L’ode au désir que constitue le premier EP de Savannah Ré, Opia, donne des frissons. La chanson « Homies » est toute en chaleur, et « Where You Are », interprétée sur un ton affectueux et accompagnée de rythmes à l’humeur changeante, est brûlante de désir. L’approche de Ré face à l’attirance reflète son expérience de vie personnelle, mais les sentiments qu’elle exprime dans ses chansons ont une portée universelle : un texto passionné reste sans réponde; le fait de trop texter la même personne crée une anxiété; se consoler en attendant que le téléphone sonne. Une fois que ces échanges atteignent leur paroxysme et que les corps s’entremêlent, tout devient intolérablement intense et beau. Nombreux sont les créateurs de musique torontois qui savent remonter aux sources du désir, mais Ré, une jeune autrice-compositrice-interprète de Scarborough, le fait avec un talent remarquable.

Savannah ReElle a fait ses premières armes comme autrice-compositrice dans des camps d’écriture comme celui d’Amazon (un camp exclusivement féminin pour le premier album de WondaGurl), celui de Keep Cool/RCA et le Kenekt de la SOCAN. Elle a attiré l’attention de la légende R&B Babyface, coécrit avec Normani et Daniel Caesar et été sélectionnée pour faire les premières parties des spectacles d’une tournée de Jessie Reyez. Et toutes ces aventures professionnelles remontent à avant la sortie d’Opia.

Le nouvel album de neuf chansons – qui évoque les complexités du désir, de la connexion et de la vulnérabilité – a nécessité un travail de deux ans avant de prendre sa forme actuelle parce que Ré tenait à faire passer un message très particulier. Certaines des chansons de l’album remontent à il y a deux ou trois ans, mais elles y figurent pour une raison précise.

« Je ne suis pas une personne religieuse outre-mesure ou quoi que ce soit », confie Ré, « mais j’ai la foi et je crois sincèrement que Dieu fait en sorte que les choses arrivent exactement en leur temps. Je crois que si j’avais essayé de brûler les étapes dans ce projet, il ne serait pas devenu ce qu’il est aujourd’hui. » Un tel recul semble inhabituel dans l’univers pop actuel, où on s’attend à ce que les artistes fassent vite pour continuer de divertir le public. Mais Ré ne s’est pas sentie obligée de suivre la règle parce que, explique-t-elle, elle tenait à s’assurer que l’histoire inhérente à la musique soit clairement structurée et corresponde à sa vision personnelle des choses. Les réalisateurs Boi-1da et YogiTheProducer, son mari, ont tous les deux laissé leur empreinte sur le son de l’enregistrement.

Pour la suite des choses, et ce, à peine une couple de semaines après le lancement d’Opia, Ré affirme qu’elle veut lancer un nouveau projet dès le début de 2021. « Maintenant que j’ai commencé, j’ai une idée beaucoup plus précise de ce que j’ai envie de dire. »

Opia parle d’une connexion qui est tellement profonde que l’autre personne peut voir le fond de votre âme. Le titre de l’EP vient de The Dictionary of Obscure Sorrows, où le mot « opia » renvoie à la fois à l’inconfort qu’on peut éprouver quand quelqu’un nous dévisage et à la vulnérabilité qu’on ressent lorsque l’autre nous voit exactement tel qu’on est. Ré a adopté une approche littérale pour le concept vidéo de la pièce-titre, influencée par l’œuvre de Marina Abramović, dans laquelle des étrangers qui se font face se parlent entre eux et se regardent dans les yeux. Cela inclut l’autrice-compositrice-interprète se son mari.

Ré ajoute qu’elle a volontairement donné ce titre à l’enregistrement non seulement pour refléter la forme de l’œuvre, mais également parce qu’elle se sent elle-même gênée face à une telle intensité, et ce, même de la part de son propre mari. « Qu’est-ce qui m’a poussée à faire ça ? Même si nous sommes mariés, tu ne peux jamais t’installer en face de quelqu’un et te contenter de le dévisager! »

Opia jette un regard bienveillant sur la connexion émotive, notamment sur « Solid », une chanson d’amour sur laquelle Ré et Yogi ont travaillé pendant plusieurs mois en essayant de la perfectionner. Et même si son partenariat revêt pour elle une importance cruciale, Ré ajoute qu’il est tout aussi important de comprendre qu’elle écrit des œuvres qui portent sur la totalité de ce qu’elle est, et qui renvoient à des expériences qu’elle a vécues avant de rencontrer son mari… y compris d’autres relations.

On regarde parfois d’un mauvais œil les femmes mariées qui parlent de sensualité, et Ré n’est absolument pas d’accord avec cette tendance. « J’ai horreur du stéréotype selon lequel le fait que tu es une femme mariée veut dire que tu n’as pas eu de vie antérieure », précise-t-elle. « C’est pas parce que tu es mariée que l’autre personne a des droits de propriété sur toi. Vous restez tous les deux des êtres distincts. » Ré et Yogi sont ensemble depuis cinq ans, mariés depuis les derniers deux ans, et leurs vies professionnelles sont totalement tressées ensemble. Mais, ajoute Ré, il y a une différence : « Lui est un incroyable réalisateur de son côté, et moi, du mien,  j’ai ma propre carrière, je suis une autrice-compositrice-interprète indépendante et, en dehors de ça, nous sommes mariés. »

Ré a commencé à subir l’influence de Beyoncé comme autrice-compositrice lorsqu’elle a découvert la mention de Queen Bey comme co-autrice-compositrice et co-réalisatrice de « Dangerously In Love ». Beyoncé elle aussi est une femme mariée, et elle aussi est un être sensuel et sexuel. Elle est examiné pour des chansons enracinées dans l’autobiographie, et peut-être aussi pour ceux qui ne le sont pas – comme si elle ne pouvait jamais parler de quelqu’un d’autre que son mari Jay-Z. Ces discours contradictoires peuvent aller trop loin : on te dit d’un côté que tu n’a pas droit au désir, et de l’autre, on évoque le concept dépassé qui veut que ce soit à la femme qu’incombe la responsabilité de garder vivant le désir vivant dans le cadre du mariage.

« Je pense que le mariage est une chose superbe, mais je pense qu’il faut qu’on arrête de le voir comme une prison », affirme Ré. « Ce n’est pas une prison. Je suis toujours libre de dire ce que je veux, et lui est toujours libre de dire ce qu’il veut. Et on peut tous les deux être la personne qu’on veut être. »  

Si elle passait sous silence la personne qu’elle était avant son mariage et ne rendait pas justice à la personne qu’elle est devenue, Ré ne serait pas l’artiste captivante qu’elle est aujourd’hui, et on ne retrouverait pas dans Opia la même tendresse et la même fougue. Il n’est pas facile pour une femme mariée d’être parfaitement elle-même – complexe et attentive, amoureuse et passionnée. En continuant de refuser de s’excuser et en restant fidèle à elle-même, Savannah Ré donne l’exemple.