« Je me suis senti comme si je roulais à pleine vitesse à vélo dans le peloton d’en avant et que j’me pognais un bâton dans les roues. Clak! J’ai pédalé fort pour rien », lance un Adamo sans filtre (et encore amer) au bout du fil.

AdamoReconnu pour son humilité et son franc-parler, deux qualités qui lui ont permis de remporter l’édition 2017 d’Occupation Double (OD), le rappeur longueuillois a sorti son premier album solo, Préliminaires SVP, le 1er mai dernier, en pleine première vague de cette interminable pandémie. L’accalmie estivale lui a permis de faire deux concerts dans autant de ciné-parcs, mais rapidement, Adamo Marinacci a senti l’engouement pour son projet « s’essouffler pas mal ». « Ça m’a découragé, car j’ai presque perdu tout le cash que j’avais investi. En temps normal, les shows m’auraient aidé à rembourser tout ça, mais bon… Je me console en me disant que j’ai pas un restaurant qui ferme. »

Le 1er mai dernier, la parution de Préliminaires SVP marquait toutefois une sorte de délivrance pour son auteur, qui roule sa bosse depuis plus de 15 ans sur la scène hip-hop québécoise. « À ce moment-là, fallait que je le sorte », assure-t-il. « J’ai toujours su que ça allait finir par m’arriver, un premier album. Je me mettais pas de pression, mais je le savais au fin fond de moi. Même chose pour ma victoire à OD. En fait, j’ai toujours été de même, peu importe la situation ; confiant, sans être cocky. Je sais juste que les choses vont finir par arriver. »

L’artiste de 32 ans attendait tout simplement « d’avoir tous les outils nécessaires pour faire un album comme du monde ». « À l’époque, j’aurais pas été prêt pour sortir quelque chose de sérieux. Je préférais me torcher dans les bars », confesse-t-il.

Cette « époque » coïncide avec celle où il empruntait le pseudonyme de DisaronnO, en référence à cette liqueur au goût d’amande fabriquée en Italie, pays d’origine de son père. Ses prestations colorées (et fortement intoxiquées) dans les ligues de battle rap comme Word UP! Battles ou Emcee Clash lui ont amené une certaine notoriété sur la scène rap locale. « Mon personnage de drunkass sur le party qui réussit quand même à être dope s’est formé là », observe-t-il, à propos de ses excellentes performances souvent minées par des trous de mémoire reliés à l’alcool. « On dirait que j’étais pas assez sérieux pour prendre ça au sérieux. Je voyais pas ce que ça pouvait m’amener à long terme de m’impliquer plus que ça. »

Au préalable, DisaronnO avait fait sa marque sur Hiphopfranco.com, en multipliant les victoires dans la section consacrée au battle rap audio du populaire forum. Puis, l’envie d’écrire sur des sujets plus profonds s’est manifestée, à peu près en même temps que celle de se donner les moyens de ses ambitions. Le jeune rappeur s’est alors tourné vers Dostie, un collègue de classe, qui lui a ouvert les portes de son studio Exceler, à Longueuil. Un collectif du même nom verra le jour quelques années plus tard, et Adamo se liera d’amitié avec J7, avec qui il formera le duo Gros Big. « Les deux, on se démarquait par nos punch lines un peu loufoques et nos personnalités excentriques. On clashait un peu avec le reste du collectif, qui était plus technique et moins mélodieux. »

Arrive alors cette idée pour le moins saugrenue de faire connaître davantage le duo en inscrivant Adamo à l’émission de télé-réalité la plus populaire au Québec. « C’est J7 qui m’a inscrit. Au début, j’étais en tabarnak ! Je voulais pas aller me prostituer devant tout le Québec pour notre duo ! Mais quand ils m’ont appelé pour me dire que j’avais été sélectionné, j’ai donné une chance au projet, en me disant que j’allais aller dire ‘’GROS BIG’’ le plus possible devant la caméra pendant deux ou trois semaines. D’ailleurs, j’ai failli m’en aller avant la fin. »

On connaît la suite : la communauté rap se mobilise et Adamo remporte la finale. Tel que prévu, Gros Big bénéficie d’une envolée assez impressionnante. « J’avais pas du tout pensé que ça pourrait être aussi gros. On a fait une tournée de fou avec un CD de cul ! On a enregistré ça super vite chez Dostie, et ça a explosé. »

Puis, au terme d’une deuxième tournée panquébécoise, les deux acolytes ont chacun eu ce désir de « retrouver leur identité ». « On va s’le dire : c’est quand même un gros délire, Gros Big. C’était le fun, mais j’avais besoin de quoi de plus sérieux. J’avais besoin de trouver mon équilibre. »

Appuyé par des producteurs québécois reconnus comme Farfadet, Doug St-Louis et LeMind, qui lui ont bâti une charpente rap aux teintes pop, trap et R&B, Adamo a créé Préliminaires SVP sans trop se poser de questions. « Je vois ça comme un apprentissage, dans lequel je touche à plein de styles. Je vous fais des préliminaires avant de partir officiellement la machine pour le deuxième. »

S’il admet avoir fait quelques compromis commerciaux sur cet album, « histoire de passer à la radio et de toucher le grand public », Adamo se dit tout particulièrement à sa place sur des pièces plus percutantes comme Lonely et Laisse-les parler, une introduction qui met les points sur les «i» dans la foulée de sa participation à OD. « Les gens voient pas le talent jusqu’à tant qu’il leur pète dans la face. Moi, j’ai eu la chance d’avoir OD pour que plusieurs finissent par reconnaître mon talent. À l’inverse, c’est certain qu’il y en a qui sont jaloux ou amers de me voir réussir [à cause de ça]. Mais rendu là, ça m’importe peu. »

En attendant que la vie culturelle reprenne son souffle, Adamo cogite au propos et à la direction de son deuxième album. En septembre, des sessions de création à son chalet avec plusieurs amis dont Benny Adam, Rymz et Mad Rolla (jeune chanteur pop qu’il a pris sous son aile) lui ont remonté le moral. « Fallait que je me dérouille l’esprit. J’écrivais pu, je bougeais pu, je faisais pu rien ! À un moment donné, je me suis même demandé si j’étais pas en train de virer une dépression… » confie-t-il. « Je sais pas encore ce qui va arriver avec ce qu’on a créé là-bas, mais ça m’a vraiment fait du bien. »

Bref, comme d’habitude, Adamo se laisse le temps.



La musique de TOBi a le don de s’adresser directement à l’époque où nous vivons.

Plus tôt en 2020, cet artiste hip-hop de 27 ans originaire de Brampton, en Ontario, lançait un remix de sa chanson « 24 », mettant en vedette les poids lourds Shad, Haviah Mighty et Jazz Cartier dans une critique inconditionnelle du racisme systémique, des stéréotypes et du profilage racial. Sorti au début de mai avec un vidéoclip puissant conçu pour faire réfléchir, l’enregistrement est arrivé quelques semaines à peine avant que le monde soit secoué par la mort brutale du Noir George Floyd sous les genoux d’un agent de Minneapolis. Cette exploration lyrique de la précarité de la vie des Noirs est un rappel qui fait réfléchir à une réalité généralisée.

Dans la même veine, la plus récente parution de TOBi, ELEMENTS Vol. 1, un projet de mixtape de 10 pistes lancé le 21 octobre 2020, est d’une urgence et d’une pertinence tout aussi manifestes dans la foulée du lancement de la version de luxe de son tout premier enregistrement, STILL (2019), qui exprimait la dissonance culturelle qu’il avait éprouvée après avoir quitté le Nigeria pour vivre au Canada pendant son enfance. (Le remix du projet, STILL+,  a atteint un total combiné de 17 millions diffusions sur toutes les plates-formes de musique en continu.)

« [ELEMENTS Vol 1] a davantage à voir avec ma façon de m’exprimer sur le plan artistique, avec l’exploration de divers sons et celle de la profondeur de ma créativité », explique TOBi sans aller jusqu’à considérer ce projet comme son deuxième album – mais en le comparant plutôt, avec respect, à la série de mixtapes Dedication de Lil Wayne. « Tandis que STILL est autobiographique du début à la fin. Voilà! Et [ELEMENTS] est davantage, genre, l’expression d’une ambiance, d’une musique, d’un désir de découvrir divers aspects [de moi-même] et de voir ce que ça pouvait donner. »

La démarche vaguement exploratoire suivie sur ELEMENTS Vol. 1 ne fait que souligner la polyvalence et l’adaptabilité étonnantes de la voix de TOBi, qui va et vient entre le chant et le rap avec une superbe facilité mélodique, et dont les paroles s’inspirent des poèmes et des réflexions qu’il inscrit dans son journal avant de mobiliser le moindre accompagnement musical. TOBi a compté sur des collaborateurs torontois comme le réalisateur Harrison et la chanteuse Loony sur ce projet, mais sa connexion avec des réalisateurs comme Juls, établi à Londres, sur « Dollars and Cents » est davantage révélatrice de la façon dont le son de ce projet se rattache à la diaspora Noire mondiale.

« J’avais ces chansons-là depuis quelque temps, et je voulais les sortir, mais pas sous la forme d’un album traditionnel parce qu’elles sont plus expérimentales, tu sais, j’essaie des trucs différents là-dessus » explique TOBi. « Tu sais, il y a l’enregistrement grime, l’enregistrement Afrobeats. Il y a aussi des joints R&B plus contemporains là-dedans. Mais, tu sais, le thème primordial du projet est la joie de vivre Noire comme forme de résistance. Ça a été une année mouvementée pour tout le monde, mais je pense surtout que les luttes des gens de race Noire ont été plutôt évidentes cette année. En plus de la COVID, il y a eu les protestations [liées à la mort de George Floyd], et avec les protestations du Nigeria [#EndSARS], ça finit par faire pas mal de choses en même temps. Et j’étais juste comme, genre, il faut que je fasse quelque chose. J’ai enregistré tellement de chansons au cours des derniers mois, garder ça juste pour moi n’avait aucun sens. ».

« On veut changer le discours sans être des martyrs »

« Made Me Everything » cristallise la résilience dont parle TOBi. Cette chanson d’une énergie contagieuse accompagnée d’un vidéoclip effervescent qui en met plein la vue a comme toile de fond la persévérance qui permet de surmonter le désespoir.

« J’ai définitivement écouté très attentivement l’échantillon au départ », admet TOBi en se référant à la piste soul vintage de 1971 de Words of Wisdom – Truth Revue, “You Made Me Everything”, qui sert de base à la piste. « Dans la chanson, [le chanteur principal] se plaint, mais c’est quelque chose de tellement spirituel que ça me transporte hors du temps et de l’espace », explique TOBi. « C’était une réflexion sur mon rapport à la douleur, sur le fait que je ne la laisse pas m’abattre, que je reconnais qu’elle est là, mais en prenant mieux soin de moi et des gens qui m’entourent et en envisageant un avenir meilleur. C’est de tout ça qu’il s’agit. »

Aussi intensément personnelle qu’elle soit, la musique de TOBi a une large résonance. Les vers  Well-spoken for a Black man / That’s how you serve a compliment with your back hand [une allusion aux compliments équivoques faits aux Noirs], sur lesquels débute de deuxième verset de « Made Me Everything », en est un parfait exemple.

« On dirait que chaque fois que je parle avec un homme Noir qui a entendu cette chanson, il me rappelle ces vers, parce qu’il s’agit d’un phénomène tellement intéressant qu’on ne peut tout simplement pas y échapper. Tu sais ce que je veux dire », explique TOBi. « Le fait que tant de gens l’aient vécue, ça veut simplement dire que c’est une chose à laquelle on ne peut pas échapper, c’est-à-dire la suprématie blanche… C’est exactement ça. Et, parfois, quand je mets des paroles comme ça dans une chanson, je n’essaie même pas de prouver quoi que ce soit. J’exprime honnêtement ce qui se passe et ce que je ressens. Et ce que je ressens, c’est que s’il y a autant de monde qui peuvent se reconnaître là-dedans, il faut que ce soit quelque chose de réel, non? Je n’invente rien. »

La démarche de TOBi témoigne d’un objectif plus vaste au sein de son activité créatrice. Il cherche non seulement à faire une musique actuelle, mais à faire en même temps une musique intemporelle. « Je l’ai écrite [“Made Me Everything”] en 2019 avant que les protestations de cette année s’emballent vraiment, après tout.  Que je l’aie écrite en 2019, ou 1996, ou, genre, 1984, le sentiment serait toujours le même, tu sais, il traverse le temps », conclut TOBi.

« Je pense que, comme tant d’autres personnes dans le monde, nous sommes, genre, tannés d’entendre les mêmes tropes, les mêmes discours, et qu’on veut changer ça sans être des martyrs, et sans sacrifier notre propre paix intérieure ni le caractère sacré de nos vies par la même occasion. Donc, c’est, ce sont vraiment les sentiments que m’inspire cette chanson. Elle me motive, elle m’autonomise, elle me valorise. Et je pense que bien des gens se sentent valorisés par certaines paroles de la chanson. C’est ce qu’on appelle la force, man. Comme, je suis reconnaissant pour ce qui va bien, et pour ce qui est sous mon contrôle. »



C’est plutôt rare que la musique canadienne et la politique américaine se croisent, mais lorsque ça se produit, les Canadiens en profitent très certainement. Dans le temps, durant les années 60 et 70, cela prenait surtout la forme de chansons engagées. On pense à « Black Day in July » de Gordon Lightfoot, « Southern Man » et « Ohio » de Neil Young (en compagnie de Crosby, Stills, Nash & Young), ou même à « American Woman » des Guess Who qui ont tous été des « hits », a fortiori dans le cas de Lightfoot, dont la chanson a été bannie dans 30 états! L’immense popularité des listes de lecture annuelles des Obama a toujours été une épine dans le pied de l’administration Trump, un rappel douloureux de la popularité et des liens serrés du précédent président avec les jeunes. De nombreux artistes canadiens se sont retrouvés sur les listes d’écoute de Barack et Michelle au cours des cinq dernières années.

Joni Mitchell (« Help Me ») et Leonard Cohen (« Suzanne ») figuraient sur la liste intitulée Summer 2015 Night de Barack, mais des artistes plus contemporains ont également figuré sur les listes plus récentes du 44e président et de son épouse. Drake, bien entendu, y a fait de nombreuses apparitions, mais certains noms moins connus y ont également été inclus. Cette année, tant Barack que Michelle ont choisi des artistes canadiens – incluant Drake, Shay Lia, Liza (avec Carnyval) et Andy Shauf – qui ont été aussi surpris que ravis de se trouver parmi les élus.

La nouvelle a coupé le souffle à Liza. Elle l’a apprise par texto alors qu’elle était sur la route pour une escapade de week-end. « J’ai eu peur d’avoir un accident tellement j’ai failli avoir une crise d’angoisse. J’adore Michelle Obama depuis que j’ai, genre, 12 ans », confie-t-elle. Sa chanson  « Consistency », avec Carnyval, a été incluse dans la liste Summer 2020 de l’ancienne première dame, comme le fut la chanson « Good Together » de Shay Lia. La chanson « Neon Skyline » d’Andy Shauf, de son côté, figurait sur la liste Summer 2020 de Barack, et les listes antérieures faisaient place à des chansons de nombreux membres SOCAN, notamment Drake, Daniel Caesar, Partynextdoor et T-Minus.

Seuls les Obama pourraient nous dire pourquoi et comment ils effectuent leurs choix, mais Shay Lia croit personnellement que c’est la ynergie entre deux baladodiffuseurs populaires qui a aidé à faire pencher la balance en sa faveur. « Ça été une combinaison de facteurs », estime-t-elle. « Ma musique a souvent été appuyée par The Joe Budden Podcast au cours de la dernière année, et Mme Obama a un balado Spotify elle aussi, ce qui fait qu’il y a des chances que les choses se recroisent. Je pense aussi que la chanson « Good Together » aborde des valeurs que Michelle Obama cherche à mettre en avant dans son émission – comme dans le conversation she had with Conan O’Brian sur le mariage. »

Par l’intermédiaire d’un représentant, Andy Shauf admet qu’il ne sait absolument pas comment le président Obama a appris l’existence de cette chanson, mais il mentionne que sa présence sur la liste de lecture du président « est une des choses les plus cool qui [lui] soient arrivées. » Tandis que le publiciste de Shauf estime que cet honneur ne s’est pas traduit par des ventes plus importantes, Lia et Liza ont toutes les deux remarqué un effet positif, du moins du côté de la diffusion en continu.

Comme l’explique Liza, « en streaming, il y a toujours des répercussions financières. C’est directement lié, donc c’est une chose qui existe, mais [l’honneur d’être sélectionnée] est une chose qui m’a rendue encore plus fière personnellement que professionnellement. Se voir reconnaître par quelqu’un que vous admirez au plus haut point est quelque chose de très gratifiant. »

« Se voir reconnaître par quelqu’un que vous admirez au plus haut point est quelque chose de très gratifiant » – Liza

Shay Lia est du même avis. « Comme jeune artiste et artiste indépendante », explique-t-elle, « je sais très bien à quel point il est difficile de percer dans l’industrie musicale! Le fait d’avoir cette incroyable chance me rend fière. Ça me dit que je suis sur la voie de la réussite, que je vais dans la bonne direction… C’est encore plus gratifiant quand ça vient de Mme Obama. Je l’adore, j’aime ses valeurs et ce qu’elle représente comme femme Noire d’excellence! J’en suis extrêmement honorée et reconnaissante! »

Lia observe également que le fait d’être sur la liste de lecture entraîne une certaine publicité qui ne peut faire autrement que de rehausser votre profil. « Je crois que cela m’a aidée à mieux me faire reconnaître comme artiste internationale. La réaction a été géniale dans les médias. Ça m’a vraiment aidée à lancer mon nouvel EP Solaris.” Liza est d’accord. Beaucoup de gens ont fait des recensions de la liste de lecture de Michelle Obama, et cela m’a permis de faire parler de moi dans de nombreuses publications que je respecte beaucoup. Donc ça a été super cool. »

Abstraction faite de la politique et des frontières internationales, le fait de faire partie d’une des listes de lecture du couple Obama est une situation gagnant-gagnant pour tous les intéressés. Comme le résume Liza avec un enthousiasme débordant, « ça a décidément été le point culminant de mon année – et peut-être de toute ma vie! »