues et tenter de guérir. J’ai la liberté d’exprimer tout ce que j’ai envie de dire en tant qu’artiste solo. »

L’eau, c’est la vie
Les 2200 citoyens d’Attawapiskat n’ont pas d’eau potable courante depuis des années. Ils doivent la faire livrer par camion depuis un dispensaire qui a récemment été remplacé. L’usine de traitement de l’eau ne puise pas dans la rivière Attawapiskat comme le souhaiteraient les citoyens, mais plutôt dans un lac où les matières organiques réagissent négativement au chlore, ce qui crée une eau impropre à la consommation. Et c’est ainsi depuis plus de 40 ans. La goutte qui a fait déborder le vase pour Sutherland, c’est sa visite à la mine de diamants De Beers, où habitent 300 personnes en amont de la rivière, et où l’eau « est aussi propre que celle à Toronto », dit-il. « Ils sont là, dans la forêt, comme nous. Mais tout est à la fine pointe de la technologie, chez eux. C’est un monde complètement différent à peine 20 minutes par avion d’Attawapiskat. S’ils peuvent le faire, pourquoi nous on ne le pourrait pas ? Je suis plongé dans le noir, comme tout le monde — et j’habite ici, c’est ça le pire. »

Sutherland a beaucoup de choses à dire. Il a eu de nombreuses vies au cours de ses 43 ans d’existence : technicien en soins médicaux d’urgence pendant une décennie, Ranger canadien, ambassadeur pour MusiCounts à l’école locale, entrepreneur, grand-père et leader de sa communauté responsable de transmettre ses connaissances (notre entrevue a dû être reportée d’une semaine parce qu’il était parti à la chasse à l’orignal). Il vivait dans une pension pendant ses études secondaires à Timmins. Ce n’est que tout récemment, dans la foulée de la Commission de vérité et réconciliation du Canada, qu’il a entendu sa mère raconter ce qu’elle a vécu au tristement célèbre pensionnat indien St Anne de Fort Albany.

« La musique… a toujours été une façon pour moi de passer à travers certaines expériences », confie-t-il. « Écrire à propos de ça, partager ces expériences m’aide beaucoup dans mon parcours pour guérir et devenir une meilleure personne. Il faut parler de ces choses, on ne peut pas juste les garder pour soi. Et la musique, c’est ma façon d’en parler. »

Mais ce n’est pas la seule façon. Avec les encouragements de Tom Wilson, qu’il a rencontré pendant une tournée en compagnie de Blackie and the Rodeo Kings l’an dernier, Sutherland a signé un contrat pour publier une autobiographie chez Penguin Random House qui devrait paraître en 2022.

« Attawapiskat est dans les médias depuis des années et les médias décrivent l’endroit d’une certaine façon, mais ce ne sont jamais dans les mots de quelqu’un qui y vit et qui fait ce qu’il peut depuis des années », dit Sutherland qui a également été blogueur pour le Huffington Post. « J’arrive avec une perspective différente. J’ai cet endroit dans la peau, le bon comme le mauvais, et je veux parler de tout ça, et aussi de son histoire, comment les cris voient l’univers et le contexte de ce qui se passe aujourd’hui. »