Il y a une scène, au début de la version animée de 1951 d’Alice au pays des merveilles où l’héroïne, ses jupes gonflées d’air tel un parachute, tombe dans un terrier de lapin et sombre dans un abysse. Pendant sa chute, elle prend le temps d’allumer une lampe, puis attrape un livre et le lit de manière contemplative tandis que se poursuit sa chute. Finalement, alors qu’elle se demande si elle va aboutir de l’autre côté de la planète, elle fait une pirouette et atterrit, à l’envers, au pays des merveilles.

Le film a été une source d’inspiration idéale pour Rich Aucoin pendant qu’il travaillait sur son troisième album, Release (à paraître le 17 mai 2019), et qu’il était aux prises avec une angoisse existentielle. « J’ai voulu utiliser le pays de merveilles comme métaphore pour représenter la manière dont nous formons nos croyances et notre vision du monde », explique-t-il au sujet de la décente d’Alice vers sa conscience d’elle-même, « et comment nous abordons notre existence dans l’univers. »

Cet album, qui, de l’aveu même d’Aucoin, a failli s’intituler Death, est un amalgame de rythmes électroniques et de paysages sonores qui forment des chansons qui sont méditatives, mais loin d’être sombres. Les morceaux s’intitulent « The Mind », « The Self », « The Fear » et leurs titres doivent être mis en relation avec le titre de l’album, par exemple « Release The Mind » (laisser aller son esprit) ou « Release The Fear » (laisser aller ses peurs). Par surprenant que l’album débute avec une courte pièce intitulée « The Base » dans laquelle Aucoin a utilisé un échantillonnage du spécialiste des neurosciences américain Sam Harris qui diriger une séance de méditation.

Comme bon nombre d’autres projets d’Aucoin, Release est conçu pour être synchronisé avec un film, et dans ce cas-ci, il s’agit d’une version d’Alice aux pays des merveilles dont il a modifié le montage afin que l’arc narratif colle plus efficacement aux thèmes qu’il a choisi d’aborder. « Tout ce que j’ai fait jusqu’à maintenant se synchronise à un film », dit Aucoin qui avait prévu étudier en cinéma mais a fini par devenir diplômé en études contemporaines et en philosophie.

C’est en effet vers la fin des ses études postsecondaires qu’Aucoin, un musicien de formation classique qui a appris les techniques d’enregistrement et de production de manière autodidacte vers l’âge de 13 ans, a décidé de tenter de créer une trame sonore pour un film existant. Le résultat, son premier EP intitulé Personal Publication (2007), était conçu pour se synchroniser avec How the Grinch Stole Christmas (Le Grinch, en V.F.). Sans le savoir, il venait également de tracer son parcours professionnel.

« Durant mes premiers concerts, j’étais assis d’un côté de la scène et je jouais du clavier pendant que les gens regardaient le film », dit-il dans un éclat de rire. La version d’Aucoin du film d’animation avec sa trame sonore a cumulé plus d’un quart de million de visionnements sur YouTube avant qu’il reçoive une lettre de cessation et d’abstention de la part des ayants droit et qui exigeait par ailleurs qu’il supprime la vidéo.

Au fil des années, Aucoin a entrepris de ne créer de la musique qu’à l’intérieur de paramètres qu’il s’imposait, ce qu’il fait encore aujourd’hui.

« Chaque fois que j’entreprends un projet, j’écris une liste de règles et au moins une de ces règles doit obligatoirement avoir un effet contraire à la nature de mon projet précédent », explique l’artiste. Il a composé un album conçu pour être synchronisé avec un film qu’il a réalisé en combinant trois films mettant en vedette Jimmy Stewart (Pubic Publication, 2010) et quelques années plus tard, en 2014, il en a créé un autre conçu pour être synchronisé avec un montage du Petit Prince, Ephemeral, qui a été finaliste pour le prix Polaris.

« Chaque fois que j’entreprends un projet, j’écris une liste de règles. »

Éventuellement, afin de respecter une règle lui imposant de ne pas créer son prochain album seul, il a traversé le pays et réalisé des enregistrements avec plus de 500 personnes, dont trois chorales, et il les a tous incorporés dans ce qui allait devenir We’re All Dying to Live (2011). Chaque artiste participant devait jouer au moins un couplet ou un refrain, mais la grande majorité de ces collaborations ont été réduites à des échantillonnages de 8 secondes.

C’est toutefois lorsqu’il a voulu transposer cet album sur scène qu’Aucoin a réalisé qu’il était incapable de recréer seul ce son collaboratif. N’ayant pas les moyens d’engager un groupe pour jouer avec lui, il a décidé d’encourager son auditoire à participer en leur demande de chanter certains refrains ou d’autres éléments de ses chansons. C’est à partir de là qu’a évolué la présence scénique énergique et interactive d’Aucoin et qui a fait sa réputation sur le circuit des festivals, style de présence scénique qu’il qualifie lui-même de « piste de danse avec des confettis et des parachutes ».

Une tournée sur deux roues
C’est à vélo que Rich Aucoin a effectué sa première tournée pancanadienne en 2007 afin de promouvoir son premier EP Personal Publication. Le périple a pris 81 jours, et durant ce temps, il amassait également des fonds pour Childhood Cancer Canada. Ce n’était pas la première fois qu’il traversait le pays, l’ayant déjà fait avec le groupe de son frère, les Hylozoists. « Tout a été si vite », dit-il afin d’expliquer pourquoi il a décidé de traverser de nouveau le Canada, mais à un rythme plus relax. Il se donnait une semaine pour voyager de ville en ville, transportant avec lui son clavier, son projeteur, un ordinateur portable et son équipement de camping. Il a remis ça une décennie plus tard en traversant les États-Unis afin de promouvoir son EP paru en 2018, Hold, tout en amassant des fonds pour l’Association canadienne pour la santé mentale. Bien qu’il avoue d’emblée ne pas être un cycliste d’élite, Aucoin a néanmoins aimé le temps qu’il a passé sur deux roues. « Je voulais vraiment découvrir les États-Unis tranquillement. »

Bien que son approche de la création musicale lui ait permis de satisfaire sa propre curiosité et d’apprendre sans arrêt — il a été finaliste aux East Coast Music Awards à 10 reprises au fil des ans —, Aucoin s’esclaffe quand il pense au temps nécessaire à son processus créatif. Surtout lorsqu’il est question de synchroniser sa musique à un film. « C’est exactement pour ça que je fais de la musique depuis 12 ans et que je n’ai lancé que deux albums », dit-il. « Ça prend du temps. »

Tout ça va toutefois changer, affirme-t-il. Il avoue lui-même ressentir de la frustration par rapport à la vitesse à laquelle sa carrière évolue. « Je me sens comme si j’étais au bâton depuis une éternité et que je ne frappe que des fausses balles, très impressionnantes, mais fausses, et que je n’arrive pas à frapper un coup de circuit », métaphorise l’artiste. Il est donc résolu a lancer sa musique plus rapidement ; au moins un album par année, si ce n’est pas plus, au cours des prochaines années, « afin que je ne puisse jamais prendre une pause jusqu’à la fin de ma carrière. »

Ça n’est pas sans rappeler Alice qui s’interroge sur sa place parmi les autres tandis qu’elle tombe vers le pays des merveilles ou, comme le dit Aucoin, « elle se demande si elle existe en tant qu’égo ou simplement en tant que série d’expériences conscientes. » Peu importe ce qui arrivera ensuite, Aucoin se dit satisfait de ce qu’il a produit jusqu’à maintenant et prêt à faire passer sa carrière à un niveau supérieur.

« Je crois que si j’y arrive, j’aurai beaucoup de choses à dire et à montrer », dit-il en souriant. « Je serai en mesure de dire “voici tout ce que j’ai accompli en 10 ans, pendant que vous n’entendiez pas parler de moi”. »



« Je dois reconnaître que le timing du lancement de mon album n’est pas idéal, car j’ai toujours cru qu’il s’agissait d’une musique pour temps froid » avoue d’entrée de jeu le violoncelliste et compositeur Justin Wright. On lui pardonnera ce léger décalage saisonnier : avec le beau temps qui se fait attendre, son Music For Staying Warm ne semble pas du tout hors saison.

Après avoir expérimenté la fusion entre synthés analogiques et cordes avec le groupe Sweet Mother Logic ainsi que sur son EP solo Pattern Seeker, le Montréalais explore de nouvelles avenues avec ce premier album enregistré en quatuor. Quelque part entre la musique contemporaine et le post rock (les fans de Godspeed You! Black Emperor devraient y trouver leur compte), alternant entre la composition rigoureuse et l’improvisation, Justin s’inscrit dans un courant de musique instrumentale qui attire de plus en plus de mélomanes.

« Très tôt, je me suis dit que je ne serais probablement jamais le meilleur violoncelliste ou le meilleur compositeur alors il me fallait trouver un angle différent, une manière bien à moi d’être créatif avec mon instrument, explique-t-il. C’est pour ça que j’aime me fixer des limites, m’imposer des défis. Pour cet album, par exemple, je voulais que chaque son qu’on entend vienne d’un instrument à cordes. Les gens seraient surpris de voir tous les bruits étranges qu’on peut tirer de ces seuls instruments. »

« Avec ce projet, je me mets vraiment de l’avant, et ça me rend un peu nerveux ! »

Inspiré par Brian Eno et son Music for Airports, Justin a lui aussi opté pour un titre utilitaire qui renvoie à la première étincelle du projet. Invité à créer un environnement sonore pour une galerie d’art lors de la Nuit Blanche en 2016, il a composé quelques mélodies qui devaient servir de tapisserie musicale aux gens littéralement venus se réchauffer lors de cet événement qui se tient en plein cœur de l’hiver. À sa grande surprise, les passants se sont attardés et ont tendu une oreille attentive à son travail.

Les compositions initiales ont ensuite évolué en une œuvre touffue et complexe, à la fois cérébrale et sensible. L’album est traversé de quatre « drones », des pièces minimalistes construites autour de notes soutenues qui invitent à la transe. « Pendant la création, j’écoutais beaucoup de musique tizita d’Éthiopie, qui n’utilise généralement que deux accords et j’étais fasciné par ces pièces qui semblent n’avoir ni début ni fin. (…) Comme instrumentiste, il y a quelque chose de fascinant et d’hypnotique à jouer des choses minimalistes : c’est fou la quantité de variations que tu peux mettre sur une seule note » remarque Justin.

C’est au Centre des Arts de Banff, où Justin s’installait pour la troisième fois, que l’album a été enregistré et en fermant les yeux, on peut aisément s’imaginer en plein cœur de cet environnement idyllique. « Difficile de ne pas être impressionné et inspiré quand tu travailles là-bas, confirme-t-il. Le studio a des fenêtres de tous les côtés et peu importe où tu regardes, tu vois ces majestueuses Rocheuses. Parfois, tu en as le souffle coupé, mais d’un point de vue créatif, c’est bon de se faire rappeler à quel point nous sommes tout petits dans l’univers. »

Peut-être que sa formation universitaire en biologie moléculaire lui a appris à regarder la nature avec attention, mais on pourrait supposer que cette modestie vient aussi peut-être de son rôle d’accompagnateur en série. Si vous suivez la scène underground, vous avez probablement eu l’occasion de le voir avec des artistes comme Common Holly, Krief, Raveen et plusieurs autres. Son talent d’instrumentiste et d’arrangeur peut aussi être apprécié sur les récents albums de Jeremy Dutcher, récipiendaire du Prix Polaris, et de Mich Kota, deux artistes uniques qui redéfinissent la culture autochtone contemporaine.

« Honnêtement, je pense que je n’ai pas de grand message à porter dans ma musique; j’essaie d’aborder des thèmes universels, car je ne crois pas que l’histoire d’un petit gars blanc qui a grandi dans un milieu plus que confortable soit si intéressante que ça, lance-t-il avec un petit ricanement. Pour les artistes des Premières Nations, c’est différent : leurs voix ont été réprimées si longtemps qu’il est important qu’on les entende aujourd’hui et je suis heureux de pouvoir prêter mon talent à des artistes qui ont tant de choses à dire. »

Quoi qu’en pense son compositeur, Music for Staying Warm en a long à dire, même sans paroles. On y sent clairement la personnalité d’un artiste qu’on espère suivre pour toute une carrière. « J’avoue que le rôle d’accompagnateur a quelque chose de confortable : tu n’as pas à prendre de grandes décisions et tu te mets au service de l’autre. Avec ce projet, je me mets vraiment de l’avant et, pour être honnête, ça me rend un peu nerveux! Je ne m’attendais pas du tout à ce que ça prenne autant d’ampleur, mais plus le projet avançait, plus j’arrivais à apprécier mon propre travail. »



Jesse Mac Cormack n’est pas du genre à s’écouter parler. Loin de la parole placée du politicien, il économise toujours les mots, les garde pour quand ça compte. Après trois EP, marquant toujours une évolution, c’est le 3 mai prochain qu’il présentera son premier album complet, attendu telle une solution aux changements climatiques : Now. Comme dans maintenant ou jamais.

Jesse Mac Cormack« Plus c’est long, plus c’est bon », dit l’adage qui semble ébauché pour décrire exactement ce que Jesse construisait durant les dernières années. « Ça fait environ trois ans que j’ai commencé à mettre les tounes en place, enregistrer, faire les démos », dit-il comme s’il émergeait d’un long voyage.

Et c’est maintenant que tout est prêt. C’est aujourd’hui que la table est mise, l’attente érigée. Now, c’est l’album et c’est aussi la quatrième piste de celui-ci. « Sur la pochette, c’est le Parc National Death Valley (en Californie). Il y a un endroit là-bas qui s’appelle Badwater Basin et tu es juste partout dans le sel, c’est vraiment un espace qui est lunaire, c’est un peu comme une belle inspiration de la fin du monde, explique Jesse. Il y a déjà eu de la vie là, il y a déjà eu un océan, une jungle. »

Comment décrire aujourd’hui quand demain devient une utopie, quand on est sûr de rien ? Jesse Mac Cormack pense à la suite. « On a amené mon kid là-bas – elle avait environ un an et demi – et on a pris une photo. Je me suis dit que j’avais mis quelqu’un au monde et que, quand moi je suis né, le monde continuait. Elle, quand elle va être en première année, ses profs vont lui dire que le monde va s’arrêter. En même temps, c’est un Now qui laisse place à interprétation. »

Besoin de rythme

C’est en revenant d’une tournée où il interprétait les chansons de ses EP (Crush, Music for the Soul et After The Glow), qu’il a su ce qu’il allait concevoir ensuite. « Mon feeling, c’était que j’avais besoin de chansons plus rythmiques. C’est plus plaisant à jouer live. Il me fallait des hooks catchy. » C’est ainsi que les pièces extrêmement accrocheuses comme No Love Go sont nées.

« Ça serait pas humble de dire que j’ai trouvé la recette », dit Jesse, encore incertain de ce qu’il adviendra. Il a pourtant réussi à bâtir, au fil des années, une cohorte d’adeptes qui n’attendent que ce « Maintenant », ce momentum, le Now de Jesse.

Le premier album, c’est important. « C’est pour ça que j’ai fait trois EP sur une longue période. Ça sert à rien de faire un disque et que personne ne l’attende », dit Jesse. Et ceux qui attendent sont là, partout. C’est tout le monde : « Dans les shows, les jeunes en avant dansent et les vieux, en arrière, sont assis sur des tabourets. »

Ce qu’il écrit, ce qu’il compose, ça lui vient « comme ça ». Les pièces qui se succèdent ici ne sont liées que par son créateur. On passe d’un rythme à saveur pop enivrant à un moment intimiste où il ne reste que Jesse, son piano et nous. Dans une bulle. « Ça m’arrive de sortir des tounes pas de drum, mais j’ai jamais calculé ce genre de move », assure Jesse.

En ce qui concerne la production, « c’est parti de quelque chose de complètement dénudé pour finir avec un orchestre au complet ». On nous parle de relations, de ce que ça implique de choisir un nouveau départ, de drogues, d’angoisse sociale.

Se fondre dans l’œuvre

Autour de Jesse, Francis Ledoux, Étienne Dupré et Gabriel Desjardins se mettent au service de l’œuvre. « Ils sont capables d’oublier tout le reste et de faire exactement la chanson que tu veux qu’ils fassent. » Comme ces derniers s’oublient dans l’œuvre de Jesse, Jesse se fond dans les œuvres des autres depuis plusieurs années déjà. Il a réalisé les albums de Helena Deland, Emilie & Ogden, Rosie Valland et Philippe Brach, pour ne nommer que ceux-là. « C’est vraiment important de faire ça pour moi, dit Jesse. Plus je suis occupé, plus je suis créatif, moins j’ai de temps et plus je sais qu’il faut que je me réveille. Les projets des autres me nourrissent. Je suis toujours en train d’apprendre. Je trouve ça l’fun, de la musique qui n’est pas la mienne. »

James Blake, Travis Scott, Drake et Rihanna occupent l’écoute de Jesse Mac Cormack qui n’a jamais eu peur de la pop. « Je ne crains pas les clichés, lance-t-il. Pour moi, les clichés ne sont pas clichés pour rien. Il faut que tu joues avec ces clichés. Les gros beats monstres, j’aime ça. J’écoute aussi beaucoup de techno pour un side project que je veux sortir bientôt. »

Changer de vie

« Hey, depuis la dernière fois qu’on a jasé de musique, j’ai mis un enfant au monde, envoie Jesse, comme étonné par lui-même. Mon but, c’était de terminer l’album avant que mon enfant naisse. Secret City Records, la maison de disques, m’a demandé de continuer à travailler dessus. J’ai continué un an après sa naissance. C’était vraiment un défi, jongler avec tout ça. Ça change une vie, comme ils disent! »

Si les idées lui venaient surtout la nuit, en faisant du vélo ou en se promenant dans la ville, les choses ont bien changé. « Là je suis sur une structure de 9 à 5. J’ai un ami qui m’a dit “je suis allé dans le bois pour créer, je me suis perdu et c’est comme ça que ma musique est née”. Moi, j’ai juste le temps de sortir pour aller à la pharmacie. »

Malgré ses visites chez Jean Coutu, Jesse crée en permanence, même si c’est dans le cadre d’un horaire de bureau. « J’essaie d’avoir une personne par jour qui vient à mon studio, dit-il. Une journée est réussie seulement s’il s’est passé quelque chose. »