Saya Gray jouait de la musique avant de savoir parler.
Ayant grandi dans le quartier Beaches de Toronto, l’autrice-compositrice-interprète, polyinstrumentiste et productrice a été en contact avec d’innombrables genres musicaux dès sa naissance. Son père, Charlie Gray, est Canadien d’origine écossaise. Il est un trompettiste, compositeur et producteur de renom qui a joué en studio et en tournée avec de grands noms comme Aretha Franklin, Tony Bennett et Ella Fitzgerald. Sa mère, Madoka Murata, est une pianiste classique d’origine japonaise qui est aussi la directrice et fondatrice de Discovery Through the Arts, une des plus importantes écoles de musique indépendantes de Toronto. La maison de Gray était un carrefour de genres et d’influences et la frontière entre la vie familiale et le monde professionnel de la musique était souvent floue.
La carrière de Gray a commencé à l’âge de 16 ans alors qu’elle jouait de la basse dans l’orchestre d’une église pentecôtiste jamaïcaine. Elle sera rapidement recrutée comme musicienne pour des concerts professionnels dans des boîtes de nuit et des festivals, avant de partir en tournée internationale en tant que bassiste pour Daniel Caesar et directrice musicale pour Willow Smith. Elle a lancé 19 MASTERS en 2022, suivi de QWERTY et de QWERTY II en 2023 et 2024. Ces enregistrements lo-fi ont permis au monde de découvrir ses sonorités frappantes et vulnérables et lui ont valu des critiques dithyrambiques de la part du New York Times, de Pitchfork, de NPR et du magazine Time qui a dit de 19 MASTERS – un album qu’elle a écrit presque entièrement sur l’appli de mémos vocaux de son iPhone – que c’était un des meilleurs de 2022. Gray a joué au Festival international de jazz de Montréal, au Pitchfork Music Festival Paris, et à Primavera Sound, en Espagne. Elle a récemment donné un Tiny Desk Concert pour NPR et accordé une entrevue à l’émission Q de la CBC.
Bien que son album SAYA (2025) mette en vedette de nombreux genres musicaux – souvent à l’intérieur de la même chanson – il n’en demeure pas moins surprenant – et tout à fait naturel à la fois – d’entendre un riff country sur SHELL (OF A MAN). « En fait, je me suis échantillonnée moi-même avec mon MPC. Je l’ai accéléré et bidouillé de toutes sortes de façons et c’est devenu ce truc unique en son genre », raconte l’artiste. Gray a ensuite élaboré la pièce autour de ce riff et a fini par l’accélérer à un tel point qu’elle a dû le réapprendre à la guitare.
Bien que les dix pièces que l’on peut entendre sur SAYA sont de façon très générale « expérimentales », l’amalgame de genres de Gray n’est pas prémédité. « Je ne suis pas cognitive quand j’écris de la musique », dit-elle. « Pour moi, c’est carrément comme une transmission que je reçois d’une autre entité. J’ai comme un blackout et 10 minutes plus tard, la chanson est finie. Il n’y a aucune partie de moi qui analyse ou réfléchit et qui se dit “tu devrais avoir un moment jazz ou country ici ou là”, il faut juste que ça colle au message, au texte et à l’énergie de la chanson. » C’est donc cette approche instinctive qui lui permet de passer librement d’un genre à l’autre.
La part du lion de SAYA a été écrite au Japon dans la foulée d’une séparation qui a mis fin à une relation houleuse. « Je vivais dans un ancien bain public à Kyoto. J’étais sous la pluie pendant des jours et des jours, je ne sortais presque pas à part pour aller dans les cafés », dit-elle. « Ma vie n’est pas très spacieuse quand je suis en ville. Je suis constamment en train de m’entraîner, physiquement et mentalement. C’était bien de laisser ça derrière, de ne pas avoir de responsabilités envers moi-même ou qui que ce soit. »
Avec sa guitare comme seule compagne de route, Gray a voyagé à travers le pays en s’arrêtant ici et là pour écrire une chanson en imaginant la ligne de basse, un instrument qui inspire souvent son écriture. « En général, si je n’écris pas des accords, je travaille avec une seule note, ce qui veut dire que c’est plus axé sur le rythme et les basses fréquences. Dans ce temps-là je m’imagine les hautes fréquences avec la guitare. C’est quasiment visuel. »
« J’ai comme un blackout et 10 minutes plus tard, la chanson est finie »
Ce qui est absolument visuel est la frappante pochette de SAYA où la coiffure et le maquillage de l’artiste sont de toute évidence un clin d’œil à ses racines japonaises. « Je me suis inspirée de mon arrière-grand-mère qui était active dans le théâtre kabuki et jouait du shamisen et du koto » [des instruments traditionnels japonais], explique la jeune femme. Le koto fait d’ailleurs plusieurs apparitions tout au long de SAYA. Sur la photo, une spirale métallique – accrochée au plafond et non ajoutée numériquement – recouvre son œil gauche. L’artiste remercie son amie et collaboratrice Jennifer Cheng pour la photo et pour l’avoir aidée à élaborer le concept.
« On est parties de l’idée des vestiges; vestiges de ta personne, d’une maison, d’une relation ou d’une vie antérieure », explique-t-elle. « Jenn a eu cette idée de mettre des objets devant mon visage. » Ces objets, à l’instar des défis de la vie, sont des obstacles qu’il faut surmonter. La musique de Gray combine les cultures et les genres et la pochette du projet reflète aussi cette fusion.
Lorsqu’elle n’est pas en tournée, elle devient un peu ermite et lit de manière aussi vorace qu’elle consomme de la musique. « Je suis constamment en train de lire. Je suis complètement en amour avec Leonard Cohen, Margaret Atwood, Theodore Roethke et Edgar Allan Poe », avoue-t-elle. Son amour de la langue influence souvent sa façon d’écrire en ajoutant différents degrés à la manière dont elle exprime ses idées, particulièrement grâce à l’utilisation de double sens et de jeux de mots amusants.
Sur PUDDLE (OF ME), elle chante « You know there’s a puddle of me at your feet, isn’t that what you needed of me? /You know how obsessed I can get with your needle and thread pulling in and out of me » (librement : « Tu sais qu’il y a une flaque de moi à tes pieds, c’est ça que tu voulais, non? /Tu sais à quel point je peux être obsédée par ton aiguille et ton fil qui entrent et sortent de moi »). Au premier degré, la chanson semble parler d’intimité et de réparation, mais elle parle aussi de manipulation avec des sous-entendus assez clairement sexuels.
« J’ai toujours aimé le fait que les mots peuvent avoir plusieurs sens, des métaphores sur la façon d’utiliser – ou pas – les mots », partage l’artiste. Sur LIE DOWN, elle chante à son « If I lie down in this life would you mention me / Would you mention me to your family / Or let my name fade to grey / I’ve been this way circa 95′ (nine to five) » (librement : « Si je me couche dans cette vie, est-ce que tu parleras de moi / Est-ce que tu parleras de moi à ta famille / Ou est-ce que tu laisseras mon nom s’effacer / Je suis comme ça depuis 95′ [neuf à cinq] »).
Bien que la profession de Gray ne soit pas un neuf à cinq typique, elle n’en déplore pas moins certains aspects de son industrie, tout particulièrement la trop grande importance accordée aux algorithmes et à la célébrité. Sur CAT’S CRADLE!, une pièce d’une minute et sept secondes, une voix artificielle dit « Since when has fame replaced great art? » (librement : « Depuis quand la célébrité a-t-elle pris la place des grandes œuvres d’art? »). « Ce n’est pas pour rien que j’ai utilisé un ordinateur et une voix de robot pour lire ce texte vu que c’est omniprésent, maintenant, et qu’on est constamment exposés. On ne peut plus se concentrer sur notre art. »
L’époque où les artistes jouissaient d’un certain anonymat et d’une liberté lui manque, cette époque avant la pression constante de partager absolument tout ce qui se passe dans nos vies, jusqu’au moindre détail de ce qu’on a mangé au déjeuner. « J’ai l’impression d’avoir trouvé l’équilibre les moments où je dois être à “on” et ceux où je peux disparaître », dit Saya Gray. « Je vais donner aux gens ce que je suis à l’aide de donner et rien de plus. »