En plein milieu de notre conversation, Emmanuel Jal explique : « Je m’excuse, mais je n’avais pas prévu aller si loin dans les détails de mes traumatismes. »

Il parle avec passion du pouvoir de la pensée positive, de la façon de transcender l’amertume et de l’importance de rêver d’un avenir meilleur. Mais dès qu’on apprend à connaître son histoire, les excuses deviennent inutiles.

À l’âge de sept ans, Jal et des centaines d’autres enfants fuyaient l’Éthiopie pour échapper à la seconde guerre civile soudanaise. Ils furent recrutés par l’Armée Populaire de Libération du Soudan, apprirent à se servir de mitrailleuses AK-47 et furent forcés à combattre le gouvernement soudanais dans une guerre qu’ils étaient encore trop jeunes pour comprendre.

Amnistie internationale explique que, durant cette guerre de 22 ans, « les parties au conflit ont toutes perpétré de sérieuses violations des droits humains internationaux, y compris des meurtres ciblés de personnes civiles, le recrutement et l’utilisation d’enfants, des crimes de violence sexuelle et des destructions de biens. »

Après avoir combattu pendant trois ans et été témoin d’horreurs indicibles, Jal s’est évadé avec quelques centaines d’autres enfants. Le chemin de la liberté leur a pris environ trois mois, et plusieurs enfants y ont laissé leur vie. Jal s’est retrouvé dans un petit village du Soudan du Sud où une travailleuse humanitaire britannique, Emma McCune, l’a pris sous son aile. Elle l’a aidé à s’enfuir au  Kenya sur un vol humanitaire en plus de payer pour son éducation.

Pendant son séjour au Kenya, Jal a écouté pour la première fois l’hommage de Puff Daddy à Jésus, “Best Friend”, et l’expérience a changé sa vie. « Avec la musique, je pouvais redevenir enfant, c’était comme si j’avais découvert le paradis, » explique-t-il. Depuis ce temps-là, celui qui se considérait au départ comme un « musicien par accident » tâche d’offrir à ceux qui en ont besoin un coin de paradis grâce au mélange de hip-hop et de sons africains qui sert de matière à ses six albums.

Comme musicien et activiste en faveur de la paix, Jal s’est aidé lui-même en aidant les autres. Il s’est produit dans la cadre de Live 8, le concert de 90e anniversaire de Nelson Mandela, ainsi que devant Sa Sainteté le Dalai Lama. Il a prononcé des discours aux Nations Unies et au Congrès américain en plus de collaborer et de se produire avec des artistes comme Lauryn Hill, Peter Gabriel, Nelly Furtado, Ed Sheeran, Nile Rodgers et Alicia Keys. En 2008, un long-métrage documentaire sur sa vie, Warchild, remportait douze trophées de festivals du film à travers le monde. La même année, son autobiographie Warchild sortait chez Little Brown. Pour son engagement indéfectible envers la construction d’un monde de paix, Jal a reçu le Vaclav Havel International Prize for Creative Dissent de 2018 et le Prix de la réconciliation de Desmond Tutu en 2017, pour ne nommer que deux des nombreuses récompenses dont il a fait l’objet.

Il mentionne que son dernier long jeu, Shangah, a plus l’air d’une célébration que ses œuvres antérieures. « Je veux juste danser, j’adore danser. Je crois qu’on peut exorciser  certains traumatismes en dansant. La respiration change, on compose différemment avec les choses. »

Jal ne fait pas que danser dans ses vidéos : à l’instar de ses contemporains du mouvement Afrobeat, ses films regorgent de magnifiques tenues multicolores. La vidéo de la chanson « Hey Mama », tournée dans son pays natal et au Kenya, ne fait pas exception à la règle. « Je veux juste donner un coup de pouce aux jeunes couturiers et musiciens africains », explique-t-il en ajoutant : « J’ai été surpris d’apprendre que mes vidéos sont regardées dans les pays d’Asie. »

« Hey Mama » contient le passage suivant : « Le  Soudan du Sud est ma mère, le tribalisme n’y a pas sa place, les langues ne discriminent pas, nous sommes tous égaux, non à la guerre, l’amour est notre remède. »

« Est-ce que le fait de retourner au Soudan du Sud pour y tourner la vidéo a été une chose difficile ? » lui demandons-nous. « C’est triste de voir que 98 pour cent de la population vit dans la misère. La moitié des gens sont des réfugiés ! J’espère sincèrement que le processus de paix portera fruit. »

Dans sa vie privée, Jal dirige sa propre œuvre caricative, Gua Africa, qui se concentre sur l’éducation et le soutien des familles affectées par les conflits qui font rage en Afrique de l’Est. Il a également travaillé pour des organisations comme Amnistie International pour aider à prévenir le recrutement d’enfants soldats.

À plusieurs reprises au cours de notre conversation, Jal souligne que nous avons le pouvoir de créer l’avenir que nous voulons en l’imaginant. « Je crée la vie que je veux vivre en tirant de mon passé des leçons de sagesse et une motivation », explique-t-il. « J’ai volontairement oublié des tas de choses horribles, comme le fait d’avoir été tenté de dévorer un camarade parce qu’on mourait de faim dans la forêt ou de boire mon urine.

« Mais, des fois, je songe à ma vie en me demandant pourquoi je suis ici. C’est comme un rêve. »