Cela fait cinq ans déjà qu’on se pose la question : d’où vient ce nom, Lisbon Lux? Enfin, une réponse du cofondateur et directeur Julien Manaud : « C’est en fait le nom d’un personnage du film The Virgin Suicides de Sofia Coppola – en plus d’être un fan de son travail, je suis aussi très fan de la musique du duo Air qui a composé la musique. Quand j’ai fondé le label il y a cinq ans avec Steeven [Chouinard] de Le Couleur, on cherchait un nom qui fasse référence à Air; ensuite, si on avait appelé ça Moon Safari, on aurait vite été étiqueté… Lisbon Lux, c’est plus subtil! »

Producteur de disques, gérant d’artiste et éditeur, Julien Manaud n’a pas mis de temps à ériger le profil de Lisbon Lux : francophone, groovy et électronique, tel qu’exemplifié par le premier projet que le label a mis sur la carte, le groupe Le Couleur.

« C’est Le Couleur à l’époque qui m’avait approché pour réaliser un EP après qu’ils avaient découvert ma page MySpace, un truc personnel avec quelques chansons dessus, justement dans un style similaire à celui de Air », raconte Manaud, musicien français d’origine arrivé au Québec en 2006 et qui fut, pendant cinq ans, guitariste au sein du groupe Chinatown (avec notamment Félix Dyotte, chanteur et guitariste).

Avec les gars de Chinatown, « on a été un peu mis sur la map en tant qu’artistes, or j’ai déjà rencontré pas mal de gens de l’industrie, détaille Manaud. Ensuite, j’ai bossé un peu en musique de publicité; c’est ainsi que j’ai fait mes premières armes en business parce qu’avant ça, je n’avais pas vraiment touché à l’aspect « industriel » de la musique », bien qu’il ait déjà mis son nez dans les contrats qu’il avait signés avec Tacca Musique, la défunte étiquette de Chinatown.

« J’aime l’idée d’accompagner des gens longtemps, de construire des relations à long terme. », Julien Manaud, Lisbon Lux Records

Or, Le Couleur n’avait alors aucune structure, pas de label, seulement le projet d’enregistrer un EP et de le faire réaliser par Julien Manaud. « J’ai vite réalisé qu’ils ne savaient pas quoi faire après ça. J’ai suggéré de les aider en démarchant pour eux. » En passant ainsi derrière le rideau de scène, en côtoyant d’autres membres de l’industrie, il a eu la piqûre.

Quelques impressions sur…

LE COULEUR
Le Couleur« Leurs références musicales sont différentes et sortent du registre francophone. Eux, ils aiment Metronomy, LCD Soundsystem, Stereolab, mais après, Laurence [Giroux-Do], ne s’exprime qu’en français – elle m’a dit qu’elle se sentirait mal de m’exprimer en anglais. » La barrière linguistique ne semble pas freiner l’élan du groupe, assure Julien Manaud : « Le Canada représente seulement le 3e pays qui écoute le plus leur musique sur Spotify. Ils sont d’abord écoutés au Royaume-Uni, puis au Mexique, suivi du Canada et de la France. Quant à Paupières, les écoutes sont beaucoup au Québec et en France, mais on tente une percée aux États-Unis : ils jouaient à New York la semaine dernière. »

DAS MÖRTAL
Das Mortal« Le plus gros projet du label. D’ailleurs, Das Mortal [Cristóbal Cortes] vient de composer la musique d’un film d’horreur américain qui paraitra bientôt. C’est une petite production, il n’a pas été payé des centaines de milliers de dollars pour ça, mais quand même. Il a été approché par une boîte de Los Angeles, c’est cool déjà qu’à qu’ils aient entendu parler de son travail. »

FONKYNSON
Fonkynson« Bizarrement, Fonkynson [Valentin Huchon] n’est pas très connu au Québec, mais c’est l’artiste qu’on a le plus « synchronisé ». Il a vraiment un son très tendance, très fashion. On fait beaucoup de petites publicités de mode sur le web, et même une pour une banque. Sa chanson Aquarelle a dû être placée sur des images au moins vingt-cinq fois. »

« Un jour j’ai dit à Steeven : Écoute, on n’a pas encore signé le EP, mais j’ai le sentiment que nous, on pourrait monter une étiquette et le sortir. C’était ça le truc au début, simplement lancer le EP. » Ils ont déniché un distributeur, noué des liens avec de potentiels partenaires d’affaires, Lisbon Lux (qui compte aujourd’hui sur les efforts de deux employées et d’une poignée de stagiaires) était en selle, « ça s’est fait très vite », et un peu aussi par nécessité : « En 2013, de la synth pop [faite au Québec], il y en avait très peu. C’est pour ça aussi que les autres labels hésitaient à travailler avec nous. Ils me disaient : Le projet est sympathique, mais on ne sait pas trop comment vendre ça, de l’électro chanté en français. Moi, j’avais une vision. On a trouvé des relationnistes au Québec pour faire avancer nos projets, mais aussi à l’étranger, Londres, Paris. Ça a mis le label sur la carte, avec juste un EP et des petits vidéoclips pas chers, on a réussi à susciter de l’intérêt. »

Ailleurs dans le monde – principalement en Europe -, mais ici aussi, de par l’approche oblique de Lisbon Lux. Des albums édités en numérique et en vinyle seulement. Un accent sur la musique francophone qui se danse, et sur la musique instrumentale électronique, d’abord avec l’arrivée de Beat Market dans le giron. « Il nous ont approchés en cherchant une gérance. Ensuite est arrivé Das Mortal, un mec que j’ai découvert sur Bandcamp », puis les groupes électro-pop francophones Paupière et Bronswick. « C’est là que les gens du milieu ont commencé à nous catégoriser pop francophone avec un pôle électronique et expérimental ».

Le travail d’éditeur de Manaud compte pour beaucoup dans le rayonnement de la dizaine d’artistes représentés par Lisbon Lux. « On travaille un peu à la carte avec nos artistes. Certains sont entièrement représentés par nous, le management, les éditions et la production d’albums, d’autres ont leur propre gérance. Ensuite, j’avoue que c’est rare qu’on signe le disque sans nous occuper des éditions. On a même des artistes qu’on a signés qu’en édition; ils veulent rester autoproduits, mais ont besoin d’un coup de main » pour la gestion de leurs droits d’auteurs.

« Quand j’ai travaillé en publicité, je travaillais notamment avec un catalogue de musique de librairie [« library music] », ça m’a mis les pieds dans le monde de la supervision musicale [« music supervisers »]. J’en ai rencontré pas mal à cette époque et j’ai continué à entretenir ce réseau de gens qui font du placement musical » dans des productions audiovisuelles.

Avec les revenus tirés des diffusions radiophoniques et des plates-formes de streaming, la synchronisation des œuvres du catalogue de Lisbon Lux devient une priorité pour la structure, suggère Manaud : « Les revenus fluctuent d’année en année, mais cette année ça a grossi, on a de plus en plus de synchronisations. » En plus d’engager une nouvelle employée pour pouvoir mieux développer le marché des éditions, le directeur vient de mettre sur pied une nouvelle newsletter mensuelle destinée exclusivement aux superviseurs musicaux : « On leur présente un artiste, un album à venir, souvent on leur envoie deux ou trois mois à l’avance, pour qu’ils aient une espèce de fraîcheur sur le disque. »

« Où je nous vois dans cinq ans? Je n’ai pas d’objectif précis, par exemple atteindre tel chiffre d’affaire avec dix employés… J’y vais plutôt au feeling. J’ai surtout envie de prendre soin des artistes avec qui je travaille en ce moment – il faut faire gaffe de trop en signer au risque d’en négliger, tu vois? J’aime l’idée d’accompagner des gens longtemps, de construire des relations à long terme. Je nous vois comme une ferme organique, sans OGM. Ensuite, je me rends compte que de plus en plus de labels démarchent à l’international. Certains ici développent un marché local hyper fort, mais nous on a toujours eu cette espèce de curiosité : « Tiens, on va voir où ça mène si j’envoie ça à mon partenaire au Royaume-Uni, ou à celui au Chili pour voir s’il y a de la réaction. On est un peu des aventuriers parce que rien ne garantit un succès, mais au moins on tâte du terrain. »