The Weather Station est sans doute le nom idéal pour l’entité musicale de Tamara Lindeman. Ses antennes sont attentives à tout ce qui se passe dans le monde et elle traduit les grands bouleversements climatiques en termes humains à travers des chansons sur des relations personnelles tendues.

Le plus récent album de Lindeman, Ignorance, a fait mouche et a été largement acclamé par la critique. Le New York Times a dit qu’elle rappelle Joni Mitchell tandis que The Guardian a qualifié Ignorance de « chef-d’œuvre », tandis que Pitchfork a qualifié le disque de « stupéfiant » et « inoubliable ». C’est en effet une aventure musicale avec des paroles qui font référence à nos sentiments de honte et d’ignorance crasse de la crise climatique, ainsi qu’à notre incapacité à communiquer réellement les uns avec les autres.

« Je crois que cet album a touché une corde sensible », dit Lindeman. « C’est puissant lorsque des idées et des émotions sont exprimées et que nous sommes tous au diapason. Au début, je ne savais pas si ces chansons parlaient de mes sentiments, de ceux que je ressentais chez les gens qui m’entouraient ou de ceux de la société dans son ensemble. Mais à mesure que j’écrivais, je me suis rendu compte que c’était souvent les trois à la fois et que c’était une chose positive à mettre de l’avant dans mes textes. »

En ouverture de l’album, « Robber » traite de la manière dont la dévastation de l’environnement est presque devenue un fait accepté pendant que nous n’y prêtions pas attention. « Le voleur ne te déteste pas », chante-t-elle (paroles librement traduites), « il avait la permission des lois, la permission des banques. »

« Je crois que c’est vrai », dit-elle. « Ces voleurs auxquels je fais allusion ne croient même pas que leurs actions sont négatives. Nous aimons pointer du doigt un méchant, mais cette chanson pose une question toute simple : et si personne n’était vraiment méchant, mais que des choses mauvaises se produisaient quand même ? Que fait-on avec ça ? Doit-on absolument trouver un méchant qui a l’air d’un méchant ? Peut-être pas — peut-être que tout ce que nous devons faire, c’est de gérer la situation actuelle. »

Lindeman souligne que certaines des chansons pourraient également faire référence à d’autres questions politiques, comme les pensionnats ou le fait de vivre sous l’administration Trump. « En intitulant mon album Ignorance, je voulais consciemment être un peu provocatrice », avoue-t-elle. « Le colonialisme est la même chose que le racisme ou le sexisme. Il s’agit d’une fausse ignorance apprise qui consiste à s’imaginer que l’on sait ce qu’est un autre être humain, ou à quoi sert une parcelle de terre. C’était difficile de ne pas sentir un lien entre le Trumpisme et la façon dont les gens vivent leurs relations amoureuses, les femmes en particulier. Ç’a mis à nu toutes ces dynamiques malsaines que nous acceptons depuis trop longtemps. Et pour moi, tout cela fait partie du même récit culturel du silence et de l’impuissance apprise. »

« C’est puissant lorsque des idées et des émotions sont exprimées et que nous sommes tous au diapason »

L’entraînante « Separated » reflète le manque de communication réelle que Lindeman a remarqué sur Twitter. « On est incapables de se parler », déplore-t-elle. « L’essence même de la communication et de la compréhension sont absentes de ces endroits où nous prétendons avoir des conversations. J’ai réfléchi à toutes les choses qui étaient séparées et j’en ai dressé une liste qui est accompagnée d’une bonne ligne rythmique accrocheuse, mais c’est en fait une description de toutes les façons dont nous refusons de nous comprendre. »

 Ignorance représente également un changement radical dans la musique de Lindeman, passant d’un folk à base de guitare à une palette plus large de références au soft-rock et à la pop des années 70, avec des claviers, des boîtes à rythmes et même un magnifique solo de saxophone jazzy par Brodie West.

« Quand j’ai commencé à écrire à la guitare, j’avais l’impression de toujours faire les mêmes changements d’accords et de tomber dans de vieilles habitudes, mais quand je suis passée au piano, cela a réveillé mon esprit créatif de manière positive et j’ai trouvé cela à nouveau vraiment excitant et amusant », dit Lindeman. « Utiliser une boîte à rythmes m’a ouvert les yeux sur l’idée de faire un album avec des aspects rappelant la pop des années 70 et 80. »

 « Je n’ai jamais vraiment compris le but des genres musicaux », poursuit-elle. « C’est en quelque sorte comme une courtepointe que j’ai cousu avec des morceaux de différents genres musicaux. J’aime pousser des choses ensemble, par exemple un style de batterie qui ressemble presque à de la musique de danse, et des cordes qui me rappellent la pop de chambre, et des guitares qui me rappellent le rock. Combiner tout ça est une belle façon d’atteindre une richesse esthétique. »

Le fil d’Ariane de cette courtepointe sonore est la voix de Lindeman, un doux soprano qui adoucit même les propos les plus sombres. « Je m’en suis beaucoup servi », explique l’artiste. « Je n’ai jamais appris à chanter fort, je trouve ça difficile et inconfortable. J’ai toujours chanté doucement et j’aime ça, parce que ma voix a cette expression qui est devenue ma signature. Sur mon album précédent, j’essayais de faire dire à ma voix un tas de choses sur le plan émotionnel, mais sur celui-ci, j’ai plutôt eu envie de laisser ma voix s’asseoir plus doucement et de laisser les instruments exprimer des choses que je ne peux pas incarner avec ma voix. »



En février et mars 2021, on a assisté à une prolifération soudaine et généralisée des jetons non fongibles (JNF ou NFT, en anglais, pour non-fungible tokens) dans l’industrie de la musique. Voici donc un petit guide qui explique leur fonctionnement.

Les JNF sont un moyen de vendre un morceau de musique unique (ou une peinture, une photo, un graphique, un collage, une vidéo, un écrit, ou n’importe quoi d’autre, semble-t-il), exclusivement à une personne, ou à un petit groupe de personnes, par le biais d’un jeton non fongible (JNF) – intrinsèquement lié à l’œuvre originale. En substance, l’acheteur achète la propriété d’un fichier de données qui contient la musique (ou une autre œuvre d’art) dans le cadre d’une transaction unique. La transaction est contrôlée par la technologie blockchain, une sorte de grand livre numérique capable d’enregistrer les transactions entre deux parties de manière efficace, vérifiable et permanente.

Pour l’instant, la seule façon d’acheter un JNF est à l’aide d’une cryptomonnaie nommée Ethereum. Une fois que l’artiste a approuvé la vente, le jeton d’Ethereum est déposé dans son « portefeuille » numérique et peut être transféré sur son compte bancaire et retiré sous forme d’argent réel. La combinaison de la technologie blockchain et des cryptomonnaies rend l’achat d’un NFT très sûr. Une fois que l’acheteur, ou un petit groupe d’acheteurs (généralement des fans de l’artiste), a acheté l’article, la seule façon pour quiconque de l’obtenir est de le revendre.

En général, il y a toujours un intermédiaire, car l’artiste vend au fan par l’entremise d’une société qui prend généralement un pourcentage pour faciliter la transaction et une commission pour l’énergie nécessaire à la création du jeton. Mais il se peut aussi que la transaction ne nécessite que peu de professionnels typiques à l’industrie musicale ; maisons de disques, services de diffusion en continu, fournisseurs de services numériques, agents, gérants, publicitaires, promoteurs, salles de spectacle, etc., tous peuvent être rendus caducs.

Il y a beaucoup d’argent à faire avec les JNF. Les transactions se font souvent dans le cadre de ventes aux enchères, ce qui fait grimper les prix pour des artistes très populaires. Un musicien canadien mondialement connu a vendu aux enchères une œuvre d’art vidéo accompagnée d’une démo de chanson pour environ 490 000 $CAD. Le groupe Kings of Leon a amassé plus de 2,5 M$ CAD en vendant des JNF de diverses versions exclusives, dérivés et produits dérivés de leur plus récent album, When You See Yourself. C’est semblable au sociofinancement ou aux avantages d’un abonnement Patreon, avec différents produits offerts par les artistes à leurs fans à différents prix ou niveaux de financement, sauf que dans le cas des JNF, la vente ne se fait qu’à un seul fan, ou à de très petits groupes exclusifs de fans, soit une seule fois, soit en édition très limitée.

Et l’argent peut être touché plusieurs fois. Comme ce sont les artistes qui fixent les conditions de la vente, ils peuvent décider de recevoir le pourcentage qu’ils veulent de toutes les ventes futures du produit, quel que soit le nombre de fois où il est revendu. Donc, par exemple : Si la personne qui a acheté l’œuvre d’art vidéo de ce musicien canadien pour 490 000 $ la revend 800 000 $ et que le musicien a établi une part de 20 % des ventes futures, il empochera 160 000 dollars canadiens supplémentaires lors de la revente. Et son œuvre pourrait être revendue de nombreuses fois.

Mais, selon les lois éternelles de l’offre et de la demande, pour faire monter le prix des JNF aux enchères, ou pour fixer un prix initial élevé, la demande doit déjà exister. Ainsi, si un musicien attire des centaines de fans plutôt que des centaines de milliers, ou des auditeurs occasionnels plutôt que des fanatiques purs et durs, il ne gagnera pas forcément plus d’argent avec des JNF qu’avec des offres de sociofinancement ou sur Patreon.

Le principal inconvénient actuel des JNF est qu’Ethereum est dommageable pour l’environnement. Voici un extrait du magazine Time publié le 18 mars 2021 : « Les critiques affirment que l’exploitation qui rend les NFT possibles est peut-être le moyen le plus direct pour l’humanité de gagner de l’argent en polluant la planète — Ethereum consomme environ 26,5 térawatts heure d’électricité par an, soit presque autant que l’Irlande, un pays de presque cinq millions d’habitants. » Mais cela pourrait s’améliorer avec le temps grâce aux nouvelles avancées technologiques, de sorte que le problème pourrait finir par être résolu.

À l’heure actuelle, le « buzz » autour des JNF semble davantage motivé par leur potentiel lucratif que par leur valeur musicale intrinsèque. Certains y voient l’avenir de l’industrie de la musique, d’autres n’y voient qu’une mode passagère. Seul le temps nous le dira.



Avec notre nouvelle série Arts visuels X Musique, Paroles & Musique présente une série de portraits d’artistes visuels pour qui la musique joue un rôle essentiel autant dans la vie que dans l’œuvre. 

C’est lequel, le premier disque qui a marqué celle que l’on appelle Pony? Gabrielle Laïla Tittley a 10 ans lorsqu’elle se procure – avec son propre argent! – Vol. 2… Hard Knock Life (1998) de Jay-Z.

Le disque la marque pourquoi ? Parce qu’il s’agit de Jay-Z (tsé), mais aussi parce que le drame musical Annie (1982), sis dans le décor d’un orphelinat pendant la Grande Dépression, compte parmi les films fétiches de son enfance (sa mère est elle-même orpheline, ceci expliquant un peu cela). C’est à une des inoubliables ritournelles tirées de Annie (celle It’s the Hard Knock Life) que le rappeur new-yorkais emprunte le refrain de son propre hymne, Hard Knock Life (Ghetto Anthem).

« Je dois une grande partie de ma démarche artistique à cette toune-là », confie Gabrielle, l’enthousiasme de sa préadolescence toujours intacte. « Il y a une combinaison magique de contrastes entre le dude qui vient d’un milieu difficile et qui dit: « Voici ma réalité, je vends de la drogue » et après ça, le refrain full hop la vie. Ça ressemble à ce que je fais: je veux parler de real shit, mais les dédramatiser avec plein de couleurs. »

Quelle place la musique occupe-t-elle dans la vie de Gabrielle Laïla Tittley ? « Je suis comme la Robin de la personne que j’aimerais être », répond-elle en riant, en se comparant au garçon freluquet qui aide Batman à combattre le crime. C’est-à-dire ? L’analogie que nous offre Gabrielle signifie qu’elle s’est déjà rêvée en rock star, gouvernant une foule compacte et hurlante. Mais, puisqu’il vaut mieux ne pas contredire les talents que la vie met à notre disposition, Pony aura la sagesse, dès la polyvalente (à Gatineau), de devenir l’alliée de choix de ses amis musiciens – leur Robin ! – pour qui elle élabore à partir de 16 ans affiches, flyers et autres matériels promotionnels.

Si le pop-punk de Blink-182, Sum 41 et The Offspring, ou le hardcore de Poison the Well, tournent dans ses écouteurs à cette époque, c’est le rock incendiaire de Le Nombre qui marque son arrivée à Montréal au tournant de la majorité. « J’étais dans une phase ob-se-ssive avec Le Nombre », dit-elle en séparant bien les syllabes de l’adjectif.

Gabrielle fouille sa mémoire embrouillée afin de tenter de se rappeler quelques toiles directement inspirées du chaos organisé des disques de Le Nombre. « C’était des grosses toiles grand format. Il y en avait une avec un ampli Marshall orange… l’ampli était ouvert et il y avait… des organes dedans ? Je ne me souviens pas à quelles paroles ça faisait référence. Il y en avait une autre avec un humain à tête de zèbre. Ça, ça faisait référence à Tous ceux de ma race. »

C’est à cette époque que la peintre commence à noter le titre de la chanson ayant accompagné la longue mise au monde d’une œuvre – « Quand je trippe sur une toune, je l’écoute en boucle pendant des jours. »

PONY album covers

Ce n’était qu’une question de temps avant qu’on lui demande de concevoir des pochettes de disques, exercice stimulant auquel elle se livrera notamment pour Brixton Robbers, Travelling Headcase, Le Husky, L’Indice, Bravofunken. L’illustration qu’elle imagine en 2013 pour le EP Quand une mascotte saigne d’Ultraptérodactyle ne pourrait d’ailleurs mieux résumer la vision du monde à la fois joviale et violente, enfantine et tragique de Pony : à droite de l’image, une blondinette tient entre ses mains la tête d’une mascotte à l’effigie d’un dinosaure, pendant qu’à gauche, la mascotte en question, décapitée, saigne abondamment. Le lapin de la pochette de Manger du bois (2012) de Canailles mérite quant à lui d’être examiné de prêt afin de constater que chacun de ses poils repose sur un coup distinct de crayon de plomb.

Gabrielle Laïla Tittley recevait en 2016 le Lucien de la Couverture d’album de l’année pour Le temps f33l de CRABE et était nommée en 2020 au Gala de l’ADISQ dans la catégorie Pochette d’album de l’année pour Nul n’est roé en son royaume de Robert Nelson. La première saison de la série Résiste! (qu’elle anime à TV5) multiplie les rencontres avec différents musiciens, dont le rappeur montréalais Nate Husser, pour qui elle réalisera bientôt un clip.

Pony, Vincent Peake, Groovy Aardvark

Photo: Marc-Étienne Mongrain

C’est lors d’une des éditions de sa propre série de spectacles L’amour passe à travers le linge (organisée afin de mettre en exergue le travail de certains camarades illustrateurs, qui créent alors des gaminets vendus afin de venir en aide à différents organismes) que Gabrielle concrétise brièvement ses ambitions de rock star et monte sur scène avec Groovy Aardvark.

« Vincent [Peake] savait que Ingurgitus, c’est ma all time toune préférée. Quand il m’a invité à le rejoindre, tout le monde criait au meurtre, je ne comprenais rien de ce qui se passait. C’était le rêve de tous mes amis, on est tous fans de Groovy. Règle générale, je suis gênée sur une scène, mais là, je me suis donnée. »

Son fantasme de collaboration avec un musicien? « J’aimerais tourner un clip pour une vieille toune de Jean Leloup, comme Fashion Victim, mais mille ans en retard. C’est une des personnes que j’admire le plus créativement. J’ai toujours aimé les trucs qui sortent de l’ordinaire, qui fuckent le standard. »