L’individu répondant au pseudonyme Delachute porte un masque blanc sur chacune de ses photos de presse ainsi que dans chacune de ses vidéos, mais de son côté de la visioconférence, son créateur nous présente néanmoins son vrai visage – avenant – celui d’un jeune trentenaire pas du tout taciturne, peu importe ce que sa musique suggère. L’authentique nom du chanteur masqué n’est pas exactement un secret, mais notre interlocuteur nous demande gentiment de quand même préserver son anonymat, afin d’alimenter son aura de mystère, certes, mais aussi pour des raisons plus sensibles (et plus compréhensibles).

DelachuteC’est que pendant deux ans et demi, le Réjean Ducharme de l’indie pop montréalaise a travaillé à la Commission des libérations conditionnelles du Canada comme agent régional des communications. Un boulot supposant de transmettre aux médias les décisions de la commission quant à la libération des détenus, mais aussi d’accompagner les victimes de ces criminels tout au long du processus d’audience.

« Ma job ne consistait pas à offrir du soutien psychologique à proprement parler, mais tu bâtis forcément une relation avec ces gens-là », qui craignent souvent que leur agresseur ou celui d’un proche commette une récidive. « Tu leur parles tous les jours et ils se mettent à te raconter leur vie, à te dire pourquoi ils ont peur. »

C’est beaucoup donc pour que ces victimes et leurs proches ne se reconnaissent pas dans ses textes que Delachute tient à demeurer derrière le rideau. Fils de musiciens amateurs, le gars derrière l’avatar grandit dans le village de Saint-Alexandre dans le Haut-Richelieu, joue de la basse dans un groupe punk, puis troque l’ampli pour une guitare acoustique au moment d’amorcer ses études universitaires.

La mélancolie éplorée de l’album For Emma, Forever Ago (2007), enregistré seul par Bon Iver dans la cabane de chasse de son père, produit sur lui un puissant effet et lui procure le courage de se donner des permissions, dont celle de travailler en solitaire, dans sa chambre, avec ses instruments et son ordinateur. « Je trouvais ça vraiment impressionnant de voir quelqu’un prendre une idée et l’amener jusqu’au bout, tout seul, comme un peintre avec une toile. »

De 2015 à 2020, l’alter ego à la ville de Delachute refuse pourtant de faire entendre sa musique à qui que ce soit d’autre que sa sœur ou sa copine. C’est elle qui le convainc d’envoyer ses démos à Mark Lawson (Arcade Fire, Beirut, Timber Timbre), qui accepte immédiatement d’assurer le mixage de sa première série de chansons.

Hypnotiques et énigmatiques, les berceuses tragiques de Delachute reposent sur des rythmes ensorcelants qui se referment sur vous comme un piège, sur des guitares serpentines ainsi que sur le falsetto de celui qui aime accumuler plusieurs couches vocales. S’y conjuguent le désespoir du blues (il est un fan fervent de John Lee Hooker), les textures synthétiques de l’ambient, ainsi que le groove étrangement lascif d’une sorte de danse macabre.

Les paroles empruntent quant à elles aux histoires d’horreur que l’artiste a entendues en salle d’audience, notamment des témoignages de tueurs dans lesquels l’amour est souvent invoqué, bien qu’il ne s’agisse en rien, on l’aura compris, de véritables histoires d’amour.  « Écrire m’a vraiment aidé quand j’avais du mal à dormir le soir parce que je pensais à tout ce que ces victimes ont vécu, aux gars qui décrivaient leurs meurtres. C’était quand même des journées surréalistes. »

Pas question cependant d’esthétiser la violence, précise-t-il, en évoquant du même souffle la récente, et bouleversante, vague de féminicides au Québec. « Sur les vingt-cinq cas avec lesquels j’ai été en contact, il y en avait au moins une vingtaine où c’était un homme qui avait tué sa conjointe ou son ex-conjointe. Je me souviens d’un cas en particulier, le gars racontait son meurtre comme je te raconterais une game de baseball. Il revenait tout le temps au fait qu’il l’aimait, qu’il n’acceptait pas qu’elle parte. C’était vraiment troublant. »

Pris de court par l’enthousiasme que génère sur les plateformes d’écoute en continu son premier mini-album homonyme paru en mars dernier, Delachute planche actuellement à de nouvelles chansons qui lui permettront de compter sur un répertoire suffisamment large lorsqu’il montera sur scène. Avec ou sans masque ? De son côté de l’écran, celui dont il faut taire l’identité sourit. Il n’est pas interdit de penser qu’au moment où nous jetterons pour de bon nos masques de procédure, il remisera aussi le sien.