Le premier album de Laurence-Anne, Première apparition célèbrera son premier anniversaire le 8 février. Mystères, fougères et tyrannosaures ponctuaient le lancement, alors qu’une tout autre mise en scène emballait les trésors multigenres de l’autrice-compositrice-interprète lors de son dernier show de 2019 aux Katacombes, à Montréal. De la forêt tropicale à la nuit des morts-vivants, elle cultive discrètement le jardin dont on rêvait.

 Laurence-Anne« C’est comme des messages codés, dit-elle. C’est basé sur ce qui se passe quotidiennement, mais tout est décrit en images et en métaphores. Au final il y a probablement juste moi qui comprendra, mais ça reste un univers où n’importe qui peut se plonger. » Les chansons s’installent en elle au moment où elle se pose et c’est lorsque son groupe s’exécute que les beaux accidents surviennent. « J’aime ça laisser les choses le moins retravaillées possible pour laisser survenir l’étincelle », ajoute la musicienne.

Quelque chose de reposant, comme une marche en forêt, teinte l’écoute de l’album qui se décline pourtant sur scène en une expérience dont on ne ressort pas comme d’un cours de yoga. « Les chansons prennent un nouveau souffle en spectacle, dit celle qui, lors de son spectacle de décembre, est sortie d’une chrysalide, libérée par un crustacé géant muni de ciseaux. Sur l’album, c’est plus planant. On a amené le côté rock sur scène. Il y a plus de noise. Je pense qu’on le vit plus sur stage. »

D’un spectacle à l’autre, la troupe de Laurence-Anne se laisse porter par les thématiques de costumes. Si la dimension botanique est omniprésente, elle se déploie néanmoins au gré des souffles spontanés du groupe. « Comme les chansons sont très imagées, je trouve ça intéressant d’amener des éléments visuels pour que cette partie soit toujours présente », explique la chanteuse. Ça peut ainsi passer d’un habillement aux couleurs d’équipe sportive, jusqu’à un accoutrement de lifeguard mort-vivant, en passant par des inspirations végétales.

« Tout le monde est hyper créatif et chacun a sa couleur », selon Laurence-Anne et ça se sent au-delà des explorations jardinières qui s’étendent sur la scène. « Je laisse beaucoup de liberté, assure-t-elle. Je ne suis pas le genre de musicienne qui va donner des directives précises. Les gens qui travaillent avec moi m’inspirent. » En effet, difficile « d’enfermer » des musiciens aux inspirations aussi flamboyantes. Naomie De Lorimier, aux voix et aux synthétiseurs est d’ailleurs connue pour son projet solo N Nao, David Marchand (zouz), à la basse et la guitare, entre autres, n’est pas en train de griller son premier BBQ,
le drum de  Laurent St-Pierre et le saxophone d’Ariel Comptois se renouvèlent constamment et les percussions d’Étienne Côté se présentent à nous comme un menu-surprise: on sait jamais vraiment comment c’est fait, mais c’est toujours délicieux.

Cultivant un son dans lequel elle prend racine un peu plus chaque jour, l’auteure-compositrice a l’esprit en marche, le second album étant déjà bien enraciné. « On va se donner plus de temps et faire ça en plusieurs séances en studio ce printemps, dit-elle. On enregistre live tous ensemble, encore, pour garder la dimension organique. » Après la verdure, Laurence-Anne nous parlera éventuellement de ses tempêtes et de l’espace. « Je voudrais aussi essayer de nouveaux instruments qui sont moins connus dans la pop québécoise », ajoute-t-elle, tentée notamment par les ondes Martenot.

Et pour Laurence-Anne, les chansons peuvent partir de partout et nulle part. « C’est un virus est ma chanson la plus différente des autres sur Première apparition. C’est une chanson que j’ai composée différemment, se souvient-elle. J’ai utilisé un vieux clavier Yamaha avec des beats intégrés, qu’on reçoit souvent quand on est petits. J’ai branché ça dans mes pédales et j’ai choisi le beat boléro. J’ai mis ça dans les pédales avec du reverb et ça a commencé là ! C’était la première fois que je composais sans la guitare. Je ne savais pas où je m’en allais. C’était supposé n’être pas grand-chose et finalement, en la jammant, c’est devenu quelque chose de tangible. » Le cadre n’est que contrainte, et c’est même le cas lorsque vient le temps de définir son style qui emprunte un peu de tout dans chaque boîte sans jamais s’y installer.

Et la recette d’une bonne chanson pour Laurence-Anne-Ricardo ? « Il faut choisir le bon setting de beat, ça c’est la température du four. Entre 1 et 100. La mélodie est vraiment importante. Ça doit être réussi sinon la recette est manquée, s’amuse-t-elle. Et il ne faut jamais oublier les textures. En 2020, tout a été fait en musique. C’est la seule manière de se réinventer. »



Pour Bhagya et Priya Ramesh, créer de la musique vient avec une part de responsabilité et ces sœurs politiquement engagées de Calgary — dont le duo musical porte le nom de Cartel Madras — prennent cette responsabilité très au sérieux.

Bhagya, alias Eboshi, et Priya, alias Contra, ont formé leur duo trap il y a deux ans. Depuis, leur musique d’une rare énergie leur a valu d’être encensées un peu partout dans le monde, notamment dans les éditions indiennes de Rolling Stone et Vogue qui les a qualifiées « d’hybride tamil entre Pulp Fiction et MIA » qui nous proposent « des hymnes redoutables et irrévérencieux destinés aux femmes à la peau brune ».

En juin dernier, elles ont signé un contrat avec la légendaire étiquette Sub Pop, réputée pour avoir lancé Nirvana et Soundgarden, entre autres. « C’était un scénario de rêve d’être mises sous contrat par Ishmael Butler » (de Shabazz Palaces et anciennement de Digable Planets), raconte Bhagya depuis sa demeure à Calgary. « Tu parles d’une validation ! »

Dans un communiqué de presse, Sub Pop écrivait « Contra et Eboshi font une entrée fracassante dans le monde du trap et elles ont envoyé un signal très clair à leurs fans de plus en plus nombreux : elles ont fermement l’intention d’apporter quelque chose de nouveau dans le monde du hip-hop. »

Ce « quelque chose de nouveau » est une sonorité informée par les différentes identités du duo. Contra et Eboshi sont des femmes « queer » d’Asie du Sud-Est qui évoluent dans un genre à forte prédominance masculine et afro-américaine souvent critiqué pour ses propos misogynes et violents.

Les sœurs ne cachent pas que cet état de fait trouve écho dans leur musique. « Définitivement », de dire Priya. « Nous sommes deux femmes brunes qui investissent cet espace et qui tentent de se tailler une place dans un sous-genre du hip-hop qui est généralement associé au sexe et à la vie de “gangster” tout en essayant de dire quelque chose de nouveau. Il y a plusieurs strates dans le cocktail Cartel Madras. »

Bhagya prend la balle au bond : « nous avons de nombreuses conversations importantes avec les communautés que nous représentons. Nous avons absolument la responsabilité de participer dans ces communautés et de dialoguer avec elles, pas simplement de parler en leur nom, et c’est nécessaire, car au sein même de ces communautés il y a une grande diversité. »

Comme il fallait s’y attendre, le sujet de la montée du nationalisme hindou qui balaie l’Inde en ce moment est rapidement à l’ordre du jour. Nées à Chennai, une ville du sud de l’Inde auparavant appelée Madras, les sœurs ont récemment tweeté « les Indiens de la diaspora devraient être en colère et se manifester afin de dire toute la vérité sur la montée du fascisme dans leur mère patrie ».

“Le Goonda Rap est un combat juste. Il est épeurant, perturbant et “gangsta”.”—Priya Ramesh de Cartel Madras

« Il faut se faire entendre au sujet de ce qui se passe là-bas », insiste Bhagya. « On dirait que certains Indiens de la diaspora s’en foutent complètement ! Ils se sont servis de leur culture comme fondation pour leur plateforme, et je suis renversée de constater qu’ils ne se prononcent pas. À quoi bon avoir une plateforme si vous ne vous en servez pas ? »

Le Goonda rap — goonda est un mot hindi qui signifie voyou ou trublion — est la plateforme de Cartel Madras, un amalgame déchaîné de sonorités et de langues indiennes, de « beats » puissants et de rimes saccadées. « Le Goonda Rap est un combat juste », affirme Priya. « Il est épeurant, perturbant et “gangsta”. »

La discographie de Cartel Madras
* Age of the Goonda (EP, 2019)
* « Goonda Gold » (simple, 2019)
* « Lil Pump Type Beat » (simple, 2019)
* Project Goonda Part 1: Trapistan (mixtape, 2018)
* « Pork and Leek » (Single, 2018)

Elles affirment que le fait d’avoir grandi en entendant diverses langues et styles musicaux indiens est ce qui les a inspirées à faire carrière en musique. « C’était une évidence dès notre enfance que nous ne deviendrions pas des docteures, des avocates ou des ingénieures », dit Priya en riant. « On subissait la même pression que tous les jeunes de parents sud-asiatiques, sauf que nous on a réussi à leur faire changer d’idée. Quand on grandit dans une famille sud-asiatique, on a deux choix : obéir à ses parents ou rester sur ses positions. Nous sommes restées sur nos positions. »

Bhagya et Priya affirment avoir le plus grand respect pour les origines du hip-hop, « une sonorité qui ne nous appartient pas, traditionnellement. Mais nous avons notre propre voie, c’est notre interprétation du genre. »

Quand il est question de créer de la musique, Priya et Bhagya travaillent séparément « on écrit nos propres couplets, mais on collabore sur le “hook”. On arrive à bien équilibrer le tout. Nous connaissons les aptitudes et les talents de l’autre en tant que sœurs, et ça simplifie les choses quand quelque chose fonctionne ou pas. Les rares désaccords que nous avons portent sur le choix des “beats”. »

« Mais d’un autre côté, la première fois qu’on a entendu les “beats” de Age of Goonda, on a tout de suite dit “Oh! yeah! Ça y est, ça c’est le ‘beat’ qu’on cherchait.” On cherche constamment à repousser les limites de notre son. »



Une décennie tire à sa fin et les médias sont remplis de données sur les grands gagnants de l’industrie de la musique — Drake, l’artiste le plus écouté sur Spotify, est accompagné d’autres artistes canadiens comme The Weeknd et Shawn Mendes grâce à leurs albums de musique pop taillée sur mesure et promus à l’infini.

Mais qu’en est-il des artistes autochtones ou qui créent de la musique autre que de la pop et dont les sonorités plus diversifiées ne sont pas facilement captées par les algorithmes des sites de diffusion en continu ? À l’heure où les médias nationaux jouent de moins en moins de musique créée par ces artistes et que disparaissent des espaces de diffusion comme MTV IGGY (placardé au milieu de la décennie), des artistes de calibre indéniable qui œuvrent dans des genres musicaux trop diversifiés pour être catégorisés tentent de trouver leur chemin dans ces nouveaux espaces dans l’espoir de trouver de nouveaux auditoires. En voici quatre.

Celeigh Cardinal

La chanteuse et animatrice radio Celeigh Cardinal n’a jamais été surprise des combats qui sont le lot de faire de la musique qui n’est pas instantanément reconnue comme de la pop. « Je n’ai jamais pensé devenir une Lady Gaga. Ce n’est pas le genre de musique que je crée et je n’ai jamais pensé que je jouerais à la radio commerciale », dit Cardinal dont la sonorité se situe à la croisée du soul, du blues et et folk. « Mon succès, je le dois principalement aux stations de radio autochtones, communautaires et collégiales. Je crois que tous les artistes indépendants se doivent d’avoir des attentes réalistes. »

« Diva » autoproclamée depuis l’âge de 4 ans, elle fait de la musique depuis 20 ans et c’est en 2011 qu’elle a lancé son premier EP éponyme enregistré dans une cuisine. Cette parution lui a permis de partir en tournée, de promouvoir et de vendre sa musique. Depuis, elle a également lancé Everything and Nothing at All (2017) et Stories from a Downtown Apartment (2019).

Outre ses attentes réalistes, la clé de l’indépendance artistique de Cardinal est son adaptabilité. « Après toutes ces années à jouer dans les clubs folk et à déchiffrer l’audience, j’ai appris à m’adapter aux gens qui sont dans la salle. » Elle a donc tiré profit de ce talent pour l’appliquer à sa manière de mettre sa musique en marché. Cela signifie, entre autres, de comprendre qu’un utilisateur YouTube qui écoute ce qu’elle fait utilise probablement ces plateformes différemment d’une personne qui l’aurait découverte sur Spotify. Ça signifie également de ne pas tenir pour acquis que tous ceux qui consomment ou découvrent sa musique le font en ligne. Cardinal écrit donc une infolettre mensuelle destinée aux gens qui ne sont pas en ligne du tout. Cela a été crucial pour bâtir son auditoire.

« Bien sûr que c’est plus de travail pour moi », dit-elle. « Mais ça veut aussi dire que j’ai un lien très fort avec les gens qui me suivent. »

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Kiran Ahluwalia

Malgré l’omniprésence des plateformes musicales — et de leur promesse d’un accès illimité à un auditoire global — trouver son auditoire demeure un réel défi, selon Kiran Ahluwalia, particulièrement depuis que certains médias ont considérablement rétréci leur « palette » musicale.

« La radio de la SRC a essentiellement arrêté de faire tourner de la musique qui n’est pas en anglais ou en français », affirme Ahluwalia. « Avant, ils avaient des émissions entièrement consacrées à la musique du monde et ils enregistraient des spectacles.  C’était génial et ça permettait aux artistes de tous les genres de se faire entendre par un auditoire national. » Et même si la SRC a placé la musique du monde dans ses chaînes spécialisées, elle affirme que cela ne fait qu’empirer l’aspect « niché » de ces musiques qui peinent à attirer l’attention du grand public.  « Ces chaînes n’ont pas la portée nationale que la première chaîne », dit-elle.

C’est d’autant plus difficile pour des artistes comme Ahluwalia dont la musique, notamment celle sur son album 7 Billion (2018), résiste à toute catégorisation. « Les journalistes et les amateurs de musique ne savent pas trop quoi en faire jusqu’à ce qu’ils l’écoutent vraiment », dit-elle.  « Et c’est le nœud du problème : souvent les gens n’écoutent pas votre musique à moins qu’on y colle une étiquette.  Ça n’est ni de la musique indienne traditionnelle ni de la musique “dance” indienne à la Bollywood.  J’écris des chansons originales en hindoustani et en punjabi, mais je ne peux pas non plus appeler ça de la musique de “chansonnier”, car je suis accompagnée d’un groupe complet — guitare électrique, batterie, tabla, basse et orgue.  Je décris ma musique comme de la chanson indienne moderne influencée par le blues et le jazz de l’Afrique de l’ouest.  Sauf que ça ne crée pas d’image musicale dans la tête des gens. »

« Si quelqu’un vous dit qu’il fait du rock, du folk ou du R&B, vous avez une bonne idée de leur son.  Mais comme j’ai créé un genre hybride en combinant mes racines indiennes à des influences occidentales et mondiales, je ne cadre pas facilement dans une catégorie.  C’est donc plus difficile à vendre et ça complique la mise en marché. » Bien que ce soit les tournées qui représentent son principal gagne-pain, les radios communautaires, qui ne sont pas dédiées à des genres faciles à digérer, jouent un rôle salvateur pour Ahluwalia. « J’adore les radios communautaires. Elles jouent un rôle crucial dans la diffusion de ma musique », dit-elle.

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Digawolf

N’eût été des radios autochtones et communautaires, peu de gens auraient découvert le blues profondément touchant du Yelloknifien Digawolf. Selon l’artiste, d’ailleurs, les radios communautaires sont essentielles pour bon nombre d’artistes canadiens.

Digawolf publie de la musique depuis le lancement, en 2003, de son projet solo Father et il est actuellement en tournée pour promouvoir sa plus récente parution, Yellowstone, et on compare souvent sa production à celle de Leonard Cohen ou Tom Waits. Il croit que les artistes, de nos jours, doivent être d’astucieux gens d’affaires s’ils espèrent gagner leur vie avec leur art. C’est d’autant plus vrai pour les artistes hors des grands centres qui doivent surmonter des obstacles comme des connexions internet à basse vitesse, moins d’accès au circuit des festivals et des frais de déplacement exorbitants.

« C’est très important, comme musicien et comme artistes de diversifier ses sources de revenus », dit Digawolf pour qui la tournée est tout aussi importante que le « streaming ». « Pour vivre en tant que musicien et artiste à plein temps, peu importe où l’on vit, il faut comprendre où est notre argent. Il faut savoir où trouver les redevances et s’assurer que chaque chanson est déclarée adéquatement pour arriver à en vivre. »

L’artiste qui chante en Tlicho et en anglais affirme n’avoir jamais été tenté de jouer de la musique plus « populaire ». « J’écris de la musique », dit Digawolf. « Si je l’aime, je l’aime. Et c’est ce que j’aime que je publie. »

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EMDE

Lorsqu’il est question de changer de style musical pour plaire à un plus grand nombre de gens, le Montréalais d’origine malienne Mamoutou Dembélé alias EMDE (prononcé aime-dé) refuse tout aussi catégoriquement que Digawolf. « Je compose la musique que je joue. Jamais je ne la changerais pour qu’elle cadre dans un moule ou une norme », dit-il.

Musicien depuis l’enfance et professionnellement depuis l’âge de 13 ans, l’auteur-compositeur-interprète et polyinstrumentiste a lancé Djeliya en 2013 puis Dasio en 2017. EMDE travaille actuellement sur son troisième album et il affirme que trouver sa place, musicalement parlant, au Canada n’a pas été facile.

« Les spectacles et les tournées sont mon gagne-pain », dit-il. « Il n’y a que quelques stations qui font tourner de la musique du monde et de la musique africaine. C’est quand on ne fait pas jouer notre musique que les choses se compliquent. »

Mais malgré ces défis, EMDE tire son épingle du jeu. En 2019, il a remporté le prix du public et le prix Syli d’or dans le cadre du festival international nuits d’Afrique, ce qui a grandement renforcé sa détermination. Il a entrepris les démarches pour que sa musique se retrouve sur les plateformes de « streaming » et il est à la recherche d’une maison de disques. Il croit que la patience et la persévérance sont des outils qui permettront à sa musique de se faire entendre d’un plus vaste auditoire. « C’est un investissement majeur, mais tout vient à point à qui sait attendre. »