Billy Talent était prêt. L’album était écrit, les chansons avaient été répétées et le vénérable quatuor de hard rock torontois, en plein essor après 23 ans de scène et quatre albums studio originaux, se préparait à entrer en studio pour enregistrer Afraid of Heights, son cinquième.

C’est alors que tout a basculé.

À une pénible réunion du groupe, le batteur Aaron Solowoniuk, qui a reçu un diagnostic de sclérose en plaques il y a quinze ans, informe ses amis de longue date –  le chanteur Ben Kowalewicz, le guitariste Ian D’Sa et le bassiste Jon Gallant – qu’il doit prendre une période de repos parce qu’il est en train de faire une rechute.

D’Sa n’oubliera jamais cette réunion éprouvante. « C’était autour de septembre l’année dernière, explique-t-il. On avait participé à des festivals d’été et on avait remarqué qu’Aaron présentait des signes de fatigue vers la fin du spectacle. C’était la première fois que ça arrivait. Il avait mal dans le dos et craignait d’être au bord d’une rechute.

« Comme on devait entrer en studio dès l’automne, on a un peu reculé la date. Il a consulté ses médecins et ils ont confirmé qu’il subissait une rechute. On lui a dit qu’on allait attendre qu’il aille mieux pour faire le disque. Il avait déjà appris toutes les chansons à la batterie et on était prêts à enregistrer. Mais sa santé tardait à s’améliorer.

« En répétition, on parle de choses et d’autres pendant les pauses et ça se retrouve souvent dans nos paroles. »  – Ian D’Sa, de Billy Talent

« Une couple de mois plus tard, on a eu la réunion la plus décourageante qu’un groupe puisse avoir, avec Aaron qui nous disait essentiellement : ‘Je ne serai pas capable de tenir la batterie sur ce disque, et je veux que vous cessiez d’attendre après moi. Il faut que je me rétablisse, et je pense qu’on devrait trouver quelqu’un d’autre pour l’album et la tournée.’»

Le groupe s’est unanimement entendu sur le batteur d’Alexisonfire, Jordan Hastings, qui faisait des tournées avec Billy Talent depuis plus de dix ans. « C’est un grand ami et il était au courant de la situation d’Aaron, explique D’Sa. Tout s’est arrangé. Il a appris les chansons et il est entré en studio avec nous autres au mois de janvier. »

Pendant que les musiciens enregistraient Afraid of Heights avec Hastings (qui est actuellement en tournée avec eux), Solowoniuk leur faisait souvent le plaisir de venir les voir. « Il était en studio avec nous tous les jours à prendre des photos pour les réseaux sociaux, raconte D’Sa. Il est plus que notre batteur : on est tous inséparables depuis le secondaire. Il fait tellement partie de la chimie du groupe qu’on est contents de l’avoir avec nous autres. »

Lumière au bout du tunnel : la santé de Solowoniuk s’est améliorée au point où les musiciens espèrent qu’il les accompagnera en tournée dès 2017. « Il a fait beaucoup de progrès cet été, explique D’Sa. Il a l’air beaucoup plus en santé et reprend des forces constamment. Il n’est pas encore à la batterie, mais chaque fois qu’on revient de tournée on le trouve en meilleure forme. J’ai bon espoir qu’il reprenne du service avant la fin de l’année. »

Même si les musiciens de Billy Talent sont frustrés par la situation de Solowoniuk, il reste que ce collectif qui a fait ses débuts sous le nom de Pezz en reprenant des chansons de Rage Against the Machine, qui nous a par la suite donné des classiques aussi mémorables que «Try Honesty », «Devil in A Midnight Mass » et « Rusted from The Rain », qui a vendu plus de cinq millions d’albums et s’est fait connaître dans le monde entier, peut trouver aujourd’hui une certaine consolation dans le succès d’Afraid of Heights, son album le plus  abouti.

Billy Talent

Sorti en 2012, ce premier album studio complet du groupe depuis Dead Silence (Hits, lancé en 2014, contenait deux nouvelles chansons, « Kingdom of Zod » et « Chasing the Sun »), est également son plus engagé. Ses 12 chansons, notamment « Big Red Gun », « Ghost Ship of Cannibal Rats »,  « Horses & Chariots » et « Rabbit Down the Hole », renferment des observations réfléchies sur la folie de la violence armée qui sévit chez nos voisins du Sud ainsi que sur la décadence environnementale, les querelles religieuses et la calamité politique qui empoisonne la planète depuis quatre ans.

« Les chansons sont un peu plus politiques que celles de nos albums précédents », explique D’Sa, qui a servi de réalisateur à l’album. « C’est un peu plus protestataire que tout ce qu’on a fait probablement depuis notre deuxième album, et je pense que notre son prend de l’ambleur. On a ajouté beaucoup d’éléments comme des parties de piano et de synthé, des guitares acoustiques et des trucs du genre. C’est important pour notre groupe de continuer à se développer. »

Le thème central d’Afraid of Heights? Un regard sur la compassion humaine. « Je dirais que ça résume bien l’album, confirme D’Sa. On dirait que le grand thème d’Afraid of Heights est une métaphore pour la peur qu’ont les humains de faire les choses correctement, ce qui est étrange : on pourrait s’attendre à ce que, à ce stade-ci, nous soyons capables de prendre les bonnes décisions en tant que société, mais ça va de mal en pis d’une façon vraiment bizarre.

« Qu’on songe au Brexit ou aux appuis obtenus par [le candidat à la présidence américaine] Donald Trump, on voit qu’on n’est pas sur la même longueur d’onde et qu’on ne s’oriente pas dans la bonne direction. Donc c’est de là que vient la métaphore : comme société, nous semblons incapables d’empathie envers les autres… ou de nous mettre à leur place… ou même d’éprouver un sentiment général de compassion pour ceux qui ne sont pas pareils à nous, qui n’ont pas la même orientation sexuelle ou ne sont pas de la même couleur. Ces thèmes reviennent à plusieurs reprises sur le disque. »

Pour mémoire, D’Sa lui-même est à l’origine de ces thèmes. « Je commence par écrire toute la musique et des bouts de paroles – généralement des refrains et choses du genre », explique-t-il en ajoutant qu’il enregistre souvent des démos dans le studio de Billy Talent à Toronto. « Je commence normalement par mettre des mots sur le thème principal ou sur l’idée derrière la chanson, et ensuite Ben et moi terminons les paroles ensemble. Ça commence avec une musique, puis il y a l’étincelle qui fait de la chanson ce qu’elle finira par être. »

D’Sa explique que le thème des futures chansons se décide généralement lors des discussions qui ont lieu pendant les répétitions et que les quatre musiciens ont un lien de confiance mutuelle qui ressort au moment de la création et du développement de ses chansons. « C’est comme ça qu’on découvre nos sujets. Ben et moi connaissons bien les idées du groupe et ce que nous tenons à exprimer collectivement, donc on écrit des paroles dans ce sens, parfois à partir d’une nouvelle idée. Mais ça reflète toujours beaucoup nos conversations sur ce qui se passe dans le monde. En répétition, c’est généralement comme ça qu’on procède : on parle de choses et d’autres pendant les pauses et ça se retrouve souvent dans nos paroles. »

Il y a quand même place pour la légèreté dans les paroles du groupe, notamment dans « Louder Than The DJ », une chanson écrite à la défense du rock and roll et pour rappeler au monde que les groupes rock sont toujours là… « C’est certainement pas une critique des DJ ni de l’EDM », précise D’Sa.

Pendant que le groupe parcourt le monde – il s’est déjà produit cette année à Moscou, au R.-U., dans le circuit des festivals d’été, au Japon et en Australie, et s’apprête à faire les É.-U., le Canada, le R.-U. une fois de plus et l’Allemagne d’ici 2017 – Ian D’Sa se dit fier des progrès créatifs de Billy Talent et emballé par ses perspectives d’avenir.

C’est une question de progrès. « Quand on a commencé en 1993, on se spécialisait dans les chansons de Rage Against The Machine, se rappelle D’Sa. Je n’aurais jamais pensé qu’on pourrait en sortir, avec Ben qui faisait presque du rap et toute cette atmosphère criarde.

« Mais on y est arrivé. Avec le temps, on est devenus un groupe plus mélodique par rapport à nos premières racines punk, et c’est un pas de géant. Le chemin parcouru par le groupe depuis nos tout débuts est incroyable. Être capables d’ajouter des choses comme du synthé à nos chansons sans nous inquiéter de ce que le monde allait penser a été une étape majeure pour nous.

« Et je sais que nous n’avons rien perdu de l’incroyable passion qui nous unit tous les quatre. »