Quand la série canadienne Wayward (Indociles au Québec) s’est hissée au sommet du palmarès Netflix, Marie-Hélène L. Delorme observait la tempête à distance. Derrière les images d’une Amérique fictive peuplée de secrets et de forêts troubles, c’est sa musique qui tissait le fil invisible reliant la peur, la tendresse et l’étrangeté. « C’est un projet vraiment particulier en ce qui a trait au temps, dit-elle. Le gros défi, c’était de créer un univers propre, mais qui couvrait un éventail émotif très large. »
Mystère, horreur, comédie adolescente, Wayward se promène entre les genres avec l’assurance d’un rêve lucide. Pour Marie-Hélène L. Delorme, connue aussi sous le nom de Foxtrott, il fallait trouver un équilibre fragile : que la musique accompagne l’histoire sans se perdre dans ses virages brusques.
« Ce n’est pas de l’horreur-horreur, précise-t-elle. Le ton musical change tout le temps : de plus en plus dark, de plus en plus fucké. Il fallait que ça reste cohérent, que des mélodies reviennent, mais avec des intentions différentes. »
Le travail de musique à l’image qu’elle a livré, c’est une trame sonore qui respire, où la tension s’installe par petites doses d’étrangeté. « Je voulais créer un gros mood pour la série, un espace sonore capable de contenir toutes les émotions adolescentes », raconte-t-elle. Le résultat : un canevas psychédélique et organique, où se mêlent les flûtes et les échos de nature qu’elle a enregistrés, les grenouilles notamment. « Je travaillais avec des sons de nature que j’ai rendus méconnaissables. C’était fascinant de les faire évoluer, de leur faire perdre leur origine. »
Entrer dans une production d’envergure mondiale, c’est accepter la lenteur, la complexité, la hiérarchie. « Il faut y aller avec un doux mélange de confiance et d’ouverture. C’est très collaboratif », explique-t-elle. L’équipe de Netflix et Mae Martin, à la réalisation, lui ont offert un cadre de travail où la rigueur cohabitait avec la bienveillance. « Les gens de Netflix étaient superbes. Les notes qu’on me donnait allaient toujours dans le sens d’améliorer les choses. C’est dur, mais c’est génial. »
Ce soutien s’étend aussi à son entourage professionnel. Depuis qu’elle a rejoint Free Run Artist — l’agence de Kim Neundorf (au sein de laquelle évolue également Cristobal Tapia de Veer) —, Marie-Hélène se sent épaulée à la fois artistiquement et humainement. « Avec Kim, ç’a été un match personnel et musical dès le départ. C’est assez rare et précieux. Dans le monde de la musique à l’image, c’est complexe : il faut quelqu’un qui te représente, qui négocie, mais aussi qui t’écoute. »
Avant même de recevoir les premiers montages de Wayward, elle a dû livrer des esquisses musicales. Une méthode risquée, mais libératrice. « C’est l’fun parce que tu peux aller à l’essence. Tu n’as pas les timings ni les contraintes. Tu peux générer plein de musique qui ne servira peut-être jamais, mais tu explores ton imaginaire », relate l’artiste.

Cliquez sur l’image pour démarrer Welcome to Tall Pines, extrait de la bande sonore originale de Wayward
Ce travail intuitif donne naissance à des sons qui, plus tard, trouveront leur place exacte auprès de l’image : « C’est ironique, parce que, en musique à l’image, quand la musique colle parfaitement, on dirait qu’on ne la remarque pas, mais si elle est mal faite, tout s’effondre. »
Entre les allers-retours, les révisions et la pression des premiers épisodes, elle avoue avoir parfois perdu la notion du temps. « Les épisodes plus lourds, je les ai terminés dans des délais impossibles. Je ne me rappelle même plus les avoir composés », avoue-t-elle en riant.
Il y a dans la musique de Wayward une étrangeté assumée, une audace qui vient troubler la surface du récit. Et la musicienne en est fière : « Je suis très heureuse que la musique soit weird. Si ça avait été plus normy, ça aurait enlevé des couches de complexité à l’histoire, je pense. »
Cette identité sonore singulière reflète sa propre trajectoire. « Je viens du côté obscur, du monde indé, lance-t-elle. Cette fois-ci, c’est bizarre d’entendre ma musique dans un contexte aussi mainstream. Mais je suis reconnaissante. C’est ma petite épice spéciale dans quelque chose de grand public. »
Avant d’entrer dans la composition à l’image, Marie-Hélène L. Delorme a étudié l’écriture de scénario, la prise de son et la production musicale. Autant de facettes qui trouvent aujourd’hui leur point de convergence. « Sans ce bagage-là et même il y a cinq ans, je n’aurais pas pu faire ce projet. Tout ce que j’ai appris sert à quelque chose », assure-t-elle.
Cette polyvalence nourrit aussi sa liberté créative. Le fait que ses projets à elle, en parallèle, vivent leur propre vie, fait en sorte qu’elle peut se mouler parfaitement aux projets et se mettre à leur service, car elle n’est pas en train d’essayer de faire rejaillir ses idées plus personnelles dans le carcan imposé. « Je compose, je produis, je mixe. Mais j’ai aussi ma pratique personnelle, où je ne fais aucun compromis. C’est ce qui me rend meilleure collaboratrice. » Chaque chose a sa place.
Le succès de la série laisse derrière lui un étrange vide, celui d’une aventure qui a été omniprésente pendant un certain temps. La tête en ébullition, elle pense à la suite. « Je suis encore en train de me remettre de mes émotions, dit-elle en riant. Mais c’est garanti que quelque chose d’autre va sortir bientôt. Plus tôt que tard. »
On entend dans sa voix le vertige d’avoir touché à quelque chose d’indomptable. Dans ce dialogue entre les grenouilles et les machines, elle a trouvé son propre miroir — celui où la dissonance devient vérité.