La légende Muzion continue de s’écrire. Plus de 25 ans après avoir marqué, à jamais, la scène hip-hop québécoise avec son premier album, le groupe se prépare à recevoir le prix Empreinte culturelle au Gala SOCAN ce dimanche 4 mai, à la Tohu, à Montréal.

Muzion

Ce prix, le trio emblématique du quartier Saint-Michel le reçoit pour l’immense impact de sa chanson phare La Vi Ti-Neg. En 34 ans d’histoire au Gala SOCAN, c’est la première fois qu’une chanson hip-hop reçoit cet honneur. Comme Gens du pays ou Le début d’un temps nouveau ou Lindberg avant elle.

Jenny Salgado (alias J.Kyll) est à l’origine de la musique de cette chanson, vivant mélange de hip-hop et de kompa. « Cette chanson, c’est un élan. L’élan d’aller puiser dans nos racines, dans ce qu’on écoutait à la maison, dans les disques que mes parents m’ont refilés. J’allais souvent dans des bals haïtiens et je voyais l’impact que les groupes de kompa avaient sur le public. Ils pouvaient jouer la même chanson pendant 15 minutes, avec le même beat en continu, et tout le monde dansait. J’ai eu envie d’incorporer cette couleur dans le hip-hop. »

Après avoir construit la charpente de la chanson, à partir d’un échantillon de musique kompa, Jenny Salgado entre en studio avec Muzion (groupe complété par Dramatik, Imposs et, à l’époque, LD-One) pour travailler sur une nouvelle version. Harold Faustin, l’un des plus grands guitaristes haïtiens, y ajoute sa touche magique. « La chanson est devenue plus progressive. On s’est éloignés du loop. Ce qui est particulier, c’est qu’au début, on avait une réticence, on ne voulait pas inclure la chanson sur l’album… L’album avait une ligne directrice assez claire… mais sombre ! (rires) On était dans quelque chose de très profond, de plus cru, de très axé sur le texte. Là, avec La Vi Ti-Neg, on était dans quelque chose de plus festif. On ne trouvait pas que ça fittait. Mais quand on a vu l’impact de la chanson en spectacle (avant de sortir l’album), on savait qu’on tenait quelque chose qui allait être hors de notre contrôle. »

Cette utilisation d’une musique traditionnelle haïtienne est maintenant chose commune dans le R&B et la pop, qu’on pense, entre autres, aux mélanges musicaux d’Aya Nakamura ou de Joé Dwèt Filé, tous deux reconnus à travers la planète. Raccoon, l’une des figures de proue du rap québécois de son époque, reconnaît le côté avant-gardiste de l’œuvre de Muzion. « C’est fou de voir que Muzion a fait partie des pionniers (de ce genre de mélanges) », observe-t-il.

Le groupe de Saint-Michel a toujours fait partie, ou presque, de l’univers musical du jeune rappeur également né dans l’est de Montréal. « Ça fait partie de ma vie depuis que je suis petit. J’ai entendu La Vi Ti-Neg un peu partout, chez mes cousins, dans les fêtes de famille… Et c’est un peu plus tard que j’ai vu le clip à MusiquePlus, vers l’âge de 10-11 ans. J’étais scotché sur mon siège ! J’ai reconnu, dans le clip, des endroits de mon quartier. Je voyais plein d’Haïtiens, plein de Noirs représentés à la télévision mainstream. Ça m’a vraiment interpellé. »

« Pour moi, ce sont des légendes, des précurseurs », ajoute-t-il. « Ce sont des personnes qui m’ont montré que c’était possible pour un jeune garçon issu d’une famille haïtienne, avec des parents immigrants, de vivre ses rêves. J’me rappelle qu’après avoir vu le clip, j’ai contemplé l’idée de vouloir être un artiste. »

Muzion, Sarahmée, Webster, Raccoon

De gauche à droite : Sarahmée, Webster, Raccoon

Muzion a également été une grande source d’inspiration pour Sarahmée. Rappelons qu’à l’époque, Jenny Salgado était l’une des seules femmes du milieu rap québécois à profiter d’une certaine visibilité médiatique. « Toutes les rappeuses québécoises avant moi m’ont inspirée (…) mais celle que je voyais à la télé, c’était Jenny. Je ne savais pas encore ce que je voulais faire de ma vie, mais je me suis dit que, si cette fille-là pouvait être là, moi aussi je le pouvais. J’étais subjuguée par elle. »

« La Vi Ti-Neg, c’est un hymne », ajoute-t-elle. « Je suis d’origine sénégalaise, donc je ne parle pas créole, mais je comprenais le message, la force, la résilience, la solidarité. Cette chanson, elle dépasse la musique, elle dépasse le rap. »

Webster, à l’instar de Sarahmée, a un souvenir clair des premières fois qu’il a vu Muzion à la télé. « Muzion faisait partie de la vague du saint-quatuor du rap queb avec Yvon Krevé, Rainmen et Sans Pression. Quand j’ai vu ça, je me suis dit : ‘’Wow, y’a des gens comme nous qui le font… et ils le font foutument bien !’’ », se rappelle l’artiste qui a commencé son parcours rap, avec Northern X, au milieu des années 1990 à Québec. « Même si je ne suis pas Haïtien, je ressentais, comme Sénégalais d’origine, une proximité avec l’œuvre de Muzion, dans cette idée d’afficher fièrement ses racines afro dans un univers majoritairement blanc. Cette idée de proclamer son africanité, son métissage, ça me touchait directement. »

Tout comme Webster, Biz avait déjà commencé à rapper quand il a entendu Muzion pour la première fois. « On était en train de travailler sur Manifestif (premier album de Loco Locass, paru en 2000) quand Muzion et Sans Pression sont sortis. Là, on s’est dit : ‘’Ok, y’a de la grosse compétition. Ça joue dur, on est dans les grosses ligues.’’ On était heureux de ça, car on se disait qu’on allait faire partie d’un mouvement collectif, d’une vague (…) On dit souvent que Lil Wayne, c’est le rappeur préféré des rappeurs. Muzion et SP étaient aussi les rappeurs préférés des rappeurs. C’était la ligue nationale. Quand ça a pété, ça nous a motivés. Ça nous a tirés vers le haut. L’émulation dans le rap, c’est fort. Y’a une culture de l’ego, mais elle tire vers le haut. Moi, je l’ai vu comme ça. Eux, Muzion, me parlent de leur quartier, de leur hood. Moi, j’vais parler de mon hood, mais à l’échelle nationale. Et mon hood, c’est le Québec. »

Muzion, La Vi Ti Neg, video

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Ce «hood» pour Muzion, ce sont les quartiers du nord de Montréal à forte concentration haïtienne, en particulier Saint-Michel, Montréal-Nord, Rivière-des-Prairies et Cartierville, les quatre principaux endroits où a été tourné, dans une ambiance festive et survoltée, le clip phare de La vi ti neg. « Cette chanson, elle est un peu comme notre Alright de Kendrick Lamar : en dépit de tout ce que certaines personnes peuvent percevoir comme une marginalité, comme de la misère, comme une forme de ghettoïsation, en dépit de toutes ces étiquettes-là qu’on pouvait nous coller dessus, nous, on voulait raconter, on voulait crier qu’on a du fun pareil, qu’on est vivant, que ce n’est pas la souffrance qui nous unit. On ne pouvait pas penser que ça ferait boule de neige. La chanson a débordé du quartier pour toucher le Québec en entier », explique Jenny Salgado.

« C’est un hommage que le groupe a rendu à la communauté des jeunes Haïtiens de Montréal », croit Raccoon. « C’est notre hymne. C’est la chanson qui nous a le plus représentés à un niveau mainstream (…) C’est surtout une chanson très haïtienne dans son esprit. Parce que justement, malgré tout ce qu’on subit, l’Haïtien est quelqu’un de très fêtard, qui trouve toujours une occasion de célébrer. Même s’il est confronté à des obstacles au quotidien, il va toujours chercher à danser, à bouger la tête, à oublier ses problèmes pendant un petit moment. »

« Cette chanson, c’est l’incarnation d’une réalité que le Québec ne connaissait pas », analyse Webster. « Une réalité historique et sociale qui existait, mais qui n’était pas dépeinte dans la sphère médiatico-culturelle. Les gens de Saint-Michel arrivent avec leur slang, leur créole, et disent ‘’Voici le Québec que vous n’avez pas vu. Celui qui vient des quartiers que vous ne voulez pas voir.’’ »

Pour Biz, c’est le mélange entre les identités haïtienne et québécoise qui fait de Muzion, et de cette chanson, un jalon incontournable de la culture d’ici. « J’ai toujours apprécié la volonté de Muzion de se revendiquer québécois, sans couper les ponts avec ses racines haïtiennes. Ce sont deux identités qui sont compatibles, qu’on peut mélanger dans la musique. On a un respect mutuel, Muzion et moi. Ce sont des humains que je respecte beaucoup, que j’ai côtoyés pendant 25 ans. Je suis fier de ce qui leur arrive », dit-il, faisant référence au prix Empreinte culturelle.

Ce prix est très significatif pour Jenny Salgado, qui rappelle que La Vi Ti-Neg avait été boudée, à l’époque, par les radios commerciales. Le groupe et sa maison de disques (BMG-Québec) avaient acheté une pleine page dans l’hebdo culturel Voir pour afficher un message assez clair. « On avait marqué en gros FUCK LES RADIOS COMMERCIALES. Le message qu’on voulait porter, c’est : ‘’que ce soit avec ou sans votre appui, on va réussir.’’ J’ai l’impression que le fait que la toune a eu cette portée, sans être passée par les rouages industriels, ça lui a donné une vie qui se perpétue. Une vie naturelle, choisie par le public. »

« La chanson a bénéficié, je crois, du fait qu’elle a été boudée », affirme Biz. « Si elle avait explosé pendant un été, on aurait peut-être été tanné de l’entendre. Tandis que là, on en parle encore aujourd’hui. Sa durée s’est égrenée dans le temps. Ça renforce, je crois, sa capacité à rejoindre les gens. »

Et son impact est loin de se limiter au Québec. Un certain Wyclef Jean a été, à l’époque, impressionné par la chanson et par son mélange des genres. « Wyclef me l’a dit : on n’avait pas encore entendu l’usage du kompa dans le rap », se rappelle Jenny Salgado. « C’est l’une des raisons pourquoi il nous a invités à travailler avec lui par la suite. Il a entendu une couleur musicale insoupçonnée. Ensuite, la chanson a fait son chemin au-delà du nôtre. Elle a fait le tour du monde. »

Et c’est maintenant chez elle que la chanson recevra, enfin, les honneurs qu’elle mérite.