Tout le monde se souvient de son premier vrai baiser. Mais ce n’est pas tout le monde qui écrit une chanson à ce sujet.

Emily Reid, elle, l’a fait. C’était en secondaire 1. « Permanent Smile » est la chanson qui a été inspirée par cette amourette préadolescente. Ses deux frères aînés ne cessaient de la taquiner pendant qu’elle chantait sa chanson dans le microphone de son ordinateur. « C’est carrément surprenant que j’aie eu envie de faire carrière en musique », dit-elle en riant. « Ils étaient sans pitié! »

Il y a fort à parier que ses frères ne se moquent plus d’elle aujourd’hui. En 2014, Reid a lancé un premier EP, Drifter, qui lui vaudra rapidement une entente d’édition avec BMG Nashville. L’une des premières chansons qu’elle a écrites en tant qu’auteure éditée, « If I Wanted Wine », a attiré l’attention de Shannon McNevan (qui a notamment travaillé avec James Barker Band, The Reklaws, Jade et Eagleson), administrateur A&R principal pour la musique country chez Universal Music Group Canada – ce qui lui a permis de signer un contrat de disques avec Universal.

Puis, en avril 2021, Reid a décroché son premier simple no 1 Billboard en faisant partie de l’équipe créative – avec Matt McVaney et Travis Wood – derrière « Boys », une chanson que Dean Brody a enregistrée avec Mickey Guyton, et qui s’est également hissée en tête des palmarès country canadiens. La chanson parle des façons différentes dont les hommes – par opposition aux garçons – gèrent leurs relations.

« C’était fou », explique Reid. « J’avais une séance de travail avec Matt et Travis pour écrire des chansons pour mon prochain album. On tournait en rond et, un moment donné, ils se m’ont regardé et ont dit “Emily! Toi, tu écrirais à propos de quoi?” J’ai répondu “les garçons, évidemment!”

« On a vraiment tout donné là-dessus », poursuit-elle. « Quand on a eu fini de l’écrire et de l’enregistrer, je me suis dit qu’elle serait mieux servie si c’était un gars qui la chante. J’en ai parlé à mon agent et il m’a demandé si j’étais d’accord qu’il la propose à Dean Brody. La chanson a commencé à tourner à la radio et a fini au no 1. Après, ils ont demandé à Mickey Guyton de faire un “feature” dessus. Voir sa carrière décoller et savoir que j’ai joué un tout petit rôle là-dedans… c’est vraiment cool. J’étais aussi la seule femme dans l’équipe d’écriture de cet album [de Dean Brody], et ç’a m’a rendue encore plus fière. »

Bien avant que ce succès se concrétise et après ce premier baiser, Reid, 27 ans, a commencé à écrire des poèmes sur des bouts de papier de construction pendant sa jeunesse à Victoria, en Colombie-Britannique. Elle a caché ces élans de créativité pliés dans sa bibliothèque, loin des yeux indiscrets et moqueurs de ses frères. C’est son père qui les à découvert et il l’a encouragé à continuer à écrire. Suivront bientôt des leçons. Reid n’a jamais aimé ces leçons formelles ; elle préférait jouer ses propres accords et chanter ses propres chansons.

Signer une entente d’édition
À 23 ans, Reid a signé un contrat avec BMG Nashville et elle écrivait cinq ou six jours par semaine. « Le plus cool dans tout ça, c’est que quelqu’un te paye pour écrire des chansons », dit-elle. « Pas besoin de travailler dans un bar pour joindre les deux bouts. C’est un cadeau hallucinant. Je me suis un peu perdue au début, car j’étais jeune, impressionnable et en quête de validation. N’empêche, ç’a été six magnifiques années. »

« C’est la chose dans ma vie que j’ai toujours aimé », dit Reid à propos de l’écriture de chansons. « J’ai toujours eu l’impression que c’était un cadeau : j’ai grandi dans une famille qui n’est pas “musicale” et c’est comme ça que j’exprimais mes émotions. »

De la Colombie-Britannique à Nashville en passant par Toronto, c’est finalement à L.A. que Reid s’est installée avec son mari. L’auteure-compositrice millénariale a parcouru des milliers de kilomètres – littéralement et musicalement – dans sa carrière relativement courte de musicienne professionnelle. Reid, qui décrit sa musique comme « audacieuse, énergique et indie-fun-cool », a appris quelque chose dans chaque ville où elle a passé un certain temps et, de fil en aiguille, elle s’est bâti une tribu de collaborateurs.

« Une des grandes leçons que j’ai apprises c’est qu’il faut être soi-même et comprendre ce qui nous rend spécial plutôt que d’essayer d’imiter ce qui rend quelqu’un d’autre spécial ou d’essayer d’être ce qu’on pense que les autres voudraient qu’on soit. Il faut aussi accepter ses faiblesses. C’est la beauté de la coécriture : ta faiblesse est peut-être la force de l’autre. On n’est pas censé être bon dans tout, et c’est ça qui rend le processus magique. Trouve ta vérité et apporte-là avec toi au travail chaque jour. »

Des fois il faut que je me pince quand je suis dans une salle de travail avec mes amis et qu’on écrit une chanson qui pourrait potentiellement nous rapporter de l’argent », dit-elle. « Je pense vraiment que c’est l’emploi le plus cool du monde. »



L’autrice-compositrice-interprète Sara-Danielle vient tout juste de lancer son second EP intitulé Another Self, mais songe déjà à retourner en studio pour son projet suivant, et peut-être même encore avec le réalisateur Jesse Mac Cormack qui a si bien servi ses chansons. « Et ces temps-ci, j’ai plus envie de composer en commençant par le texte, abonde-t-elle. Parce qu’on dirait que j’ai envie de dire des choses plus précises ; avant, je partais plus de la musique, mais aujourd’hui je me dis qu’en commençant par le texte, la musique apparaîtra d’elle-même, selon ce que j’ai envie de partager. »

Sara-DanielleComme la plupart d’entre nous, ces deux dernières années ont provoqué des remises en question chez Sara-Danielle qui, heureusement, n’a pas eu à mettre sa carrière, naissante, sur pause : le mini-album était prêt il y a plusieurs mois et devait paraître au moment prévu, sur étiquette Simone Records. Nous n’avons rien perdu pour attendre : la musicienne propose une chanson pop (en anglais) mature, doucement inspirée par la soul, raffinée par les orchestrations de Mac Cormack, qui trouve encore le bon équilibre entre instruments organiques et ornements synthétiques (le batteur Louis René participe aussi à l’enregistrement).

Or, durant cette pandémie, « j’ai senti beaucoup mes relations changer autour de moi. Les chansons que je compose ces jours-ci sont un peu la suite du EP », une réflexion sur son rapport aux autres, à ses amis, une réflexion aussi sur la notion de liberté, brimée pendant les confinements.

« J’ai envie de ça, de me sentir libre et, je ne sais pas… me sentir avancer. Parfois, je me suis sentie prise, coincée, comme on l’a tous ressenti ces dernières années. J’ai comme hâte que ça bouge, que ça avance. Je suis impatiente ! », insiste la musicienne, qui avait démarré son projet solo il y a six ans et lancé, en 2019, un premier mini-album (Healing) à compte d’autrice.

Sara-Danielle s’inspire du travail de la Britannique Liana La Havas et de l’Américaine Lana Del Rey, et ça s’entend : « Chez Liana La Havas, j’aime son aura aussi puissante que douce, elle m’inspire beaucoup. J’apprécie sa musique sans feux d’artifice, mais avec ces rythmes r&b entraînants. J’aime ce genre de trucs où on sent la pulsation rythmique », mise de l’avant dans son propre travail. « Ça m’inspire beaucoup – je trouve ça le fun qu’il n’y ait pas que des feux d’artifice, tout en douceur. Quant à Lana del Rey, « elle joue avec sa voix de manière spéciale, surtout sur son dernier album, commente la Québécoise. J’aime aussi jouer avec ma voix pour créer des textures et des atmosphères ; sur mon EP, j’avais envie de créer quelque chose qui mélangeait le côté organique du r&b, mais avec des textures électroniques. »

Ça aussi on l’entend bien, tout comme on peut reconnaître, dans sa manière assurée de poser sa voix, sa formation en chant jazz à l’Université de Montréal, formation suivie après son passage au programme Musique et chanson du Cégep Marie-Victorin. Ce qu’on entend moins, par contre, c’est son apprentissage musical à travers la musique traditionnelle québécoise.

« Mon premier instrument, c’est le violon » explique la musicienne originaire de Gatineau, et dont la mère est Franco-ontarienne. « Mon premier contact avec la musique s’est fait avec les reels traditionnels québécois, que j’ai écoutés et joués durant mon enfance et mon adolescence – mon père est un bon chanteur et jouait de la mandoline, ma grand-mère était impliquée dans la communauté de musique traditionnelle, y’avait souvent des jams à la maison ! »

Or en grandissant collée sur la frontière ontarienne, elle s’est surtout exposée à la pop en anglais « et c’est ce qui m’inspire, c’est en anglais que j’ai commencé à écrire mes premières chansons ». Dès le début, elle rêvait à une carrière internationale en anglais, bien que pendant un moment, elle s’est sentie dans l’ombre de ses amis qui, eux, menaient leurs projets en français. « Je les regardais, eux, participer aux Francouvertes, par exemple, et je me disais : C’est dommage qu’il n’y ait pas vraiment de concours ou de vitrine comme ça pour les artistes anglos au Québec… Je me sentais un peu tomber dans une craque. Or, je me suis dit que si je ne pouvais participer aux concours, je devais me trouver une bonne équipe ; j’ai envoyé des démos partout, c’est là que j’ai pu trouver ma gérante, puis mon label ».

Sa collaboration avec le musicien et réalisateur Jesse Mac Cormack lui a enfin permis de raffermir son identité musicale, même si le Montréalais (qui lance ces jours-ci son nouvel album intitulé SOLO) est reconnu pour avoir une signature sonore propre, peu importe les projets sur lesquels il est invité à travailler.

« C’est vrai qu’il a sa griffe – juste à écouter un album, on sait que c’est Jesse qui réalise, reconnaît Sara-Danielle. J’avoue qu’en arrivant en studio avec lui, je n’avais pas réfléchi à ça ; j’avais seulement envie de travailler avec quelqu’un avec qui ça « fitterait ». Pour moi, le « fit » entre personnalités musicales est important, tout aussi important que l’écoute, des deux côtés. Ça a tout de suite cliqué avec Jesse : il n’essayait pas de mettre son son sur mes chansons. J’arrivais avec mes compositions, et lui les habillait, tout naturellement. »

« Ça m’a aidé d’arriver en studio avec des compositions bien construites, les paroles, la musique, la structure, et avec une idée en tête sur le son à leur donner. Mes idées étaient assez claires qu’elles ont guidées Jesse, il savait quelle direction je voulais donner aux chansons : « J’entends un rythme plus comme ci ou comme ça, etc. ». Il a été mon parfait complément, je n’ai jamais senti qu’il prenait toute la place. »

 



Thus OwlsErika et Simon Angell refusent de tomber dans la musique qui est une habitude, une routine ou une répétition. En duo, leur projet Thus Owls se réinvente à chaque disque depuis près de quinze ans. Leur album double Who Would Hold You If The Sky Betrayed Us ?, paru le 4 mars explore encore davantage la route où on n’est jamais allés et sur laquelle on ne revoyagera probablement jamais.

Il y a sur ce cinquième album tellement d’éléments lancés avec la fougue profonde des artistes, qu’il sera toujours un brin utopique de prétendre rejouer les mêmes pièces dans leur forme d’origine. « On aime le lieu où se marient la composition et l’improvisation. Et on aime encore plus brouiller les lignes entre les deux », explique Erika. « À notre premier album en 2009, quand on avait notre band suédois, c’était ça notre vibe, ajoute Simon. Full circle. »

Fondé à Stockholm, Thus Owls est installé à Montréal depuis de nombreuses années maintenant. La pandémie a pourtant semé des graines de questionnement qui s’entendent dans les mots d’Erika au fil de l’album. « Toutes mes paroles, c’est mon journal, lance-t-elle. J’écris pendant des mois et je regarde les textes ensuite. J’aime improviser les mélodies en second lieu. »

« Sur le nouvel album, je voulais savoir ce que ça me faisait d’avoir changé mes racines. Être déconnectée de ma famille, de la maison, de manière plus draconienne à cause de la pandémie, ça m’a changée. Ce ne sont pas tous les humains qui, chaque jour, parlent une langue qui n’est pas la première qu’ils ont apprise. J’ai voulu savoir qui j’étais, déracinée, et c’est ce que je chante ici. »

Si on n’entend très peu le son Thus Owls au Québec, ce n’est pas nécessairement parce que c’est le son suédois, mais plutôt parce que le couple embrasse l’idéologie musicale plus large qui forme les musiciens là-bas. « C’est du free jazz », énonce d’abord Erika.  « En fait c’est que là-bas, beaucoup de styles différents vont intégrer une sorte d’improvisation jazz quand même; que ce soit pop, rock, contemporain… », ajoute Simon. « Tous mes amis avec lesquels je suis allée à l’école il y a vingt ans abordent aujourd’hui la musique avec une plus grande fluidité dans le mélange des styles. Il y a cette nécessité, qu’on entend, de ne rien mettre dans des boîtes. Ça n’a pas besoin d’avoir de nom, la musique », complète Erika.

Alors que l’ensemble de leur processus créatif semble naître au cœur d’une fanfare, dans un stade rempli, les deux dernières années ont dû au contraire ramener Erika et Simon à une expression dense et multiple de leur musique, devant presque rien.

« Quand tu joues avec un grand public, ça fait naître le plaisir, ça ouvre la porte aux possibilités et, oui, c’est comme ça qu’on aime penser notre musique », élabore Erika. « Par contre, ce qui est vraiment intéressant avec notre nouvel album, c’est que même si on a réussi à inviter des amis avec nous pour jouer (notamment les trois saxophonistes Claire Devlin (ténor), Adam Kinner (ténor) et Jason Sharp (sax basse)), l’album est construit pour qu’on puisse toujours ajouter quelqu’un sur scène sur la route, réitère Simon. C’est l’essence du projet : c’est libre. »

En studio, c’est souvent la première prise qui passe et ils ne vont « définitivement jamais au-delà de deux ou trois prises ». « L’énergie d’une chanson, c’est comme une flamme, dit Erika. Après trois takes, il n’y a plus de feu. On joue donc en studio avec tout le monde dans la même pièce sauf moi, au chant. On s’allume ensemble et on enregistre au plus près de ce qu’on ferait sur scène. »

Au début de la pandémie, Thus Owls complétait la musique du Film Woman In Car. Leur pièce Lovers Are Falling est nommée aux Prix Écrans Canadiens dans la catégorie de la meilleure chanson originale. C’est un type de projet qui sort le couple de ses procédés normaux. « Tu dois penser la musique différemment, dit Simon. L’accent n’est pas sur la musique. Tu dois la mettre en retrait. » « Quand je compose, je vois toujours des couleurs dans ma tête et des images, ajoute Erika. Là, la palette de couleurs existe déjà et il suffit de tracer les contours. »

Ainsi, malgré les sons lourds, les arrangements multiples qui se complexifient, se perfectionnent, s’additionnent, Thus Owls voyage léger : une simple idée en tête qui s’habille de toutes les possibilités rencontrées au passage. « On décide de s’écouter, assure Erika. On acquiesce devant l’imprévisible. »