Le livret que Ian Janes a créé pour accompagner son dernier album, Episode 5, n’est pas seulement un clin d’œil nostalgique à l’époque où les pochettes d’album et les notes de pochette étaient des accessoires indispensables à l’expérience d’écoute. C’est aussi un moyen de contourner l’impact de la pandémie en créant une expérience plus intimiste pour ses fans confinés et isolés.

Le luxueux livret d’accompagnement de 36 pages contient des photos de Janes et des autres musiciens, les paroles et des informations sur la genèse des chansons. « Je pense que c’est un beau rendu de l’expérience j’aime avec les vieux albums, mais d’une manière différente », dit-il. « Sans art pour l’accompagner, il y a de fortes chances que ta musique devienne la trame sonore de temps perdu sur Instagram, et ça, ça ne crée pas de lien émotif avec ta musique. Les gens s’impliquent plus profondément dans les chansons lorsqu’ils savent comment elles ont été créées – ils s’y plongent. Tout est une question de trouver des façons de capter votre attention à une époque où notre attention est de durée variable. »

« Le genre musical définit la production et l’artiste, mais pas les chansons. Les grandes chansons sont simplement de grandes chansons. »

L’idée d’inclure l’histoire des chansons dans un livret est en partie venue de l’expérience de l’auteur-compositeur de la Nouvelle-Écosse lorsqu’il a adopté une approche typique de Nashville pour l’écriture de ses chansons. « Eddie Schwartz, l’auteur-compositeur et représentant de la SOCAN à Nashville, m’a dit que tout le monde dans cette ville fait ce qu’on appelle “écrire à partir d’un titre”, et la plupart des chansons écrites là-bas l’ont été de cette façon », dit Janes. « Quand t’entres dans une séance d’écriture, tout le monde a une liste de titres et différentes façons de faire tourner une histoire autour du titre. Mais la beauté là-dedans, c’est que souvent une autre personne aura une idée complètement différente qui devient une nouvelle source d’inspiration et qui change tout. Ça m’est arrivé ! »

Janes a connu son lot de succès notables dans le country, notamment grâce à la coécriture « Can’t Remember Never Loving You » qui a été en vedette dans l’émission Nashville, et une autre avec la chanteuse Kylie Frey, « I Do Thing », qui a atteint le sommet des palmarès des radios du Texas. Bien qu’on ne puisse pas dire que Episode 5 est un album country – il s’agit plutôt de pop-rock plein de soul – la chanson d’ouverture, « Amnesia », est née de son titre, dans le plus pur style de Nashville.

» Je suis tombé sur ce mot, et j’écris de la musique basée sur le groove, donc je suis attiré par quelque chose de rythmique qui est agréable à chanter », explique-t-il. « J’ai réalisé que “Amnesia” était un excellent titre, et grâce à ces grands auteurs de Nashville qui m’ont fait écrire à partir d’un titre, j’ai commencé à réfléchir à ce que la chanson pourrait être. »

“L’album commence et se termine avec des chansons qui font référence à des états émotionnels comme si c’était des personnages. Je m’adresse à l’amnésie comme si je parlais à une vieille amie à qui je me demande de m’aider à oublier une peine d’amour. Et dans la dernière chanson, “Sleepless”, Stone Aielli [coauteur] et moi parlons de quelqu’un – moi – qui a du mal à dormir parce que sa maison lui manque, et il se réveille dans une chambre d’hôtel et dit : “Bonjour, 3 heures du matin, comme on se retrouve ! Prends-le pas personnel, mais c’est pas toi que j’avais envie de voir”. Être capable de parler de l’histoire que vous allez raconter a été un atout précieux pour ma capacité à remarquer ces choses et à en faire des chansons.”

Les sonorités d’Episode 5, que Janes a produit dans sa maison de Dartmouth, sont aussi riches et variées que la musique qu’il écoutait en grandissant : Ray Charles, Joni Mitchell et Quincy Jones. Certaines chansons sont accompagnées de guitares, de claviers, de cuivres et de chœurs enregistrés séparément dans le studio de chaque musicien ; d’autres sont dépouillées et on y entend des échos de Chet Baker autant que de Justin Timberlake.

« Le genre musical définit la production et l’artiste, mais pas les chansons. Les grandes chansons sont simplement de grandes chansons. » Si tu prends une grande chanson et que tu utilises des cuivres et un orgue Hammond, elle va sembler être soul, tandis que si tu utilises une « steel guitar » et un violon, elle devient country. C’est comme à l’âge d’or du jazz, quand les grandes chansons de Broadway étaient interprétées par des musiciens jazz. Quand John Coltrane joue « My Favorite Things », c’est très différent de la version de Julie Andrews et de celle de Ariana Grande. Ç’a été une chanson importante dans leurs carrières respectives parce que c’est tout simplement une grande chanson. »

Janes espère pouvoir jouer ses chansons sur scène lorsque des salles rouvriront, et continuer à écrire pour lui-même et pour les autres. « Parfois je chante mes chansons, parfois ce sont les autres qui les chantent », dit-il. « Je veux continuer à trouver le bon équilibre entre auteur et interprète. Pour moi, c’est deux facettes du même métier. »



Noe TalbotC’est un « cocktail d’évènements difficiles » durant les trois dernières années qui a mené Noé Talbot a son plus récent album Remercier les accidents. Tous les obstacles, de l’anxiété jusqu’aux embûches liées à un horaire trop rempli se sont superposés, puis les accidents, les choix, les repos forcés et les nouveaux départs imprévus ont donné naissance à la musique post-tempête. Celle qu’on remercie.

« Je n’avais jamais fait d’anxiété de ma vie et tout d’un coup, je ne pouvais plus sortir de chez moi durant plusieurs jours comme si j’étais paralysé. J’avais brûlé la chandelle par les deux bouts », se remémore Noé Talbot, aujourd’hui résigné à choisir ses combats. « J’étudiais en enseignement à temps plein, j’avais une blonde en France et plein de projets musicaux, dit-il. J’avais toujours été du genre à dire ”si tu veux tu peux”, mais là, le corps ne pouvait plus suivre. »

Avec un nodule sur une corde vocale, enseignant le jour et chantant le soir, Noé Talbot a compris qu’il fallait faire des choix. « Entre l’enseignement et la musique, j’ai choisi la musique, lance-t-il. J’ai guéri mon nodule et je me suis offert du temps à moi. Ça m’a rendu beaucoup plus humain et sensible à la détresse psychologique. »

Au moment de faire son album, un problème administratif entre ses musiciens et sa maison de disques a changé ses plans. « Ça m’a obligé à engager des musiciens de studio, raconte-t-il. J’ai pris trois réalisateurs différents. Ça m’a sorti de ma zone de confort et j’ai dû être plus attentif à moi-même parce que c’était moi la seule personne qui liait toutes les parties du projet. »

Pour lui, la plus grande difficulté qu’amènent les changements et les pauses, c’est de les accepter. D’où la provenance du titre de son album. « Je remercie tous mes accidents de parcours, confirme-t-il aujourd’hui. On est toujours en train de se battre contre la fébrilité de la vie, la tempête, la tornade et on oublie que l’acceptation, c’est la clé. C’est pas grave d’être au fond du baril. Il faut juste que tu acceptes que tu sois au fond du baril », ajoute-t-il en riant.

Les accidents ne sont pas étrangers au processus créatif de Noé Talbot. « Je me base beaucoup sur la maxime, ”la contrainte amène la créativité”, dit-il. J’essaie d’écrire pas mal tous les jours et j’aime essayer des styles et des genres différents. » Globalement, c’est quelque chose que l’on constate rapidement puisque toutes ses chansons sont extrêmement différentes.

« Certains artistes sont plus dans l’uniformité, nomme Noé. Moi, ça m’embêterait. Je veux que chaque chanson ait une âme. » C’est pour cette raison qu’il tient à varier les processus d’écriture. Une chanson pourra ainsi naître a capella, au piano, à la guitare, en studio ou dans la douche, à partir d’une mélodie venue soudainement ou d’une phrase qu’il désire exploiter longuement. « La créativité, c’est un muscle, précise-t-il. Je fais beaucoup de mots croisés, je varie mes techniques pour diversifier mon vocabulaire. »

Après ce travail intense pour ne jamais se fossiliser dans une méthode trop apprise, il reste la pression. « La meilleure alliée à la créativité, c’est de l’enlever, la pression, croit Noé Talbot. J’ai la chance d’avoir des projets qui fonctionnent. Pas extraordinairement, mais j’ai des fans pour chaque chose que je fais, que ce soit plus punk ou plus soft. Le prochain album sera très doux et je me donne cette liberté-là, de revenir à la douceur si j’en ai envie, de faire ce que je veux. »

Arriver à ses fins avec une chanson, ce n’est pas magique, mais il connait une partie de la recette : « Créer un hit, c’est 70 % de marketing et 30 % de réussir à toucher l’âme des gens en même temps que la tienne. Il faut que tu y mettes une partie de toi. » À ce point-ci de la création, le seul moyen de réussir, à son avis, c’est d’en faire beaucoup. Si parmi une centaine de chansons, il n’y en a qu’une qui arrive à se démarquer, il faudra donc en écrire cent.

Noé Talbot habite son propre processus créatif autant qu’il souhaite comprendre et démystifier celui des autres. C’est pourquoi il pilote avec Philippe Vaillancourt, le balado Main d’œuvre. « Avec chaque artiste, on se raconte des histoires de studio, on rentre dans le détail des paroles des chansons et on comprend l’authenticité de chacune des personnes qui fabrique une toune », promet-il. Il espère ainsi pouvoir cueillir l’expérience des autres et en faire profiter plus d’un : « Un artiste qui réussit, c’est presque toujours un artiste qui sait que l’authenticité le mène à ce qu’il fait de mieux. »



Allison Russell a placé sa ville natale, Montréal, au cœur de son premier album solo en carrière. L’autrice-compositrice-interprète, aujourd’hui établie en banlieue de Nashville, a surmonté son syndrome de la page blanche pour offrir le sublime, souvent douloureux, mais rédempteur Outside Child, par lequel la musicienne se réapproprie son histoire d’enfant victime d’abus ayant trouvé dans la métropole québécoise sa « planche de salut ».

Allison Russell« C’est avec bonheur que je reviens à Montréal », nous rassure Allison Russell, née ici de parents d’origines écossaise et grenadienne. « Aujourd’hui, mon père adoptif – qui fut l’origine de la violence que j’ai subie plus jeune – et ma mère ont déménagé en Ontario. Mes fantômes ont quitté la ville, alors lorsque j’y retourne, c’est en compagnie de ma famille, mes amis musiciens, et ça me fait toujours plaisir d’y retourner, vraiment », dit la musicienne, qui insiste pour mener cette entrevue en français. « J’essaie de pratiquer le plus possible – avec ma fille, qui adore parler dans une langue que son père ne comprend pas! »

Et qu’elle chante avec la même aisance qu’elle répond à nos questions. Sur Outside Child, plusieurs chansons comportent des strophes, voire des couplets complets, en français, comme sur The Hunter : « Le cœur de l’enfant est le cœur de l’univers, l’amour doré / Comme bien [des] printemps, généreux, chaleureux/ Mais jamais innocent / Ni complètement sans douleur », chanson composée en se rappelant sa jeunesse vécue au Québec.

« C’est la raison pour laquelle l’album débute avec la chanson Montréal : ce disque, c’est vraiment un hommage à ma ville. Montréal était ma mère lorsque ma mère n’en pouvait plus. D’une certaine manière, l’identité et l’activité culturelle de Montréal m’ont sauvée. Les concerts extérieurs du Festival de jazz m’ont sauvée, ainsi que mes visites au Musée des Beaux-Arts », dit la musicienne, qui fuyait le domicile pour éviter d’y retrouver son agresseur.

Sur la puissante 4th Day Prayer, elle chante : « I was the Queen of Westmount Park / It was all mine after dark / Old willow tree it was my throne / Till I, till I went home… ». Elle dit que Montréal l’a protégée, « avec ses coffee houses ouverts toute la nuit, j’allais y jouer aux échecs jusqu’aux petites heures du matin. Je repense à tous ces endroits où je pouvais aller, où j’ai reçu aussi une forme d’éducation, une formation artistique, où j’ai rencontré un tas de gens sympathiques. Je considère que dans ma malchance, j’ai vraiment été chanceuse ».

Russell a quitté notre ville pour Vancouver à la majorité, où elle a connu ses premières expériences de musicienne professionnelle en cofondant le groupe Po’Girl. Avec le père de sa fille, JT Nero, Allison Russell a fondé le duo folk/gospel/americana Birds of Chicago, en 2012. À 42 ans, elle lance enfin un premier album solo, après avoir surmonté le syndrome de la plage blanche apparu après la naissance de sa fille.

« Pendant quatre ans, je n’ai pratiquement rien composé. J’en ai déduit que je n’étais pas une autrice-compositrice-interprète, seulement une musicienne. Je pense que c’était à cause du poids de la responsabilité d’être devenue mère : ce que j’écris, ce que je chante, je me disais qu’un jour, ma fille l’écouterait et l’interpréterait à sa manière. »

C’est grâce à une autre aventure musicale que Russell a retrouvé sa voix : son amie Rhiannon Giddens, une des plus brillantes représentantes de la scène folk/americana, l’a recrutée pour le projet Our Native Daughters. « Nous avions dix jours pour composer et enregistrer un album, c’était très intense et ça m’a forcé à recommencer à composer. Une fois les vannes de l’inspiration rouvertes, je n’ai pas pu m’arrêter. J’avais plein de chansons qui demandaient à sortir », dit la musicienne, qui compose principalement au banjo et à la guitare.

« Je fais beaucoup de course à pied, des marathons, des trucs comme ça, c’est thérapeutique pour moi. Souvent, les chansons me viennent en courant, et ensuite je décide si elle convient mieux au banjo ou à la guitare. Parfois, ce sont les mélodies qui me viennent en premier, parfois c’est juste un bout de phrase. Un fragment de chanson, à partir duquel il faut chercher autour pour trouver le reste. Parfois, une idée de chanson me vient simplement en lisant; lorsqu’une phrase me frappe, j’essaie de comprendre pourquoi. »

Toutes les chansons de Outside Child ont été composées durant la tournée de Our Native Daugthers, dès juillet 2019. En septembre 2019, Allison Russell a investi sa bourse du Conseil des arts du Canada pour se payer quatre jours de studio avec ses fabuleux amis musiciens de Nashville, qui donnent vie à ces puissantes chansons. « J’ai ressenti l’urgence d’écrire. C’était devenu important pour moi d’exprimer vocalement ce que j’ai vécu, pour en finir avec les cycles de violence – le racisme, le sexisme, les violences sexuelles. C’est aussi très important pour moi d’écrire ma propre histoire et de pouvoir dire aux gens qu’on peut survivre à tout ça. »