Sur Parce qu’on aime, le jeune père chante les bas et les hauts du couple devenus parents, ainsi que ceux d’une planète abonnée à la haine.

CorneilleCorneille n’est pas fou des réseaux sociaux, mais vous trouverez quand même sur Instagram quelques photos du dandy et de son amoureuse, pimpants, posant au milieu d’un tapis rouge, en marge d’un de ces événements mondains appelant une tenue impeccable.

Tout le contraire du quotidien que met en lumière Parce qu’on aime, huitième album du (forever) gentleman, onze chansons complètement dépouillées de ces filtres maquillant la vérité en conte de fée propre à nos existences de cristaux liquides. Titre sans équivoque – et sans filtre! – de la deuxième pièce du disque: Manque de sommeil.

« Quand on connaît le succès, on a l’impression qu’il faut trouver une formule, mais il n’y a pas de formule, et tout d’un coup, on devient hyper insécure », observe l’artiste de 41 ans au sujet des doutes auxquels il a longtemps été chevillé, et dont il se départit enfin ici. « C’est le danger qui guette les artistes qui connaissent beaucoup de succès dès le début: dans la recherche de la formule, on perd en spontanéité, en créativité, en authenticité. Vite, ça peut devenir lourd quand t’as l’impression qu’à chaque fois que tu montes sur scène, ou que tu lances un album, t’es en train de jouer ta vie. Alors que ça peut être juste cool, simple, facile. Faut être audacieux dans la création, aller au fond des choses, mais souvent, aller au fond des choses, c’est juste se rappeler qui on est à la base. »

Ça peut être cool, simple, facile. Aussi cool, simple, facile, que ce texto qu’envoie à son mari Sofia de Medeiros. Et si l’on racontait notre vie de jeunes parents ?, lui écrit son épouse et parolière attitrée (depuis Sans titre en 2009) alors qu’il se trouve déjà en studio. Et si on l’on racontait la tempête qui secoue présentement nos jours et nos nuits, celle qui remplit nos cœurs de joie, mais qui creuse aussi nos cernes ?

« On était en plein dans ça, on ne dormait pas et ce manque de sommeil affectait toute notre vie. Ça nous rendait très irritables », se souvient en riant le père d’une fille de trois ans et d’un garçon de huit, qui implore sa bien-aimée (bien qu’il s’agisse de ses mots à elle): « Ne me regarde pas comme ça / Je ne t’aime pas moins / Je nous ai juste perdus de vue // Ça fait des années qu’on ne dort pas / Ce n’est pas que je suis loin / C’est la fatigue qui m’a en garde à vue ».

« On trouvait que c’était une bonne chanson à écrire, précisément parce que ce n’est pas un thème Instagram. Une chanson qui parle du fait qu’on ne dort pas, ce n’est pas nécessairement sexy, mais on avait envie de parler de l’amour qui se transforme, qui commence en passion, mais qui devient ensuite beaucoup plus profond. On avait le goût de chroniquer ce quotidien de deux personnes qui se choisissent pour faire face aux adversités inévitables de la vie. Mais parlons-en franchement, du côté moins spectaculaire, moins idyllique de l’amour. »

La vraie soul

Bien que tout à fait en phase avec le son du r’n’b et de la pop américaine, c’est aussi dans la grande et noble tradition d’une soul ne pouvant concevoir de ne pas embrasser la vie dans son ensemble que s’inscrit Corneille, loin des clichés d’une musique qui ne serait traversée que par les élans du corps. Il est ainsi à la fois l’amant, le père et le citoyen sur Parce qu’on aime, album sur lequel il salue d’ailleurs d’un même souffle l’impériale Ella Fitzgerald et le très fromagé boys band Boys II Men dans Philadelphie, hommage à la Mecque américaine de la musique sans faux-semblant.

« Faire de la soul, c’est essayer d’être vrai », observe celui qui ne l’a jamais autant été depuis Parce qu’on vient de loin (2002), album de la révélation auprès du grand public québécois et français, mais aussi de la révélation de soi et de la dureté de son passé.

L’impression de retrouver grâce à ce huitième disque un artiste que l’on avait perdu de vue n’en est pas qu’une. Si Corneille n’a jamais complètement cessé d’être présent, il n’habitait sans doute plus, depuis un petit moment, ses refrains avec la même intensité qu’à l’époque où il confiait les raisons de son urgence de vivre (Parce qu’on vient de loin), l’insistance des fantômes qui le taraudaient (Seul au monde) et la folie de ses ambitions (Rêves de star). Son plus récent projet en date, Love &  Soul, était après tout un album de reprises.

« It takes two to tango, explique-t-il. Cette absence, ça tient beaucoup à moi. J’ai dû prendre du recul et j’ai mis mon énergie ailleurs, dans mon couple, ma famille, ma reconstruction psychologique. Je suis allé en thérapie, ce que je n’avais pas fait pendant mes heures de grand succès, alors forcément j’avais moins de temps à mettre dans la promotion de mes albums sur deux territoires. Et puis aussi, j’ai amené des chansons à la radio, qui n’ont pas joué. Il y a des cycles qui nous dépassent [dans l’intérêt du public, des radios], et face auxquels il faut cesser d’être cérébral. On est en contrôle de rien et ça me rassure maintenant de le savoir. »

Le temps de dire les choses

CorneilleNon seulement nomme-t-il son sentiment d’impuissance face aux injustices globales dans Tout le monde, premier extrait de Parce qu’on aime, Corneille ose carrément se mesurer à l’actualité dans Le chant des cygnes, réflexion inspirée par l’affaire SLĀV.

« Dans le premier couplet, je dis « Pardonnez-moi mon offense / Si j’étais toi, / C’est comme ça que j’aimerais que ça commence », et ça résume ma position. Quand je chante ça, je me place dans la peau de ceux qui trouvaient que ça n’avait pas d’allure qu’une pièce qui avait pour thème l’esclavage ne mette pas de l’avant des acteurs noirs. C’est une plainte plus que légitime – après on peut débattre du degré de violence avec lequel certains l’ont exprimé. La seule façon de désamorcer la chose, c’est de dire à la personne qui s’est sentie offensée: « Je respecte ton sentiment, je pense qu’il est valable. » »

« Alors que là, poursuit-il dans une longue tirade, on s’est tout de suite exclamé: « Liberté d’expression! Liberté artistique! » Si tu réponds à une plainte sans d’abord en admettre la validité, la personne qui se plaint peut juste en rajouter. Ça a manqué de tact, de délicatesse, de subtilité. Tout de suite, il y a eu une espèce de résistance: « Est-ce que vous nous traitez de racistes? » Non, on est juste en train de dire qu’être Noir signifie avoir une expérience du monde particulière, ce qui ne veut pas dire que le Blanc est le grand méchant qui nous oppresse. »

Pourquoi ne s’était-il pas exprimé publiquement sur le sujet avant ? Parce qu’il est trop conscient que même les paroles les plus pondérées, en période de crise, risquent d’être dénaturées, voire pas du tout entendues.

« On a tous l’impression qu’il faut dire le maximum de choses dans le moins de temps, alors qu’il y a des sujets qui ne peuvent pas être débattus si on ne se donne pas le temps. L’appropriation culturelle, c’est un sujet trop complexe pour qu’on en parle dans un tweet. »

La sagesse d’aimer et de s’écouter

Parce qu’on aime: le titre est donc à la fois constat intime, et vœu pour une humanité qui, si l’on se fie aux remugles haineux qui empestent nos vies en ligne, ne semble pas avoir fait le choix de la bienveillance.

« J’observe la même polarisation que tout le monde sur les réseaux sociaux et dans notre vie collective. J’observe le même désarroi, la même tristesse, qui part d’une volonté d’exister aux yeux des autres. On veut tous que l’autre nous trouve hot, intelligent, beau, ce qui est complètement irréaliste. »

Lui – excusez la conclusion fleur bleue – sait qu’il n’y a d’essentiel que le regard de ceux qu’on aime, ainsi qu’une certaine adéquation entre les gestes que l’on pose et la voix qui monologue au fond de nous.

« À un moment donné, dans ma vie, je me suis rendu compte qu’à chaque fois que je ne me suis pas écouté, j’ai échoué, mais qu’à fois que je l’ai fait, ça a marché. Pas forcément au plan commercial, mais immanquablement, quand je me suis écouté, j’ai grandi. »