Au bout du fil, Ashanti Mutinta (alias Backxwash) peine encore à réaliser ce qui lui arrive.

Il y a deux semaines, son deuxième album God Has Nothing to Do With This Leave Him Out of It s’est classé sur la courte liste du prix Polaris, qui célèbre chaque année le meilleur album canadien, tous genres confondus et sans aucun égard aux ventes. « Je ne m’attendais vraiment pas à ce que cet album se rende aussi loin », indique la rappeuse et productrice, à qui on apprend au passage qu’elle est la toute première rappeuse québécoise à obtenir une telle nomination. « J’en suis vraiment honorée ! »

Au-delà des quelques médias qui ont également souligné ce fait d’armes, la Zambienne d’adoption montréalaise a reçu peu d’éloges ou de félicitations de la part de la communauté hip-hop québécoise. « Pour être franche, je ne crois pas du tout être incluse [dans cette scène]. Je me sens plutôt isolée… La première liste de lecture Spotify sur laquelle une de mes chansons a été ajoutée, c’est Northern Bars, et elle vient de Toronto. Peut-être que mon style rejoint moins [les gens du Québec] ? » demande-t-elle sincèrement.

Il est vrai que sa musique a peu à voir avec l’héritage des Sans Pression, Muzion et autres pionniers de la scène rap québécoise. Inspirée par Black Sabbath et Nine Inch Nails, deux formations qu’elle a échantillonnées sur ce deuxième album, la rappeuse anglophone a aussi un penchant pour le hip-hop plus incisif des rappeurs américains Danny Brown et JPEGMafia ainsi que pour l’audace de Moodie Black, groupe précurseur de la tendance noise rap qui a notamment culminé avec Death Grips au courant de la dernière décennie.

 

Encore plus intense que Deviancy, un premier album aux teintes nu-metal, trap et horrorcore paru en 2019, GHNTDWTLHOOI flirte également avec le métal industriel et le doom. « Deviancy était un bon album de headbanging, mais sur celui-là, je voulais davantage transposer mes émotions en musique. Je crois avoir finalement trouvé un son avec lequel je suis confortable. »

Pour en arriver là, Backxwash a dû replonger dans son passé. « Cet album est un point tournant dans ma vie », résume celle qui a quitté la Zambie il y a plus d’une décennie. « Je voulais m’adresser à cet enfant qui pleurait chaque nuit dans un état de vulnérabilité extrême. Les paroles sont sorties comme jamais auparavant dans ma vie. »

« I told my mama that the devil got a place for me » (« J’ai dit à ma maman que le diable avait une place pour moi »), lance-t-elle sur Spells, chanson qui évoque son éducation chrétienne. « La personne que je suis maintenant est à 180 degrés de celle qu’était cet enfant hyper chrétien », affirme l’artiste trans, ajoutant qu’elle croit toujours en Dieu, mais « pas d’une manière traditionnelle ».

 « La chanson fait partie de mon processus de guérison »

La religion est d’ailleurs un thème majeur de l’oeuvre de Backxwash. Celle qui a échantillonné plusieurs chansons de métal chrétien en vue de son prochain EP Stigmata, prévu pour la fin juillet, en a fait de même avec une cérémonie dansante de son pays d’origine sur Black Sheep, l’une des chansons les plus personnelles de GHNTDWTLHOOI. Au sein de la communauté Nyau, une confrérie de son groupe ethnique d’origine Chewa, cette danse nommée Gule Wamkulu est un culte secret, l’étape finale d’une initiation rituelle ayant comme but d’intégrer les jeunes hommes dans la société adulte. Inscrite sur la liste du patrimoine culturel immatériel de l’humanité de l’UNESCO, elle symbolise beaucoup de choses pour une femme qui a dû faire une croix sur son pays d’origine. « La chanson fait partie de mon processus de guérison, car elle fait référence à ma famille et à ce que j’ai vécu là-bas. Je peux maintenant cicatriser », confie-t-elle, ajoutant que ce ne serait pas « sécuritaire » pour elle de retourner en Zambie.

Mais le bilan de cette enfance passée en Afrique a aussi du positif. Après tout, c’est là-bas qu’elle a eu un coup de foudre pour le hip-hop américain grâce au clip Mo Money Mo Problems de The Notorious B.I.G. « J’avais 9 ou 10 ans quand je l’ai vu pour la première fois, et ça a complètement changé mon monde. Notorious avait tellement l’air cool ! Je me suis mise à essayer de rapper comme lui, en recopiant ses paroles », se souvient l’artiste, qui s’est également initiée au beatmaking au début de l’adolescence.

Ses réflexions identitaires ont émergé au même moment. « Je me posais beaucoup de questions là-bas, mais j’ai seulement ressenti la liberté de m’assumer [comme je suis] lorsque je suis arrivée à Montréal », dit celle qui a rejoint la métropole québécoise en 2017 après huit ans en Colombie-Britannique. La chanson Adolescence est d’ailleurs destinée à son jeune frère, qui demeure toujours dans l’ouest du pays. « Je ne suis pas certaine qu’il a entendu la chanson… Pour être honnête, on se parle peu, ma famille et moi. »

« I guess maybe I should go to therapy / Cause keeping it inside is something that is eating me alive » (« Je devrais peut-être aller en thérapie / Parce que tout garder en dedans me ronge de l’intérieur »), narre-t-elle avec un calme poignant sur cette pièce criante de sincérité. Dans un genre plus abrasif, Black Magic aborde essentiellement les mêmes troubles d’anxiété d’une artiste qui, au lieu d’aller chercher de l’aide, préfère « continuer à entretenir ses vieilles habitudes », comme elle le dit elle-même sur la plateforme Rap Genius.

Mais il y a de l’espoir, assure Backxwash, citant en exemple Redemption, la chanson qui conclut GHNTDWTLHOOI. « Je n’irais pas jusqu’à dire que la chanson est une transition vers la lumière, mais d’une certaine façon, elle incarne l’espoir [de cette transition]. Reste qu’il y a une part d’incertitude à travers tout ça. J’ai encore beaucoup de questions à me poser, beaucoup de choses à changer dans ma vie. »