Entre rap et slam, fortement influencé par les rythmes de son enfance et de son adolescence dans son pays d’origine, le Bénin, Le R nous arrive avec son premier album complet, Cœur de pion. « Le R a découvert l’Amérique, » comme il se dit si bien dans « Caravelle ». Les œuvres poétiques et évocatrices du Franco-Ontarien de 30 ans « assagi » parlent d’un homme en mission pour les siens, d’un gitan dont le cœur bat la chamade, mettent en opposition fleurs et argent du beurre ou nous entraînent sur la route de la soie et à Tombouctou, stimulant non seulement nos oreilles mais aussi nos méninges dans la grande tradition du hip hop.

Le R raconte : « Pendant mon enfance, j’écoutais beaucoup de musique classique et instrumentale à la radio, à cause de mes parents, en plus des variétés françaises que ma mère appréciait. Puis à l’adolescence, j’ai découvert le rap : le groupe français IAM cartonnait au Bénin et certains de mes amis recevaient des disques de leur parenté, qui circulaient parmi nous. Et ma connaissance de l’anglais n’était pas suffisante à l’époque pour capter les paroles des rappeurs anglophones. »

« Je ne veux pas agresser, je veux être écouté. La terre est mon village. »

Son amour de la musique se développe naturellement : « La musique fait partie du quotidien des gens en Afrique, on absorbe les rythmes automatiquement, on l’entend dans la rue. Mon immersion a donc été naturelle. Du côté de ma mère, tous mes oncles jouaient d’un instrument, par exemple la guitare que j’ai apprise avec eux, ou ils chantaient dans une chorale. J’ai commencé avec un cousin la théorie musicale vers 12-13 ans, malgré le fait que je n’envisageais pas nécessairement une carrière de musicien. »

Le jeune Christian Djohossou, comme il se nommait à l’époque, recopiait les paroles des chansons qu’il aimait pour les apprendre, en se servant de cassettes. «  Je n’étais pas influencé à l’époque par les artistes africains, j’aspirais à autre chose. Les gens des générations qui me précédaient étaient fiers des artistes de chez nous comme Angélique Kidjo, mais moi j’aimais mieux le rap. Ainsi j’ai aussi découvert le collectif français d’origine congolaise Bisso Na Bisso, c’est un album que j’ai beaucoup écouté. »

Malgré son amour de la musique, Christian se destinait plutôt à un métier « sérieux ». « Mes parents me donnaient une éducation traditionnelle et je n’aurais jamais osé leur annoncer que je voulais être artiste. Ils m’auraient laissé faire ce que je voulais, mais ils voyaient bien que les musiciens avaient la vie dure. Quand j’ai immigré au Canada, j’ai choisi Ottawa pour assimiler l’anglais plus facilement tout en sachant que je pourrais utiliser le français. Et je suis venu étudier en ingénierie informatique. Mais dès mon arrivée il y a une douzaine d’années, j’ai acquis des instruments de production musicale. Ça a pris du temps pour mûrir, je suis resté amateur une dizaine d’années avant de pouvoir vivre de ma musique. C’est la lutte permanente du travailleur autonome! »

Pour son album autoproduit, il a pu miser sur plusieurs collaborateurs exceptionnels, dont Sonny Black au mixage (et à la réalisation de deux chansons). « J’ai connu Sonny en travaillant avec Yao, qui est dans mon cercle, et nous avons sympathisé : il a réussi le mixage de façon extraordinaire. Il est arrivé à traduire en un temps record ma sensibilité. » Pour Samian, qui a coécrit « Immortels » et qui la chante avec lui, il raconte : « Je l’ai rencontré en 2013 lorsque je faisais sa première partie et je le respecte beaucoup. Alors je lui ai parlé de mon projet, je lui ai proposé une trame sonore et un sujet, la collaboration a été très libre. Les mots d’ordre étaient connexion et collaboration. C’était un sujet personnel et introspectif. Je suis très chanceux de l’avoir sur mon projet. » Quant à Patrick Wright, un jeune artiste de Sudbury : « Je l’ai rencontré en 2012, on a jammé et j’ai adoré ses chansons. On a gardé le contact, je l’ai invité pour une chanson à un spectacle et ça a bien marché. Alors je lui ai demandé de collaborer à la musique d’une de mes chansons (“Irréversible”). »

Yao et Djely Tapa se sont aussi joints à lui, mais pour le reste, Le R écrit textes et musique. « En plus, je produis les paroles et la musique et quand elles se marient bien, le tout est cohérent et ça coule. »

Maintenant bien impliqué dans le milieu de la musique du monde, il participait à plusieurs événements l’été dernier : « Avec mon album, j’ai beaucoup roulé cet été : Festival International Nuits d’Afrique, Festival Franco-Ontarien, Word Pride et Francofête à Toronto… Cet automne, j’entreprends des voyages artistiques pour préparer mon prochain album, c’est une période de création et d’introspection. Il y a de fortes chances pour que le prochain album s’appelle Détours, j’ai déjà plusieurs chansons en banque. Je ne précipite rien, car Cœur de pion a encore beaucoup de chemin à faire. »

Le R analyse finement le métier de créateur de chansons : « Il ne faut pas tomber dans le piège de se déconnecter de soi : pour être créatif, il faut tout le temps être branché sur soi-même, être dans sa bulle artistique, profiter du momentum. » Quant aux sujets qui l’inspirent, il confie :  « Mon côté politique s’exprime avec un certain recul, car je suis pacifiste, je me branche sur le côté poétique des choses, comme dans “La cité des 333 Saints”, qui décrit l’âge d’or de Tombouctou : c’est une chanson d’espoir. S’il y a eu âge d’or, ça peut revenir. Je crois toujours que les choses vont rentrer dans l’ordre. Je suis positif, je ne pointe pas du doigt, je ne trouve pas de bouc émissaire. Sans être trop Peace and Love, je suis contre la culture de l’animosité. Si je fais de la musique, c’est pour passer un message de paix : je ne veux pas agresser, je veux être écouté. La terre est mon village. »