Cinq EPs et sept années d’explorations en studio plus tard, CRi se met au monde avec Juvenile, un premier album officiel.

CRi« Je vois ça comme un accomplissement, une page qui se tourne, mais aussi comme le début de quelque chose », réfléchit-il à haute voix. « C’est un peu comme si les EPs avaient été des canevas de recherche et qu’avec l’album, je venais de remettre mon travail final. »

Pour l’appuyer, le producteur électronique montréalais a pu compter sur l’équipe d’Anjunadeep, branche un peu plus champ gauche de l’étiquette britannique Anjunabeats. « J’ai attendu d’être bien entouré [avant de sortir l’album]. J’avais pas envie de le sortir de manière indépendante sur un coin de table. J’avais envie que ça se fasse avec des gens en qui j’ai confiance, car c’est toujours un défi pour les artistes dans mon genre de s’exporter et de faire rayonner la culture québécoise. »

Historiquement reconnu pour ses sorties trance, le label derrière l’énorme succès d’Above & Beyond joue d’audace avec sa filiale, donnant une chance à des producteurs de tout horizon souvent en démarrage de carrière. « Pour être franc, je m’identifiais plus ou moins à leur style au début, mais quand j’ai compris qu’Anjunadeep servait justement à mettre de l’avant de jeunes producteurs avec une autre proposition que le son ‘’deep house Ibiza ecstasy’’, j’ai changé d’avis. Je suis allé à Londres et j’ai rencontré les humains derrière la compagnie. J’ai constaté toute leur passion. »

Lancé à l’automne 2019, l’EP de trois titres Initial a servi d’appât. « C’est un délire club très électronique. Une façon de m’introduire à la crowd qui tripe sur le son Anjunadeep. J’ai fait une sélection un peu plus safe, [tandis que pour Juvenile], je cherchais quelque chose de plus personnel, de plus authentique. Je suis allé là où j’ai toujours voulu aller. »

Issu de Feuilles et Racines, défunt groupe de Québec qui a connu un certain succès de niche en 2011 avec son rap organique et harmonieux aux textes philosophiques, Christophe Dubé a toujours eu une attirance pour la pop et toute « la musique très mélodieuse et émotive ».

Marqués par ses études en musique numérique, ses premiers pas comme producteur l’ont toutefois éloigné de cette direction. « C’est ma mère qui m’a poussé vers la musique après m’avoir vu en dépression dans le sous-sol, sur le bord de l’alcoolisme. Donc je suis parti à Montréal pour étudier dans ce programme-là, qu’on pourrait définir comme un hybride entre la composition électroacoustique et la programmation. J’ai sorti Eclipse (NDLR : son premier EP paru en 2013) dès mon entrée à l’université ou presque. Je comprenais rien à ce que je faisais, mais rapidement, j’ai compris que j’étais pas quelqu’un d’edgy et que tout ce que je voulais, c’était donner des frissons aux gens. L’université m’a appris à intellectualiser ma pratique, mais c’est vraiment en gossant au studio, à passer une journée à peaufiner un drum kick par exemple, que j’ai trouvé ma voie. »

Juvenile représente le point culminant de sa quête sonore jusqu’à maintenant. Entre house progressive et future garage, la signature de CRi se dessine avec une émotion vive, incarnée avec sensibilité par les couches de synthés froides et absorbantes, les basses caverneuses et les rythmes soutenus. Never Really Get There et Faces, les deux pièces en duo avec son collaborateur de longue date Jesse Mac Cormack, ont défini les couleurs de l’album.

« Après ça, mon intention est devenue clairement plus pop. J’ai carrément adapté l’album aux shows, en misant sur des gros breakdowns. Et pour en arriver là, y’a fallu que j’assume ce côté-là de moi, car il y a quelques années, je trouvais que la pop c’était quétaine, que c’était pour les douchs. J’avais un raisonnement de hipster du Mile-End ! » lance-t-il, en riant. « Là, je me suis émancipé avec quelque chose de plus léger et de plus dansant. »

Au lieu de complexifier ses structures, CRi s’en est tenu à l’essentiel. Le court titre en dit long : « Juvenile, c’est un état d’esprit, une façon d’être, un mode de vie… C’est-à-dire foncer dans les choses sans trop réfléchir et embrasser ce qui se présente devant toi. C’est un appel à l’instinct et au moment présent », explique-t-il, avant de nuancer. « Mais même si les émotions sont dans le tapis, ça reste un chaos contrôlé. »

Un « chaos contrôlé » qu’il a élaboré avec d’excellents artistes (et amis) comme Robert Robert, Sophia Bel et Bernache (de Men I Trust). « La première raison pour laquelle je crée, c’est être en contact avec les gens. La musique, c’est quasiment un prétexte », admet-il. « C’est tellement l’fun d’avoir le feedback des gens que j’aime, de pouvoir compter sur leur sensibilité. Autrement, je finis par me trouver ridicule à danser en pantoufle tout seul chez moi… »

Sur Signal, CRi a eu le privilège de travailler avec Daniel Bélanger, l’une de ses idoles. « Rêver mieux, c’est la trame sonore de mon adolescence. Encore à ce jour, l’album va chercher une corde sensible en moi. Je l’écoute et je braille. »

En collaboration avec Charlotte Cardin, son remix house de Fous n’importe où, l’une des plus grandes chansons de ce troisième album de Bélanger, avait au préalable séduit l’illustre auteur-compositeur-interprète montréalais. « Quand c’est sorti, j’étais sûr qu’il allait haïr ça ! Même moi, je trouvais ça trop pop… J’hésitais même à mettre mon nom dessus », confie-t-il à propos de cette reprise qui s’est frayé un chemin jusque dans la catégorie chanson de l’année au Gala de l’ADISQ 2019.

« J’ai fini par apprendre qu’il avait vraiment aimé mon remix, et ça m’a donné la force de lui écrire un petit message sur Instagram. J’ai fini par lui proposer qu’on collabore et, en cinq minutes, il m’a répondu : ‘’Je n’y vois que du bien’’. On s’est rencontrés dans un café de la Petite Italie, et c’est comme si on se connaissait depuis 15 ans. »

À elle seule, cette alliance symbolise les nouvelles ambitions de CRi. Conscient de son potentiel international, le compositeur veut d’abord conquérir sa province natale. « Avant, je voulais vivre à Londres ou à Berlin, mais maintenant, je veux rejoindre un public plus large ici. Le discours est inversé. Dans les dernières années, y’a un beau travail qui a été fait pour démocratiser le hip-hop, et ce serait bien qu’il se passe la même chose pour la musique électronique. Des producteurs comme Kaytranada, Jacques Greene ou Lunice ont roulé leur bosse à l’international, mais ils restent peu connus ici. J’ai envie que ça change et qu’on puisse nous aussi avoir des tournées de musique électronique à la grandeur du Québec. J’aimerais que Monique de Baie-Comeau écoute ma musique. »

Truc d’écriture
CRi se dit plus productif lorsque son agenda est complètement libéré. « Souvent, les moments où je crée le mieux, ce sont les moments où j’ai aucun engagement, aucune entrevue, aucun meeting dans deux heures. » Dans ces contextes optimaux, ses chansons prennent forme de manière progressive. « Je pars avec des accords au piano et je gosse là-dessus en fumant un joint et en buvant un café. Une fois que j’ai mes chords, je vais en studio et je retranscris ces accords-là en MIDI. Je mets tout ça dans mes synths et je trouve la couleur de la chanson. Après, je fais les percussions. En quelque sorte, je me vois plus comme un songwriter qu’un producteur. »