« Y’en a pas de problème icitte », me lance Sam Rick, l’une des 29 fourmis, lorsque j’arrive au «boogie crib», mythique appartement de la jeune mais foisonnante histoire du méga collectif rap montréalais.

Une phrase qui a de quoi rassurer après mon entrée en trombe, qui a eu instantanément raison du plexiglas très chambranlant de la porte. « Ça arrive… Ça se replace », déclare via texto Don Bruce, autre fourmi et principal locataire du «crib» de la rue De Lorimier, à Montréal. « Mais yo faites ça sans moi les gees… Mon boy m’a appelé pour rider pis j’ai complètement oublié…» ajoute Bruce d’un même élan textuel, en ce début de vendredi soir chaotique.

Avec 29 membres à son actif, Les Fourmis sont pour le moins habituées au chaos. Attablés devant moi dans une grande cuisine frisquette au désordre qu’on devine emblématique, les rappeurs Bkay, AG Kone et Kirouac, la chanteuse et rappeuse Xela Edna ainsi que le grand manitou de l’ombre Sam Rick discutent de leur premier album double dans une bonne humeur aussi contagieuse que difficile à suivre. Pour des raisons sanitaires évidentes, qui dépassent le cadre du simple oubli, ils prennent la parole pour leurs complices absents : Catboot, John Ouain, Gary Légaré, Carey Size, Vendou, Renay, Mantisse, Jamaz, BLVDR, Oclaz, bnjmn.lloyd, FouKi, QuietMike, Kodakludo, Barbara, Papi, Edaï, Eius Echo, Franky Fade, Rousseau, Roby, Yaya et Chien Champion.

Bkay, également membre de LaF, nous aide à y voir plus clair : « En gros, tout ça part de Catboot et du concept de la fourmilière. Toutes les fourmis travaillent vers un objectif semblable, vers un dessein collectif. »

Catboot, c’est l’un des six membres de L’Amalgame, une entité qui précède la naissance des Fourmis. Bien avant l’arrivée de Don Bruce dans l’équation, c’est lui qui vivait au «boogie crib», notamment avec son complice de longue date Vendou. « Tout a commencé à se mettre en place ici. C’était le spot où tu pouvais débarquer quand tu voulais pour chiller ou faire de la musique », relate Bkay.

Preuve irréfutable que le «crib» n’a rien perdu de son essence : aucune des personnes assises autour de la table n’habite ici. « Mais le first thang, c’était aux parcs Lafontaine et Laurier », reprend Bkay, qui a rencontré une partie des membres du collectif en allant «kicker des verses» dans ces deux parcs montréalais en 2013 et 2014. Un projet embryonnaire intitulé La Fourmilière devait voir le jour en 2016, mais le départ monstre de la carrière de FouKi, combiné aux prémices prometteuses de LaF et de L’Amalgame, ont relayé l’idée à l’arrière-plan.

« On a fait plusieurs chansons entre 2016 et 2019. Y’avait toujours du beat qui se passait, mais personne prenait le temps de mixer les tracks. Y’avait pas de structure, pas d’organisation… », poursuit le rappeur. « Ce qui est venu changer la donne, c’est 7ième Ciel. Quand Steve Jolin [directeur de l’étiquette] a donné de l’intérêt au projet, ça nous a obligés à nous structurer. On a eu du cash et on a loué un chalet pour enregistrer un album. »

« J’apprends tellement d’affaires. C’est presque un cours ! », lance Xela Edna, qui a joint Les Fourmis il y a un peu plus d’un an, dans la foulée de leur spectacle en ouverture de Coup de cœur francophone au Club Soda. « Eius Echo [producteur avec qui elle forme également un duo électro-pop expérimental] m’avait invité au show et j’ai tellement eu de fun ! Dans les coulisses, j’entendais parler de chalet, mais j’osais pas m’inviter… Finalement, deux jours avant qu’ils partent, j’étais dans un bar sur Mont-Royal, et Sam Rick m’a demandé : ‘’Tu viens-tu ?’’ J’étais tellement contente ! »

Ce fameux chalet a pris place à Stoneham, en janvier 2020. « Ça nous a mis dans une énergie incroyable », relate Sam Rick qui, en plus de chapeauter l’événement avec Renay, Yaya et Barbara (les autres Fourmis de l’ombre), a posé sa voix sur la douce et sirupeuse Bisou caramel. « Mais à part ça, j’avais surtout du plaisir à observer tout le monde. Le premier beat qui a été fait, juste en arrivant, c’est Rouler un dank. FouKi était assis en train de rouler un joint, et Don Bruce est rentré dans la pièce en lui disant : ‘’Hey t’es jamais pas en train de rouler un dank, toi!’’ On s’est tous regardés, et la mélodie est partie. C’est cave à quel point ça peut aller vite des fois »

« On s’est rapidement rendu compte que le vibe était très différent le jour et la nuit. Le matin, Dom [Eius Echo] se levait pour créer des petits trucs doux. Tranquillement, on se levait à notre rythme et on travaillait sur des tracks comme Bulletproof et Love Donjon. Rien de ça n’aurait pu être enregistré le soir », observe Kone.

« Pis en soirée, on faisait des beats drugged-out », enchaîne Kirouac. « Un soir à quatre heures du matin, on était tous exténués, on avait enregistré toute la journée. Et là Don Bruce dit : ‘’ON FAIT UN BEAT LIVE !’’ On voulait tous aller se coucher… »

« Il a demandé à BLVDR de mettre un beat, un genre de beat très simple avec juste du drum et de la basse », poursuit Bkay. « Tous les gars se sont mis à crier des niaiseries et, à un moment donné, y’en a un qui a crié : ‘’METS TA MAIN DE MÊME !’’ Et un autre a répondu : ‘’GIVE THIS MAN A MIC !’’ »

Naissait ainsi la fougueuse MTMD, bombe rap festive qui ouvre le volume Nuit de l’album double – volume sur lequel Don Bruce prend d’ailleurs une place prépondérante. « Il était debout toute la nuit, donc le jour, il dormait », rapporte Kirouac, en riant. « Des fois, il essayait de venir enregistrer de quoi en pleine journée avec sa voix détruite, mais ça marchait pas. On lui disait de retourner se coucher. »

Au contraire, Xela Edna a été tout particulièrement active de jour, ce qui explique sa présence très constante sur les chansons du premier volet, plus soul et groovy. « Mon but, c’était d’écrire et d’explorer le plus possible. J’étais en compétition avec moi-même dans ma tête. En solo, je parle beaucoup de ma féminité et de ma sensualité, mais là, je voulais aller dans un autre vibe, plus collectif. »

D’autres, comme Kirouac, ont préféré se laisser guider par l’instant plutôt que d’écrire à profusion: « Moi je rentrais dans une pièce et, si j’avais de l’inspiration, je sortais un petit verse. Si j’en n’avais pas, je forçais rien de plus et je retournais jouer à Catan ! »

Après le chalet, Kirouac, Bkay, Vendou, AG Kone ainsi que l’ingénieur de son et producteur Roby ont pris les devants. « On avait 40 maquettes à structurer, à rendre digeste. En soi, ça a été un gros défi. Et c’est là que l’idée de splitter l’album en deux parties est arrivée », explique Kirouac.

Gary Légaré, seule fourmi absente du chalet, est également venu poser sa voix sur quelques chansons. « Il a surtout hérité des fins de tounes. Si tu les écoutes pas jusqu’au bout, ça se peut que tu l’entendes jamais », lance Kone, amusé.

Pour la suite des choses, Les Fourmis comptent sur l’audace des diffuseurs pour donner vie à ce projet ambitieux. En pleine crise sanitaire, difficile de concevoir un spectacle avec près d’une trentaine d’artistes impliqué.e.s… d’autant plus que le recrutement n’est jamais vraiment terminé. « C’est comme le stock market. Ça bouge chaque jour », blague Bkay. « Les frontières sont ouvertes. C’est un projet vivant. En fait, j’en ai pas encore parlé à personne, mais dans un futur lointain, ce serait cool passer le flambeau à 30 nouvelles fourmis. »

« Ouais ! », s’enthousiasme Kirouac. « Comme les chevaliers d’émeraude… ou une équipe de hockey ! »



King Imoh qualifie sa musique d’afrofusion, un mélange de la musique traditionnelle nigériane par laquelle son enfance à Lagos a été bercée au R&B, hip-hop et du rap du Sud qu’il a découvert plus tard, à l’adolescence.

« Ma musique amalgame ces influences d’une manière telle qu’un Nigérian pourrait l’écouter et penser “ça ressemble à de l’afrobeat”, mais qu’un Canadien penserait “c’est du R&B” », explique Imoh. « Ils peuvent tous deux y prétendre, et c’est le mélange idéal que je veux obtenir. »

Imoh s’est installé au Canada en 2008 après ses études secondaires afin d’étudier l’administration des affaires à la Trent University de Peterborough, en Ontario. Il a fait ses débuts dans la musique en tant que promoteur, organisant des spectacles et des événements, puis en tant que producteur, travaillant avec d’autres artistes. Imoh s’est toujours considéré comme « un homme des coulisses, un trait d’union », mais une fois qu’il a acquis de l’expérience en tant que producteur et « beatmaker », il a pris de l’assurance en tant qu’auteur-compositeur.

L’an dernier, il lançait son premier EP, Now or Never, qu’il a en grande partie écrit et enregistré durant la pandémie. Le simple vedette, « You Said », est un « slow » R&B planant mettant en vedette Cubah, une amie d’Imoh.

« Tous ses couplets étaient des “freestyles” enregistrés en une prise. Je lui ai fait jouer le “beat” et elle s’est laissée porter par la vibe », raconte Imoh. « C’est une des dernières pièces que j’ai complétées et elle consolide l’album. » Sur un autre single « One Plus One », un « beat » hypnotique et syncopé contrebalance les voix de HK, Shafluss, Ighost et Mista Dre.

Cette année, Imoh prévoit lancer un documentaire sur la création du EP et met en lumière les artistes avec lesquels il a travaillé. Il prévoit également d’établir un réseau avec d’autres artistes de la région du Grand Toronto, puisqu’il vient de quitter Calgary pour s’installer à Toronto en janvier 2021.

« Je ne sais pas ce que je ferai ensuite », déclare Imoh. « Je pourrais trouver le prochain artiste avec lequel je vais travailler, écrire ou produire. J’adore surtout le processus. »



Il y a environ 3 ans, la vie de Debby Friday était « totalement désorganisée ». Elle venait de quitter Montréal, récemment sobre, et elle vivait temporairement dans le sous-sol chez sa mère, à Vancouver. C’est durant ces quelques mois, complètement en retrait du monde, que Friday a commencé à créer de la musique.

« J’ai passé tout un week-end à regarder un tas de vidéos sur YouTube sur la façon d’utiliser [le logiciel d’enregistrement] Logic, et après, j’ai plongé tête première », se souvient-elle.

« Je n’avais aucune idée de ce que je faisais, mais même à l’époque je sentais qu’il se passait quelque chose de spécial, un changement de cap majeur et significatif dans ma vie. »Ce changement a débouché sur Bitchpunk (2018), le premier EP de hip-hop que Friday a enregistré dans sa chambre à coucher. Elle a depuis lancé une série de EP et de simples qui se situent au confluent du rap, de la musique électronique et du noise. Maintenant, elle a remporté le prix Prism 2020 pour les vidéoclips et a été présentée dans Pitchfork, The Fader, etc.

Elle a récemment lancé « Runnin », un projet écrit l’été dernier, une période qu’elle décrit comme effrayante, mais pleine de lucidité. « Sur mon projet précédent, Death Drive, j’étais très sérieuse et dure envers moi-même », confie-t-elle. « Là, je voulais m’amuser de nouveau. » Contrairement à ses enregistrements précédents, « Runnin » est également la première fois que Friday collabore avec d’autres producteurs et elle s’est associée avec Cayne et Andrew de Big Kill pour ce premier projet en studio.

L’autoproclamée « bourreau de travail qui n’est à l’aise que lorsque j’ai un million de choses à faire » a actuellement plusieurs projets audiovisuels en cours, dont son projet de thèse de maîtrise en beaux-arts LINK SICK, une pièce de théâtre audio qui sera ouverte au public dans le courant du mois. Elle travaille également sur son premier album complet sans toutefois sentir de pression pour le lancer rapidement.

« Je pense que la façon dont la pandémie a réorganisé notre monde a eu le même effet sur qui je suis et, par conséquent, sur mon approche de la création musicale », dit-elle. « Je sais ce que je fais, maintenant. Je me fais confiance. Un peu plus casse-cou, un peu plus sauvage. »