Jessy Fuchs ne pense pas comme les autres, et ça ne date pas d’hier. Fondateur de l’étiquette indépendante Slam Disques, directeur artistique, réalisateur de clips, leader du duo punk rock Rouge Pompier et bassiste / compositeur pour le défunt group eXterio, l’homme à tout faire n’avait que 16 ans lorsqu’il s’est inscrit à la SOCAN. C’était au milieu des années 90, époque où il avait surpris tout le monde lors d’un atelier organisé par la SOCAN sur l’art de la composition.

« Les panélistes expliquaient les secrets derrière une bonne chanson », se souvient Jessy Fuchs (prononcez «fuche»). « J’étais assis sur ma chaise et j’étais fâché par ce que j’entendais. Pour composer une bonne chanson, il fallait faire ceci, il fallait faire cela. À la fin, il y avait un micro pour permettre au public de poser des questions. J’y suis allé. J’ai dit que j’avais 17 ans et que je n’étais vraiment pas d’accord avec eux. Tout le monde s’est retourné vers moi. J’ai expliqué qu’ils étaient en train de faire un moule, de donner une recette qui coupait toute créativité. Qu’à mon avis, il existait autant de bonnes manières d’écrire une grande chanson qu’il existait de grandes chansons. Les gens dans la foule ont applaudi. Je suis retourné m’assoir, et j’ai réalisé que j’aimais ça. Que j’étais bon là-dedans: brasser de la marde! »

« Les acteurs de la scène musicale ont tendance à ne pas trop s’exprimer publiquement. Personne ne veut déplaire au risque de perdre ses appuis. Ça devient politique. »

Dix-huit ans plus tard, le musicien est souvent appelé à donner son opinion sur différents enjeux liés à l’industrie du disque. Certaines de ses chroniques ont été publiées par le Huffington Post, tandis qu’on l’invite fréquemment à l’émission Catherine et Laurent diffusée simultanément sur les ondes de la radio communautaire CIBL et la station de télé communautaire MATV. Il a critiqué l’ADISQ qui, selon lui, sert les producteurs de disques au détriment des artistes. Il a reproché aux musiciens de ne pas être capables de se vendre en entrevue. Les sujets sont multiples, les coups de gueule livrés avec aplomb.  « Les gens aiment que je sois à la fois musicien, gars de label et que je n’ai pas la langue dans ma poche. C’est rare. Les acteurs de la scène musicale ont tendance à ne pas trop s’exprimer publiquement. Personne ne veut déplaire au risque de perdre ses appuis. Ça devient politique. »

Et c’est vrai? Peut-on perdre gros en critiquant ses pairs? « Il n’y a rien de dramatique dans la prise de position. Il y a tellement d’avis qui sont donnés un peu partout. J’ai compris qu’avec le temps, les choses se tassent, et les gens finissent toujours par passer à autre chose. » Selon Jessy, personne ne devrait être gêné de défendre son point de vue.

« On ne pourra jamais plaire à tout le monde, et c’est aussi vrai pour les artistes qui lancent des disques. Peu importe qu’ils évoluent dans la pop ou le rock, trop de musiciens font des compromis pour plaire à un paquet de monde. Lorsque je suis réalisateur ou directeur artistique sur des albums de Slam Disques, je préviens toujours les groupes avant de donner mon avis. Je leur dis que mon opinion ne doit pas compter davantage que celui de leur blonde ou de leurs amis. Je leur dis aussi qu’au final, je leur laisserai toujours prendre les décisions parce que si je les ai mis sous contrat, c’est parce que j’ai confiance en eux. Que je suis prêt à assumer leurs choix. Si je les aimais pas, j’avais juste à pas les signer. »

Vivre avec 12 000$ par année

Rouge Pompier

Rouge Pompier (Photo : Jean-François Lemire)

Fondé en 2002, Slam Disques (O Linea, Athena, Couturier, Jeffrey Piton, Les Conards à l’Orange) célèbrera ses 15 ans l’an prochain. Un exploit si l’on considère le marché de niche convoité par l’entreprise: les ados fans de punk rock francophone. Suffit d’analyser les chiffres de ventes pour réaliser que la grande majorité des parutions de Slam Disques ne s’écoulent à guerre plus de 500 ou 600 exemplaires. Seule exception, eXterio a vendu près de 30 000 albums, mais c’était il y a huit ans. « Notre secret? C’est cinq employés passionnés qui travaillent pour un salaire que j’aimerais plus élevé, une stagiaire bénévole, et moi – qui jusqu’à tout récemment, travaillais 120 heures par semaine pour zéro dollar. Sauf pour acheter une voiture il y a deux ans, je ne me suis jamais versé de salaire pour mon travail chez Slam Disques. »

Vivant avec 12 000$ par année qu’il recevait en droit d’auteur pour les chansons d’eXterio (dont le succès Whippet), de Rouge Pompier et quelques autres collaborations, notamment avec Les Chick’n Swell, Jessy a fait des sacrifices. « J’ai pas de famille, j’ai pas vraiment de dépenses. Toutes les sommes reçues pour les 108 vidéoclips que j’ai filmés, réalisés, montés et scénarisés se sont retrouvées dans les poches du label, pas dans les miennes. La marchandise d’eXterio et celle du premier disque de Rouge Pompier a été payée par le label, et les profits sont revenus au label. Pour moi, la réussite n’est pas liée à la quantité d’argent que je peux faire, mais au nombre de projets que j’ai réussi à bien mener. »

Cet acharnement caractérise aussi son travail de compositeur. Pour Chevy Chase, le nouvel album de Rouge Pompier paru le mois dernier, Jessy et le batteur Alexandre Portelance ont produit 145 maquettes, dont 45 ont été enregistrées puis soumises aux fans pour qu’ils décident les 13 pièces immortalisées sur le disque. « Je ne veux rien savoir des groupes qui écrivent 12 chansons pour faire un disque de 12 chansons. Si tu penses que tout ce que tu écris est bon, on est dans marde. En composant 145 tounes, je n’avais aucune limite et j’allais dans toutes les directions possibles sans me censurer: des chansons sombres, des chansons connes, des engagées, des plus pop… Après, les fans ont choisi les meilleurs. »

 

Une bonne chanson, la base

L’une des compositions sélectionnées par les fans, Ta peau tu la brûles, exprime parfaitement la philosophie derrière la carrière de Jessy. « J’y explique qu’on est le seul responsable de notre sort. Y’a personne de plus grand qu’toi pour te pendre. J’ai commencé à produire des concerts et des disques parce que je voulais travailler dans le milieu de la musique. Ado, je savais que je n’étais pas plus intelligent que les autres, mais je savais qu’en travaillant comme un défoncé, j’y arriverais. Hier, j’étais invité dans une classe de cinquième année primaire pour expliquer aux jeunes comment j’avais réussi à vivre de ma passion. À chaque fois, je livre le même message. Tu veux devenir astronaute? Parfait! N’écoute pas les gens qui vont te dire « pourquoi ». Écoute les gens qui vont te dire « pourquoi pas ». Ce sont eux qui t’aideront à réaliser tes rêves. »

D’ici trois ou quatre ans, ces jeunes seront justement le public cible de Slam Disques, un marché qu’on dit peu attiré par la musique francophone et encore moins enclin à payer pour sa musique. « Pour ce qui est de la musique francophone, c’est faux. Les jeunes écoutent de tout. Si la toune est bonne, elle peut être en français, en anglais ou en portugais, ça ne les dérange pas. Par contre, c’est vrai que payer pour la musique ne fait partie de leur réalité. Pour eux, toutes les chansons du monde sont accessibles gratuitement sur YouTube. C’est là que ça se passe. Ma job est de m’assurer qu’ils trouveront facilement les chansons de mes artistes et qu’ils aient ensuite le goût de les voir en show, peut-être d’acheter un t-shirt. »

Et pour le réalisateur de clip, une simple vidéo des paroles (les populaires lyric videos) ne suffit pas. « Rouge Pompier a lancé des vidéoclips pour toutes les chansons de son premier disque, Kevin Bacon. Pour le premier extrait de Chevy Chase, Autobus, on a sorti une vidéo des paroles et un vidéoclip traditionnel. Parce que si tu sors juste une vidéo des paroles, tu passes dans le beurre. En 2016, sur Internet, il faut que tu répètes plusieurs fois le même geste promotionnel pour obtenir un impact. Surtout qu’un vrai bon clip inventif se partage toujours davantage sur les réseaux sociaux. »

D’ailleurs, s’il y a bien quelque chose que Jessy a appris en 20 ans de métier, « c’est que t’as beau avoir le meilleur plan de promo possible, si t’as pas un bon disque avec des bonnes tounes, ça ne marchera pas. Tout part de là, du compositeur. Avant, j’étais persuadé que j’arriverais à trouver des stratégies de marketing infaillibles. Fuck la stratégie, compose des bonnes chansons et ça va bien aller. T’as beau avoir le meilleur plan de promo au monde, si le disque est poche, le disque est poche. »

Rouge Pompier sera au Club Soda, à Montréal, le 22 avril 2016
Avec Kamikazi, Les Connards à l’Orange, Athena et Noé Talbot