Ces quatre années de silence ont été, pour l’auteur, compositeur et interprète Bernardino Femminielli, le temps faire le point. Réflexions sur ses glorieux échecs, sur son travail mésestimé, sur sa relation corrompue avec sa ville, Montréal. Le temps d’un exil, au propre comme au figuré, nécessaire et surtout fertile : en quittant notre métropole pour Paris, il a trouvé l’inspiration pour composer pas moins de trois cathartiques albums, à commencer par L’Exil, édité par la toute jeune étiquette Éditions Appærent, cofondée par ses collaborateurs Pierre Guérineau (Essaie Pas, Feu St-Antoine), Jesse Osborne-Lanthier et Will Ballantyne (City)

« Ce que j’aime de Paris, c’est que c’est une ville un peu désespérée. Ça me rejoint », affirme, mi-sourire, Bernardino Femminielli. Quatre ans après l’épatant Plaisirs américains, le poète, performeur, auteur et compositeur installé depuis plus d’un an dans la capitale hexagonale dévoile le premier volet d’un triptyque par lequel il espère se soigner de démons, Daddy et Johnny.

Avec son épouse, il a tout quitté : Montréal, ses amis, ses anciens partenaires d’affaires, l’épave de son restaurant Femme Fontaine érigé sur les cendres de l’iconoclaste Bethleem XXX, à l’orée de la Petite-Italie. Il s’est débarrassé de tout, sauf de cette urgente envie de liberté et de création, précieusement conservée dans ses bagages jusqu’au quartier Belleville, dans le XIXe arrondissement, où nous l’avons rejoint.

« Belleville, c’est un peu le quartier anarchiste, décrit Femminielli. C’est surtout un quartier populaire, y’a beaucoup immigrants. Des restos chinois, vietnamiens, thaïlandais, mais on les trouve dans le bas de Belleville. Ici, c’est assez diversifié et ça s’est beaucoup embourgeoisé – en fait, où j’habite, y’a cinq ans, c’était assez louche. Je me souviens qu’à l’époque je ne me rendais jamais jusqu’à la rue où j’habite aujourd’hui parce que c’était trop… enfin, c’était un no mans land. Aujourd’hui, il y a des familles, des bourgeois, mais ça reste quand même un quartier populaire. Tu vois toujours la misère, tu la vois quotidiennement. »

C’est dans son logement parisien qu’il a écrit les textes de L’Exil, sur des musiques enregistrées pendant les sessions de Plaisirs américains. Sur French Exit qui ouvre l’album en douze longues minutes ressemblant à trois chansons musicalement  différentes fusionnées ensemble, il vomit tout d’un coup : « Quinze ans dans ce trou, j’ai besoin de m’exiler / La mort dans les lèvres de l’amour/ Sur ton joli corps, petit clown, petit clown, petit clown… », récite-t-il avant que le rythme motorisé du rock teuton des années 1970 démarre, emportant avec lui un nuage noir de synthétiseurs.

L’œuvre de Femminielli est fascinante en cela qu’elle porte ses références sur sa veste comme des médailles, mais elle ne s’apparente à rien qui se soit enregistré au Québec, sinon peut-être au répertoire de Lucien Francoeur. Entre krautrock et disco, plus récité que chanté, l’esthétique « gainsbourienne » dans la verve et « gainsbarrienne » dans le texte, aux images crues, salaces, mais sur cet album particulièrement intime, comme si cette mise au point avait provoqué chez l’auteur le besoin de tout dévoiler.

L’Exil, ainsi que les deux prochains volets du triptyque (décrits par le musicien comme « plus fantaisistes », en opposition à cet album « réaliste »), sont pour lui « une façon d’exorciser, de faire le point avec mon passé, mais de tout prendre ça en riant, au final », soulignant l’humour (le cynisme?) dans ses tournures de phrase. « En fait, ma vie est très théâtrale. J’ai voulu l’exprimer ainsi – non pas en jouant le rôle du raconteur faisant le récit de ses histoires, mais celui de la victime de ses propres mauvaises expériences. Ça donne un album plus personnel, en ce sens ». Personnel, mais sensible au monde qui l’entoure : sur French Exit, encore, il évoque le Président Macron, la révolte des gilets jaunes et l’incendie de la cathédrale Notre-Dame-de-Paris.

« En marchant dans Paris, j’ai beaucoup écrit, raconte Femminielli. J’ai trouvé l’inspiration ici, dans les gilets jaunes, Notre-Dame-de-Paris en flammes, dans l’ambiance assez pesante de cette ville ces temps-ci… En fait, c’est un album qui pose un regard de touriste : malgré que je connais bien Paris, ça reste encore un regard frais, innocent, naïf. Ce que les gens de Paris ne voient plus, moi, je le vois. »

Entremêlé de ce regard frais porté sur ses démons, Daddy et Johnny. Même pas deux faces d’une même pièce, plutôt deux Mr. Hydes, « projection fragmentée de moi-même », que Bernardino met en scène dans les moments les plus glauques de ses albums et de ses performances scéniques. Daddy le pervers dominant, Johnny le « petit clown » réduit au rôle d’esclave sexuel, souvent tenu en laisse sur scène durant ses concerts.

« Johnny me donne une raison pour dire qu’au fond, c’est moi, le plus pathétique, explique Bernardino. C’est un peu le concept de l’oppresseur et l’opprimé : le personnage que je [Daddy] véhicule, c’est celui du macho oppresseur qui se fait détruire, et je pars de cette idée pour voir où ça me mène. L’Exil, c’est aussi une manière de me faire soigner. Quitter [Montréal] pour me débarrasser de ce poison, quitter cette autre personne en moi pour devenir quelqu’un d’autre », idée exprimée notamment dans la chanson-titre : « Nous allons offrir le spectacle d’une mort dramatique », chuchote-t-il sur L’Exil.

« Ça résume bien le triptyque : l’histoire d’un macho oppresseur pathétique et son gigolo pas capable d’attacher ses souliers. En voyant ça en spectacle, les gens peuvent certainement en rire, mais ils peuvent aussi chercher à comprendre ce qui se passe, ce que tout ça signifie. Ce que je dis n’est jamais gratuit; j’explique un peu, mais je pense que les gens doivent comprendre selon leur propre feeling. »