Le géant de la diffusion en continu, Spotify, n’a pas toujours été vu d’un bon œil par les musiciens et les auteurs-compositeurs, mais les membres du groupe folk rock Wild Rivers sont convaincus que ce service a joué un rôle clé dans leur essor professionnel avec plus de 30 millions d’écoutes que leur musique a enregistré.

Nous avons joint la chanteuse et coauteure-compositrice Devan Glover à Los Angeles où le groupe s’est arrêté le temps d’un spectacle dans le cadre de sa tournée, et elle s’est empressé de nous dire « on doit une fière chandelle à Spotify pour le bouche-à-oreille dont a bénéficié notre musique. Nous avons eu de la chance qu’au début du système de “playlists” de Spotify, quelques chansons de notre premier album [l’éponyme Wild Rivers, 2016] se retrouvent dans ces listes. »

« Nos tournées sont principalement aux États-Unis, poursuit-elle, et nous avons étudié les données de Spotify pour voir où notre auditoire se trouve. Notre stratégie était simplement d’aller là où les gens sont, alors on a commencé par jouer dans les grandes villes où nous avions des auditeurs, et les choses ont pris de l’ampleur à partir de là. »

« C’est chouette de ne pas nous limiter à un genre en particulier, ça élimine la pression lorsque vient le temps d’écrire. » — Devan Glover—Wild Rivers

Wild Rivers est actuellement sur la route pour la promotion de leur plus récent EP, Eighty-Eight, et ils donneront plusieurs spectacles aux États-Unis ainsi que neuf autres au Canada en novembre. Le mini-album de cinq chansons met en valeur l’éclectisme du groupe aux racines « trad » (le groupe décrit sa musique comme du « folk ‘n’ roll country soul »). Lorsqu’elle décrit les influences musicales du groupe, Glover explique que « nous convergeons tous vers le folk et l’Americana, des auteurs-compositeurs-interprètes folk rock classiques comme Paul Simon et James Taylor aux artistes modernes comme The Lumineers et Of Monsters and Men. »

« On écoute surtout des artistes canadiens comme Donovan Woods, Andy Shauf et Neil Young. On a fait une tournée avec Donovan, plus tôt cette année, ce fut une expérience vraiment cool. »

« Individuellement, nous avons des goûts musicaux très différents, et je pense que ça s’entend sur le EP à quel point nos influences contribuent à nos chansons. Lorsqu’on écrivait et enregistrait le EP, on a inclus des éléments qu’on n’avait jamais utilisés auparavant, y compris des notes de production. C’est chouette de ne pas nous limiter à un genre en particulier, ça élimine la pression lorsque vient le temps d’écrire. Ça permet d’exprimer sa créativité sans avoir à se demander “Est-ce que ça va avoir sa place sur l’album ?” »

Un réalisateur pour chaque saveur
Ce qui contribue également à la variété musicale que l’on peut entendre sur Eighty-Eight est l’apport de trois réalisateurs différents — Skylar Wilson, Dan Horth et Jack Emblem — lors de séances d’enregistrement qui ont eu lieu à Nashville, en Californie et à Hamilton. « On voulait des réalisateurs différents en fonction du son de chacune des chansons », explique Glover. « Comme elles se trouvent à la croisée des chemins de plusieurs styles musicaux, on s’est dit que ce serait cool de trouver des réalisateurs qui se spécialisent dans ces zones afin de complémenter ces styles musicaux. Prenez l’exemple de Skylar : il travaille à Nashville et a donc su donner cette sonorité aux chansons qui ont un “feeling” rock et country “live”. »

Les autres membres du groupe basé à Toronto sont l’auteur-compositeur-interprète et polyinstrumentiste Khalid Yassein, le bassiste Andrew Oliver et le batteur Ben Labenski. Le groupe est l’évolution de ce qui était au départ un duo, Devan et Khalid.

« J’ai rencontré Khalid à l’université Queens de Kingston », se souvient Glover. « On a commencé à faire de la musique ensemble durant notre deuxième année, uniquement pour le plaisir, on allait dans des soirées à micro ouvert et des cafés, et on avait aussi une résidence dans un bar. On jouait principalement des reprises et une ou deux chansons originales, mais jamais on n’a pensé que ça deviendrait notre occupation à plein temps. »

« Lorsqu’on a terminé nos études, on s’est simplement dit “enregistrons un album et on verra où ça nous mène”. C’est à ce moment que le reste du groupe est arrivé. L’ajout de batterie, de basse et de guitare électrique a permis à nos chansons de passer à un niveau supérieur, et c’était vraiment excitant. »

Au départ, c’est Yassein qui était l’auteur-compositeur principal, mais de nos jours, le processus est beaucoup plus démocratique, explique Glover. « Khalid a écrit la majorité des chansons sur le premier album et me les a présentées. On les complétait ensemble, au chapitre des arrangements, puis on les présentait au reste du groupe afin de leur donner leur forme finale. »

« Sur ce EP, on a beaucoup plus collaboré tous les quatre. Khalid aime commencer une pièce à la guitare, il joue avec des structures d’accords et des “riffs”. Après, il travaille la mélodie et ajoute des paroles. »

« Moi je travaille différemment, poursuit-elle, dans la mesure où je suis principalement une chanteuse, donc j’ai plutôt tendance à commencer avec des mots. Je prends des notes sur mon téléphone, ou des poèmes, et je les présente à Khalid, et il me fait part de ses commentaires et ajuste mes paroles pour y coller des accords. Chaque chanson évolue de manière différente. »

Au cœur de la sonorité de Wild Rivers se trouvent les harmonies vocales pleines d’imagination et d’empathie de Glover et Yassein. « C’est venu tout naturellement dès le début », explique-t-elle. « La première fois qu’on s’est rencontrés, je suis allée chez Khalid et il a dit “qu’aimerais-tu qu’on chante ?”  On a choisi “Strawberry Swing” de Coldplay, et dès qu’il a chanté en harmonie, on a ressenti quelque chose de très spécial, naturel et confortable. »



Richard Reed ParryRichard Reed Parry est étendu sur le plancher, à quelques centimètres de moi, et je remarque un sourire discret s’esquisser sur son visage. Alors que sa propre musique emplit peu à peu l’espace du local du Plateau Mont-Royal où nous nous trouvons, je remarque à quel point son état méditatif tranche avec l’énergie brute qu’il déploie habituellement sur scène avec son groupe Arcade Fire. Il faut dire que nous ne sommes pas ici pour parler de l’un des groupes rock les plus connus de la planète, mais bien pour découvrir son plus récent album solo à l’invitation de Julien Boumard Coallier, organisateur des soirées Die Pod Die. Le compositeur a accepté d’écouter son propre album – sur vinyle, il va sans dire – en compagnie d’un petit groupe de fans avant de répondre à nos questions.

Dès le début de la conversation, je fais remarquer à Parry à quel point cette écoute collective, presque religieuse, me semble appropriée. Car si la musique intime et hypnotique que l’on retrouve sur Quiet River of Dust Vol. 1 est faite sur mesure pour être écoutée au casque, elle est aussi, paradoxalement, trop expansive pour une seule paire d’oreilles.

« C’est vrai qu’il s’agit d’un album introspectif qui aspire à s’étendre dans les grands espaces, confirme Richard. Pas seulement parce qu’il a été inspiré par la nature, mais aussi parce qu’il aborde l’idée de transcendance, d’aller au-delà de soi. Lorsque j’écrivais les chansons, l’image qui me revenait sans cesse était celle d’un rite funéraire en mer. J’aime beaucoup cette idée de répandre les cendres de quelqu’un dans l’eau; que cette eau s’évapore vers les nuages, qu’elle retombe sur terre pour nourrir un arbre et que cet arbre meure à son tour pour revenir à l’eau. Ce gigantesque cycle de la vie, cet éternel retour vers la nature me fascine. »

C’est d’ailleurs en plein cœur de la nature que ce projet a vu le jour il y a une dizaine d’années. Histoire de fuir le brouhaha quotidien qui est le lot du musicien rock, Parry s’est exilé dans un monastère japonais au terme d’une tournée d’Arcade Fire. Loin du monde, ses journées étaient rythmées par les chants des moines bouddhistes et le silence infini d’une nature enneigée où il a trouvé une inspiration en forme de fantôme. En s’enfonçant dans la forêt où il prenait de longues marches, il a cru entendre un jour une mélodie venue du répertoire de son défunt père, musicien folk qui a joué avec le groupe Friends of Fiddler’s Green.

« Cette musique était là, même si personne n’était là pour la jouer, raconte Richard. C’est comme si le silence de la nature avait éveillé quelque chose et m’avait ramené à moi-même : la musique était là, partout… L’image de la rivière dans mon titre renvoie aussi à ce continuum musical qui est au cœur de la musique folk qui a bercé mon enfance: cette transmission de chants ancestraux, de génération en génération, c’est quelque chose de très fort chez moi. »

Si certaines pièces portent plus que d’autres l’empreinte de cette tradition folk, notamment l’épique I Was In The World (Was the World in Me?), d’autres relèvent plus de la musique ambient, voire du psychédélisme. Des bruits d’insectes, d’oiseaux, de vent ou de rivières ponctuent ce voyage musical spirituel. En fait, Parry semble avoir réuni sur un même disque les deux pôles de sa personnalité artistique : l’aspect traditionnel son héritage familial et le côté expérimental exploré lors de ses études en électroacoustique à l’Université McGill. Le tout relié par une approche conceptuelle hautement complexe, où la spiritualité japonaise tient une place prépondérante.

« C’est un album concept, soit, mais ce n’est pas The Wall, précise Richard. Il y a un début et une fin et le deuxième volume (qui paraîtra au printemps, NDLR) va explorer l’autre côté de la rivière; mais je n’essaie pas de raconter une histoire linéaire. Pour moi, il s’agit de peindre avec des mots, d’évoquer plutôt que de dire. Et si on se laisse porter, je crois que le son lui-même raconte l’histoire. »

Voilà probablement la seule clé dont vous avez besoin pour décoder cet album envoûtant. Étendez-vous, fermez les yeux et laissez-vous porter par le son : le voyage est beaucoup plus fascinant que la destination.



Cela fait cinq ans déjà qu’on se pose la question : d’où vient ce nom, Lisbon Lux? Enfin, une réponse du cofondateur et directeur Julien Manaud : « C’est en fait le nom d’un personnage du film The Virgin Suicides de Sofia Coppola – en plus d’être un fan de son travail, je suis aussi très fan de la musique du duo Air qui a composé la musique. Quand j’ai fondé le label il y a cinq ans avec Steeven [Chouinard] de Le Couleur, on cherchait un nom qui fasse référence à Air; ensuite, si on avait appelé ça Moon Safari, on aurait vite été étiqueté… Lisbon Lux, c’est plus subtil! »

Producteur de disques, gérant d’artiste et éditeur, Julien Manaud n’a pas mis de temps à ériger le profil de Lisbon Lux : francophone, groovy et électronique, tel qu’exemplifié par le premier projet que le label a mis sur la carte, le groupe Le Couleur.

« C’est Le Couleur à l’époque qui m’avait approché pour réaliser un EP après qu’ils avaient découvert ma page MySpace, un truc personnel avec quelques chansons dessus, justement dans un style similaire à celui de Air », raconte Manaud, musicien français d’origine arrivé au Québec en 2006 et qui fut, pendant cinq ans, guitariste au sein du groupe Chinatown (avec notamment Félix Dyotte, chanteur et guitariste).

Avec les gars de Chinatown, « on a été un peu mis sur la map en tant qu’artistes, or j’ai déjà rencontré pas mal de gens de l’industrie, détaille Manaud. Ensuite, j’ai bossé un peu en musique de publicité; c’est ainsi que j’ai fait mes premières armes en business parce qu’avant ça, je n’avais pas vraiment touché à l’aspect « industriel » de la musique », bien qu’il ait déjà mis son nez dans les contrats qu’il avait signés avec Tacca Musique, la défunte étiquette de Chinatown.

« J’aime l’idée d’accompagner des gens longtemps, de construire des relations à long terme. », Julien Manaud, Lisbon Lux Records

Or, Le Couleur n’avait alors aucune structure, pas de label, seulement le projet d’enregistrer un EP et de le faire réaliser par Julien Manaud. « J’ai vite réalisé qu’ils ne savaient pas quoi faire après ça. J’ai suggéré de les aider en démarchant pour eux. » En passant ainsi derrière le rideau de scène, en côtoyant d’autres membres de l’industrie, il a eu la piqûre.

Quelques impressions sur…

LE COULEUR
Le Couleur« Leurs références musicales sont différentes et sortent du registre francophone. Eux, ils aiment Metronomy, LCD Soundsystem, Stereolab, mais après, Laurence [Giroux-Do], ne s’exprime qu’en français – elle m’a dit qu’elle se sentirait mal de m’exprimer en anglais. » La barrière linguistique ne semble pas freiner l’élan du groupe, assure Julien Manaud : « Le Canada représente seulement le 3e pays qui écoute le plus leur musique sur Spotify. Ils sont d’abord écoutés au Royaume-Uni, puis au Mexique, suivi du Canada et de la France. Quant à Paupières, les écoutes sont beaucoup au Québec et en France, mais on tente une percée aux États-Unis : ils jouaient à New York la semaine dernière. »

DAS MÖRTAL
Das Mortal« Le plus gros projet du label. D’ailleurs, Das Mortal [Cristóbal Cortes] vient de composer la musique d’un film d’horreur américain qui paraitra bientôt. C’est une petite production, il n’a pas été payé des centaines de milliers de dollars pour ça, mais quand même. Il a été approché par une boîte de Los Angeles, c’est cool déjà qu’à qu’ils aient entendu parler de son travail. »

FONKYNSON
Fonkynson« Bizarrement, Fonkynson [Valentin Huchon] n’est pas très connu au Québec, mais c’est l’artiste qu’on a le plus « synchronisé ». Il a vraiment un son très tendance, très fashion. On fait beaucoup de petites publicités de mode sur le web, et même une pour une banque. Sa chanson Aquarelle a dû être placée sur des images au moins vingt-cinq fois. »

« Un jour j’ai dit à Steeven : Écoute, on n’a pas encore signé le EP, mais j’ai le sentiment que nous, on pourrait monter une étiquette et le sortir. C’était ça le truc au début, simplement lancer le EP. » Ils ont déniché un distributeur, noué des liens avec de potentiels partenaires d’affaires, Lisbon Lux (qui compte aujourd’hui sur les efforts de deux employées et d’une poignée de stagiaires) était en selle, « ça s’est fait très vite », et un peu aussi par nécessité : « En 2013, de la synth pop [faite au Québec], il y en avait très peu. C’est pour ça aussi que les autres labels hésitaient à travailler avec nous. Ils me disaient : Le projet est sympathique, mais on ne sait pas trop comment vendre ça, de l’électro chanté en français. Moi, j’avais une vision. On a trouvé des relationnistes au Québec pour faire avancer nos projets, mais aussi à l’étranger, Londres, Paris. Ça a mis le label sur la carte, avec juste un EP et des petits vidéoclips pas chers, on a réussi à susciter de l’intérêt. »

Ailleurs dans le monde – principalement en Europe -, mais ici aussi, de par l’approche oblique de Lisbon Lux. Des albums édités en numérique et en vinyle seulement. Un accent sur la musique francophone qui se danse, et sur la musique instrumentale électronique, d’abord avec l’arrivée de Beat Market dans le giron. « Il nous ont approchés en cherchant une gérance. Ensuite est arrivé Das Mortal, un mec que j’ai découvert sur Bandcamp », puis les groupes électro-pop francophones Paupière et Bronswick. « C’est là que les gens du milieu ont commencé à nous catégoriser pop francophone avec un pôle électronique et expérimental ».

Le travail d’éditeur de Manaud compte pour beaucoup dans le rayonnement de la dizaine d’artistes représentés par Lisbon Lux. « On travaille un peu à la carte avec nos artistes. Certains sont entièrement représentés par nous, le management, les éditions et la production d’albums, d’autres ont leur propre gérance. Ensuite, j’avoue que c’est rare qu’on signe le disque sans nous occuper des éditions. On a même des artistes qu’on a signés qu’en édition; ils veulent rester autoproduits, mais ont besoin d’un coup de main » pour la gestion de leurs droits d’auteurs.

« Quand j’ai travaillé en publicité, je travaillais notamment avec un catalogue de musique de librairie [« library music] », ça m’a mis les pieds dans le monde de la supervision musicale [« music supervisers »]. J’en ai rencontré pas mal à cette époque et j’ai continué à entretenir ce réseau de gens qui font du placement musical » dans des productions audiovisuelles.

Avec les revenus tirés des diffusions radiophoniques et des plates-formes de streaming, la synchronisation des œuvres du catalogue de Lisbon Lux devient une priorité pour la structure, suggère Manaud : « Les revenus fluctuent d’année en année, mais cette année ça a grossi, on a de plus en plus de synchronisations. » En plus d’engager une nouvelle employée pour pouvoir mieux développer le marché des éditions, le directeur vient de mettre sur pied une nouvelle newsletter mensuelle destinée exclusivement aux superviseurs musicaux : « On leur présente un artiste, un album à venir, souvent on leur envoie deux ou trois mois à l’avance, pour qu’ils aient une espèce de fraîcheur sur le disque. »

« Où je nous vois dans cinq ans? Je n’ai pas d’objectif précis, par exemple atteindre tel chiffre d’affaire avec dix employés… J’y vais plutôt au feeling. J’ai surtout envie de prendre soin des artistes avec qui je travaille en ce moment – il faut faire gaffe de trop en signer au risque d’en négliger, tu vois? J’aime l’idée d’accompagner des gens longtemps, de construire des relations à long terme. Je nous vois comme une ferme organique, sans OGM. Ensuite, je me rends compte que de plus en plus de labels démarchent à l’international. Certains ici développent un marché local hyper fort, mais nous on a toujours eu cette espèce de curiosité : « Tiens, on va voir où ça mène si j’envoie ça à mon partenaire au Royaume-Uni, ou à celui au Chili pour voir s’il y a de la réaction. On est un peu des aventuriers parce que rien ne garantit un succès, mais au moins on tâte du terrain. »