C’est dans les mots d’Hector de Saint-Denys Garneau que les mains du pianiste Jean-Michel Blais s’incarnent pour ce deuxième album solo Dans ma main. « Le commencement de toutes présences / Le premier pas de toute compagnie / Gît cassé dans ma main », écrivait le poète dans Monde irrémédiable désert. Des mots qui trouvent leur écho dans les mains du compositeur, tout comme dans sa réflexion artistique: « qu’allons-nous faire de ce qui est dans nos mains ? Allons-nous construire quelque chose ? »
C’est alors qu’il sort d’un D.J. set dans le brouhaha de Brooklyn, tôt le matin que je joins Blais au téléphone. « C’est n’importe quoi, je ne suis pas un D.J. du tout, me lance-t-il en riant. J’ai monté un set list pendant la nuit et j’ai essayé de rendre ça homogène. Quelle belle expérience ! » Et c’est dans le même esprit que le nouvel album est né: joindre tous les morceaux qui semblent hétéroclites pour qu’ils nous conduisent au fil des histoires racontées sans mots.
« Forteresse »
« C’est l’incipit, le début de tout. C’est le prélude, ce qui installe la suite. Dans le livret de l’album, il y a une image et une citation qui accompagnent chaque pièce. Ici, c’est « between the click of the light and the start of the dream », tirée de No Cars Go d’Arcade Fire. L’image de la forteresse est très importante aussi. C’est l’endroit sécuritaire, pour moi, c’est mon lit. En ce qui a trait au piano, l’album complet a été enregistré avec plein de pianos différents, dans le magasin Piano Bolduc. Ici on est sur un piano droit et à la fin on entend la vendeuse du magasin qui ferme la porte et quitte et ça nous amène à la question: si un arbre tombe en pleine forêt et qu’il n’y a personne, fait-il du bruit ? Quand la boutique est fermée et qu’il n’y a personne, les pianos jouent-ils ? »
« Roses »
« C’est une pièce dédiée à une amie dont la mère est décédée. Je l’ai accompagnée là-dedans. L’ostinato, la note répétée de l’intro est un symbole du battement de son cœur et de la tumeur qui est là, qui cogne même si on oublie parfois qu’elle est là. J’aime comment on peut réussir à entrer une note angoissante et mélodique à la fois. On a beaucoup joué avec les sons sur cet album et, à un moment, on a l’impression d’entendre du violon, mais c’est un son de piano étiré 300 fois. Le son devient souple, ce n’est plus le même. Il y a de nombreuses influences sur cette pièce. Certains entendent Radiohead, puis, à la fin, on perçoit un concerto de Rachmaninov ou All By Myself de Céline Dion. Et les deux référents se valent. Il n’y a pas un auditeur meilleur que l’autre. »
« Outsiders »
« Ça commence avec un extrait d’interview avec l’artiste Jean-Michel Basquiat. J’ai découvert cet artiste il y a longtemps en me googlant, on a le même prénom (rires). L’intervieweur lui demande s’il a de la colère en lui et il dit oui et ensuite, quand il se fait demander pourquoi, il ne répond rien parce que pour lui, c’est d’une évidence ! Il est le symbole de l’art qui rencontre le capitalisme. Il a fait fortune extrêmement rapidement et on se crissait de lui et il est décédé d’une overdose. Il est en train de dire au gars « what the fuck ta question ? » L’art répond où les mots manquent. Outsiders est aussi une exposition que j’avais vue à Toronto où des artistes dévoilaient des façons alternatives de voir le monde. Je me trouvais devant une incapacité de composer, cette journée-là, puis finalement, ceci est arrivé. »
« Dans ma main »
« Dans le poème de Saint-Denys-Garneau on nous dit « tu as les morceaux du casse-tête de ta vie. Mes mains, c’est mon véhicule, c’est d’abord un instrument et c’est avec lui que je peux jouer du piano. »
« Blind »
« David Attenborough qui est comme un peu un Charles Tisseyre british parlait du fait d’être agnostique. Il dit qu’il était devant un lit de thermites et qu’il a réalisé qu’elles, aveugles, ne se voient pas, mais que lui pouvait les voir. Et il se trouvait prétentieux de croire que lui, en tant qu’humain avait tous les sens nécessaires pour percevoir et comprendre le monde. C’est une pièce sur la notion de limite. Je joue le piano et je le fais tendre vers l’électro. Blind, c’est le moment où tu commences à t’endormir et tu n’es pas encore conscient que tu es déjà parti très loin et tu as un sursaut. C’est là que tu réalises que tu avais fait beaucoup de chemin. »
« God(s) »
« Ça parle de la co-existence des trois religions monothéistes. On entend des échantillons de chants sacrés juif, chrétien et musulman. Si on met parallèlement les trois religions ensemble, on réalise que les gens croient à la même chose et on arrive dans une impasse. C’est un constat de l’absurdité. On dit la même chose dans des langues différentes. On se bat pourquoi ? »
« Igloo »
« C’est un peu une étude d’où est la limite entre une reprise, une influence, des citations, des référents. J’ai écouté Igloo de Safia Nolin et ça m’a jeté à terre. Le lendemain, j’étais sur l’absinthe avec mon ami et on a fait cette pièce-là. C’est un palindrome. Le piano du début est inversé par rapport à la deuxième moitié. Safia elle-même ne trouve pas la ressemblance entre mon Igloo et le sien (rires). C’est la façon dont je me suis senti en l’écoutant qui se retrouve dans mon interprétation. J’ai senti la solitude, les pas qui craquent sur la neige, le hibou de plastique, la réalité de l’insomnie et l’espoir: il y a une fin à l’igloo, au bout, il y a le printemps. »
« Sourdine »
« C’est un nom de pièce très concret. Durant la création de l’album, on a utilisé des pianos qui vont bien et des pianos qui vont moins bien. Ici, on a mis du feutre dans le piano et c’est ce qui fait que ça sonne en sourdine. La musique n’est qu’une série de tensions et de relâchements, mais ici, la particularité, c’est que le point de tension n’arrive qu’une seule fois. C’est ce qui fait que la pièce est aussi planante. »
« A Heartbeat Away »
« Le père d’une amie est décédé très jeune d’un arrêt cardiaque à vélo. C’est une pièce qui témoigne du choc. Il y a une chanson de Leo Sayer qui dit « when i need you, I just close my eyes and I’m with you ». Je fais juste fermer mes yeux et tu es là. Ça témoigne de la continuité malgré l’arrêt. Je trouvais ça trop fou. On est allé faire du repérage sur les lieux de l’accident. On entend dans l’enregistrement un vélo qui passe, la radio. Avec la musique, on a encapsulé des émotions qui rejaillissent. Étrangement, cette pièce, qui est une pièce funèbre, commence exactement comme Pour Johanne, qui était sur il et qui était également un morceau funèbre. Inconsciemment. On a aussi le même rapport aux notes dans la Marche funèbre de Chopin. »
« Chanson »
« C’est là où on passe le plus proche de faire une chanson avec des paroles. C’est bien moi qu’on entend chanter, pour ceux qui se le demandent. Ça ouvre la porte sur ce qui pourrait arriver ensuite. À la fin, mon ami appelle, on l’a gardé. nous entend quitter la pièce, barre la porte. Il y a des mots, mais ce qu’on entend dit plus que ce qui est dit. »