Photos en-dessous par Ronald Labelle
À 73 ans, Robert Charlebois est encore et toujours une bête de scène, en phase avec la grandeur de son œuvre prodigieuse. Le 16 octobre 2017, ce sera à la fois ce répertoire immortel et cet homme d’exception qui seront célébrés au Gala de la SOCAN de Montréal.
Ce soir-là, on lui remettra notamment le prix Excellence, qui souligne le succès remarquable d’un membre SOCAN tout au long de sa carrière. Pour le principal intéressé, cet honneur est une belle marque de reconnaissance. « Ça montre que, s’il y a bien une chose qui fédère tout le monde, c’est la durée. Le talent, personne ne comprend ce que c’est vraiment, mais les carrières de 40, 50 ou 60 ans, ça veut toujours dire quelque chose. »
Pourtant, rien ne laissait présager cette longévité au début des années 1960, alors que le futur enfant terrible de la chanson québécoise amorçait sa carrière comme pianiste aux côtés de son ami et concitoyen du quartier Ahuntsic à Montréal, Jean-Guy Moreau. Chanteur et comédien vedette des boîtes à chansons, ce dernier se spécialise alors dans les imitations de chansonniers. « C’était quelqu’un de très méticuleux, et il m’avait demandé de jouer des tounes lorsqu’il retournait en coulisses pour se changer. L’affaire, c’est que les gens n’aimaient pas ça du tout quand je chantais… Ils venaient pour rire, pas pour m’écouter ! »
À ce moment, Robert Charlebois propose une chanson typique, classique et bien de son temps, héritée de l’attrait de son père pour les crooners américains comme Frank Sinatra et de celui de sa mère pour les chansonniers français comme Charles Trenet. Fan de Chopin, il a appris à jouer du piano au pensionnat, même s’il était incapable de lire « les petites notes noires », puis a découvert le rock’n’roll à l’adolescence, entre autres Chuck Berry et Jerry Lee Lewis. « Ça a donné l’amalgame que je suis, quelque part entre Elvis et Maurice Chevalier », résume-t-il, en riant.
Suivant les conseils de son professeur Marcel Sabourin, qui l’encourage « à éclater sa créativité » lors de son passage à l’École nationale de théâtre du Canada entre 1962 et 1965, il compose plusieurs chansons et donne des spectacles en solo. Une rencontre dans un café avec le chansonnier et poète Jean-Paul Filion s’avère tout particulièrement marquante.
« Il m’a vu chanter La Boulé et a tout de suite accroché. Il m’a dit que, si j’étais capable d’en faire 10-12 de même, il allait me présenter un gars qui s’appelle John Damant. Pas longtemps après, je suis allé voir ce producteur-là avec mon habit chic pis mes chaussures blanches. Il m’a dit : ‘’Avec toi, on fera pas un 45 tours… On va tout de suite commencer par un album, car t’es dans le calibre de Vigneault et Léveillée.’’ Six mois plus tard, je suis revenu avec mes chansons, et on a enregistré tout l’album en un après-midi. »
Succès d’estime, Vol.1 pave la voie à son successeur, qui parait en 1966. Presque renié par son auteur, ce dernier passe quelque peu inaperçu, et Charlebois réalise qu’il doit changer son approche. « Si bien écrire, c’est écrire comme personne, alors chanter, ça se doit d’être pareil. Bref, pourquoi essayer d’être un Bécaud No. 2 quand il y en a déjà un ? »
« À ce moment, la revendication culturelle des peuples commençait : les Bretons voulaient chanter comme les Bretons, et nous autres aussi, on se rendait compte qu’on n’était pas des Français. Sur mon troisième album, j’ai donc intégré des mots du patois québécois. C’était encore entre deux chaises comme écriture, mais ça ressemblait à rien de ce qu’on entendait à la radio. »
Décidé à ouvrir ses horizons, le jeune vingtenaire part à la découverte de l’Ouest américain pendant trois mois. Invité à séjourner chez la sœur de Michel Robidoux, son ami proche qui l’a initié à la guitare électrique, il rencontre plusieurs musiciens d’importance, notamment des membres de The Byrds et Big Brother and the Holding Company, dont fait partie Janis Joplin. « C’était le sommet du flower power, juste avant l’affaire Charles Manson. Une porte en ouvrait une autre, et tout ça grâce au langage international qu’est le blues. J’étais sur le balcon d’un motel au bord de la plage et, quand j’entendais une guitare, je lui répondais avec la bonne tonalité. J’ai rencontré du monde comme ça et, éventuellement, j’ai été invité à un party chez Peter Fonda, où toute la Terre semblait aussi avoir été invitée. Y’avait de la bouffe, de la boisson pis du pot pour tout le monde ! Au bout de trois mois, je suis revenu à Montréal et, dans les poches, j’avais le même 5$ avec lequel j’étais parti. »
Tout ré-inventer
C’est avec ce désir bien assumé de tout réinventer que l’auteur-compositeur-interprète entame la création de plusieurs nouvelles chansons. De pair avec les colocs de la commune où il demeure, il s’amuse à déconstruire et reconstruire des phrases écrites par Claude Péloquin. Ainsi est née Lindberg en une nuit.
« Claude écrivait sur des paquets de cigarettes, des caisses de bières, des petits papiers. Un soir, les filles (Louise Forestier, Mouffe et Sophie Clément) ont rassemblé ces écrits éparpillés et me les ont apportés. C’est moi qui ai fait le ménage dans tout ça, en trouvant l’intro et le hook. Ensuite, j’ai montré ça à Vigneault, et il m’a dit que c’était pas chantable et que je pourrai jamais mettre ça en musique. J’ai pris ça comme un défi ! (…) Louise et moi, on s’est assis et on a trouvé l’harmonie, puis on a interprété la chanson à des chums de Claude qui passaient par là. Ils nous demandaient sans cesse de la rejouer, en s’allumant des pétards. Loin de moi l’idée de faire l’apologie des drogues, mais disons que la ‘’psychédélie’’ nous aidait à voir la musique comme un territoire exploréen. On peut appeler ça une création collective », explique celui qui, pour cette chanson, sera aussi récompensé du prix Empreinte culturelle au prochain Gala de la SOCAN, à l’instar de son coauteur Claude Péloquin et des Éditions Gamma.
Emblématique et pionnière, cette chanson donne le ton au reste de la création de ce quatrième album, créé dans une certaine urgence à l’aide de quelques collaborateurs de choix tels que le quatuor du Nouveau Jazz Libre du Québec, Marcel Sabourin et Gilles Vigneault, qui signe le texte de La Marche du Président. « Ça, ça a été écrit en une nuit, la fois où j’ai fait fumer Vigneault pour la première fois de sa vie! (rires) On est débarqués dans son deuxième étage à Québec, Louise et moi. J’avais l’air de base en tête, et Gilles a tout de suite embarqué avec sa plume. »
Entièrement enregistré en une nuit et mixé sur une période de plusieurs semaines au studio du renommé André Perry à Brossard, Robert Charlebois Louise Forestier obtient d’abord un accueil mitigé. « Ça a pris six mois avant que les radios commencent à tourner ça. On s’est fait huer en faisant la première partie de Jean-Pierre Ferland… On a même été excommuniés par le cardinal Léger parce qu’on disait ‘’une crisse de chute en parachute’’ ! De l’autre côté, ceux qui aimaient ça, ils aimaient vraiment ça. Les Français, notamment, trouvaient qu’il y avait une énergie là-dedans qu’on ne retrouvait pas ailleurs dans la musique francophone », se souvient celui qui a foulé les planches de l’Olympia de Paris à plusieurs reprises dans les années subséquentes, avant de partir en tournée avec Léo Ferré. « Moi, en tout cas, j’étais convaincu d’une affaire : pour une fois, je savais exactement où je m’en allais. »
Profondément marqué par un spectacle de Frank Zappa qu’il a vu, le chanteur enjoint ses amis Louise Forestier, Mouffe et Yvon Deschamps à créer un spectacle multidisciplinaire au Théâtre de Quat’sous, alors détenu par le coloré Paul Buissonneau. Deux jours avant la première de mai 1968, ce dernier quitte son rôle de directeur artistique, incapable de gérer la troupe. « Ton hostie de show, fourre-toé-le dans l’cul », lance-t-il à Charlebois, qui voit là une bonne occasion de rebaptiser le spectacle.
« Il voulait qu’on mette des petits chapeaux en papier, alors que moi, j’arrivais de Californie et que j’avais vu c’était quoi, un show éclaté. Il trouvait aussi qu’on jouait trop fort, alors que nous, on voulait faire du rock. On l’a donc congédié et on a repensé le show en nous laissant plus de place pour improviser », se souvient le Montréalais. « À la fin de la première représentation, silence complet pendant deux bonnes minutes dans la salle. On capotait, on pensait vraiment que c’était le flop de notre vie… Pis, paf, d’un seul coup, tout le monde s’est levé d’un bond, et y’a eu 10 minutes d’applaudissements. On en revenait pas. »
Dans une période mouvementée pour l’histoire sociopolitique du Québec, ce spectacle contribue au renouveau de la culture québécoise, au même titre que Les Belles-sœurs de Michel Tremblay et L’Avalée des avalés de Réjean Ducharme.
Se réaliser sur scène
La décennie suivante est également marquée par cet essor culturel manifeste et dynamique. Présentée sur les plaines d’Abraham en 1974, la Superfrancofête en est un des exemples les plus probants en raison de la tenue du spectacle J’ai vu le loup, le renard, le lion qui rassemble sur une même scène trois artistes clés de la chanson d’ici : Félix Leclerc, Gilles Vigneault et Robert Charlebois.
« L’idée, c’était de faire une grande fête célébrant notre terrain de jeu francophone, sans égard aux sensibilités politiques de tout un chacun », explique-t-il. « Je me souviens que Félix avait un peu peur de moi. Il avait dit à Gilles : ‘’Toi, Gilles, j’te connais, ça va, mais le petit jeune qui a pitché ses tambours à l’Olympia, penses-tu qu’on peut se fier sur lui ? Ça a l’air qu’il prend de la drogue pis toute.’’ En guise de bienvenue, quand je suis allé chez lui, il m’a dit : ‘’Parke donc ton char dans l’autre sens, ça va aller mieux pour t’en aller !’’ (rires) Après ça, on a eu ben du fun. On a pris un coup au gin tonique, pis on a pas mal ri. »
Comme pour beaucoup d’artistes au sommet de leur popularité dans les années 1970, le tournant de la décennie suivante marque le début d’un parcours plus sinueux. « Quand est arrivée la période disco, j’me sentais à l’aise de traverser ça, mais avec du recul, je peux pas dire que c’était une grande période », admet-il. « Moi aussi, j’ai fini par tomber dans la tentation de la machine à rythmes et des synths claviers. C’était correct à ce moment-là, mais c’est vraiment pas mon monde. Moi, ce que j’aime, c’est la confrontation des cultures et des caractères qu’on retrouve dans un orchestre. »
C’est entre autres pour cette raison que l’artiste montréalais privilégie la scène au détriment du studio durant les décennies 1990 et 2000. Seuls quatre albums de nouvelles chansons sont enregistrés durant cette période, notamment Doux sauvage et Tout est bien, respectivement parus en 2001 et 2010 sous La Tribu.
« Maintenant, y’a pus personne qui attend l’album de personne, et je fais pas exception à la règle. De toute façon, c’est rendu l’ère du streaming, et je prévois la mort de l’industrie agonisante de la chanson francophone d’ici 20 ans. Rendu là, il y aura juste des amateurs qui font des mauvaises chansons », déplore-t-il. « Mais bon, j’espère être encore capable de vous étonner. Prochainement, je m’en vais à New York pour rencontrer un producteur de Brooklyn. Ça a l’air qu’il fait des merveilles, et je me dis qu’en rencontrant des nouvelles personnes, ça va peut-être m’amener ailleurs. »
D’ici la sortie potentielle de cet album encore flou, l’heure sera au bilan pour Robert Charlebois. Après tout, 2018 marque à la fois les 50 ans de son quatrième album phare et du monumental L’Osstidcho, ce qui laisse sous-entendre que les prix du Gala de la SOCAN ne seront que les premières gouttes de la pluie d’hommages qu’il s’apprête à recevoir.
Mais pour le chanteur masqué, ces anniversaires à haute teneur en nostalgie ne signifient en rien l’approche de la retraite. Au contraire, la légende s’apprête à retourner en France pour y donner une tournée en mars et avril prochains. « Je serais parti plus longtemps, mais mes musiciens et ma femme ne veulent pas ! Un mois et demi, ça a l’air beaucoup dit comme ça, mais pour visiter 40 villes, c’est pas tant que ça, surtout que j’peux pas enchainer les shows comme je voudrais. Ça m’arrive des fois de me comparer et de voir des groupes comme les Stones donner beaucoup moins de shows par année que moi, sans non plus avoir le même niveau d’énergie. Pour moi, la musique reste un sport extrême. C’est le seul que je pratique d’ailleurs. »