C’est (presque) la fin du monde tel que nous le connaissons, mais jusqu’à maintenant, Katie Stelmanis va bien. Lorsque je joins le cerveau de l’entité pop électronique Austra, elle se trouve dans « une étrange maison dans un arbre à Amiens, dans le nord de la France, un peu au milieu de nulle part. En vérité, c’est vraiment chouette ! » L’espace en question lui sert de loge durant un spectacle qui s’inscrit dans une tournée européenne de six semaines. Et bien que ce soit un changement des habituelles loges tapissées d’autocollants et de graffitis, c’est également un environnement idéal pour que Stelmanis nous parle de son dernier album. Il s’agit d’un album qui est totalement absorbé par des réflexions sur l’état de notre planète et de ce que la race humaine doit faire avant que sa petite maison dans les arbres s’écroule parce que ses branches ne peuvent plus la soutenir.

Future Politics est le troisième album que Stelmanis lance sous le nom d’Austra, mais comme le titre le souligne clairement, c’est son premier où son habituelle introspection se tourne vers le monde qui l’entoure. Inspiré à la fois par les critiques écologiques du capitalisme de Naomi Klein que des promesses utopiques de la science-fiction des années 70, Future Politics s’inquiète de la fragilité de notre civilisation — sociale, économique, environnementale —, mais demeure rempli d’espoir en raison du potentiel de mobilisation et de libération que nous offre les technologies. Par pure coïncidence, l’album a été lancé le 20 janvier 2017, le jour même où un narcissique animateur de télé-réalité a été assermenté à la plus haute fonction publique de la plus grande superpuissance mondiale, plaçant de facto ses doigts twitteresques sur le proverbial Bouton. Future Politics est – grâce à des pièces comme l’énoncé de mission qu’est la pièce titre de l’album ou encore la percutante missive à Mère Nature intitulée « Gaia » – non seulement un commentaire social, mais de facto la trame sonore non officielle de #LaRésistance.

Il va sans dire que Stelmanis n’avait pas cet objectif lorsqu’elle s’est enfermée dans un appartement montréalais, il y a deux ans, pour entreprendre la création de cet album. « Future Politics est évidemment plus politisé que tout ce que j’ai fait auparavant, puisque je l’ai écrit avant que nous nous retrouvions ou nous en sommes aujourd’hui », précise-t-elle. « J’ai créé cet album avant que Donald Trump soit sur notre radar, avant le Brexit. Je faisais face à ces problèmes en solo et je voulais qu’on en parle, et ils ont soudainement explosé sur la scène mondiale sous la forme de ce mouvement de la nouvelle droite. Je ne sais pas si j’arriverais à créer cet album si je tentais de le faire dans le climat actuel. Ce ne serait certainement pas le même album. »

Malgré toute cette attention à la situation globale, Future Politics propose également des pièces intensément personnelles comme « I’m a Monster » et « I Love You More Than You Love Yourself ». Pour Stelmanis, il n’y a pas vraiment de différence ; elles viennent toutes du même malaise. « Je n’avais pas l’intention d’écrire à propos des changements climatiques quand j’ai composé “Gaia” », explique-t-elle. « J’écrivais au sujet de ma réaction émotive à mes lectures sur les changements climatiques et la dégradation de l’environnement. J’écrivais au sujet de ma réelle réaction face à tout cela et cette réaction n’est pas très différente de celle que l’on vit lors d’une séparation. »

Comme le raconte Stelmanis, écrire en isolement — d’abord en plein milieu de l’hiver montréalais « froid, sombre et déprimant », puis dans l’environnement « coloré, chaud et ensoleillé » de Mexico — était une tentative délibérée de se couper du monde extérieur après avoir passé les quatre années précédentes en tournée et en studio avec les membres centraux du collectif, Dorian Wolf (basse) et Maya Postepski (batterie). « J’aime prendre la direction opposée à ce que je viens de terminer », explique l’artiste qui a été fidèle à cette habitude tout au long de sa carrière. Ayant grandi à Toronto, elle a reçu une formation musicale classique au piano et à la voix avant de tourner le dos à son futur au conservatoire de musique en apprenant la guitare à l’adolescence. « Je n’ai aucune idée pourquoi j’ai commencé à jouer de la guitare, car je n’écoutais aucune musique à base de guitare », confie-t-elle. « Peut-être parce que j’aimais Ani DiFranco. Je participais à des soirées micro ouvert bien que je ne savais pas encore jouer de la guitare sèche. Je jouais à l’espagnole, je grattais ma guitare avec rapidité et intensité. »

« Je n’avais pas l’intention d’écrire à propos des changements climatiques. J’écrivais au sujet de ma réelle réaction face à tout cela… et cette réaction n’est pas très différente de celle que l’on vit lors d’une séparation. »

Le chemin qui semblait se tracer et qui l’aurait sans doute conduite à Lilith Fair a brusquement bifurqué lorsqu’elle s’est liée d’amitié avec Emma McKenna qui l’a incitée à se mettre à la guitare électrique et à former Galaxy, un « power trio » punk dans la veine de Sleater-Kinney. Stelmanis a repris le chemin de sa carrière solo lorsque son groupe a (rapidement) atteint sa conclusion logique. Elle a lancé un premier album solo en 2009 intitulé Join Us et où l’on pouvait clairement entendre sa formation classique à travers ses arrangements baroques et ses envolées lyriques dignes de l’opéra, mais à travers le filtre d’un esprit synthétisé déjanté qu’elle a importé des tranchées indie rock. C’est Blocks Recording Club — une coopérative torontoise à laquelle on doit l’éclosion de talents aussi diversifiés que le violoniste Owen Pallett et les poids lourds du hardcore F__ked Up — qui avait publié ce disque. D’ailleurs, Mike Haliechuk, le guitariste de ce dernier groupe, est devenu le mentor — inattendu — de Stelmanis.

« Je lui envoyais mes chansons et il me donnait des conseils », raconte-t-elle. « Ça peut sembler contre-intuitif, mais Mike a un esprit très pop. Il a réussi à rendre mes chansons plus “écoutables” grâce à des structures et des arrangements plus réguliers et classiques. »

Avec l’aide d’Haliechuk, Stelmanis a réalisé un démo qui lui a éventuellement valu un contrat international chez Domino Records, en 2010, et sous un nouveau nom : Austra. Pour elle, « il ne s’agissait pas d’une transition définitive. Tout s’est produit vraiment lentement. Les pièces d’Austra étaient plus élaborées, plus réfléchies. Elles ont été enregistrées et mixées professionnellement, contrairement à mon matériel écrit en tant que Katie Stelmanis, qui était toujours très “artisanal”. Je crois qu’en fin de compte, Austra est simplement une version plus normale de Katie Stelmanis. »

Mais si pour elle cette transition était une progression naturelle, les gens qui suivaient sa carrière jusque là l’ont plutôt perçu comme un contraste éblouissant. Là où le clip à très petit budget pour la calamiteuse pièce « Believe Me » (2009) — où l’on voit Stelmanis et des amis gambader dans les bois pour ensuite mettre en scène un affrontement entre des puritains et des sorcières —, l’habillage visuel du premier simple sous le nom d’Austra, « The Beat and the Pulse » (d’abord paru en maxi sur l’étiquette One Big Silence de Haliechuk), était beaucoup plus sombre et troublant. Dans ce clip, Stelmanis se présente comme la grande prêtresse aux cheveux platine d’un club de danseuses mutantes et démoniaques.

Cette esthétique audacieuse a été transposée dans ses spectacles, qui sont de plus en plus élaborés et chorégraphiés, comme en ont fait foi Feel It Break (2011) et Olympia (2013), qui lui ont ouvert les portes du circuit des tournées internationales. Ainsi, Stelmanis est passée d’artiste tapie derrière son piano électrique lorsqu’elle jouait en solo à attraction principale des spectacles d’Austra où elle occupe l’avant-scène et ponctue ses envolées lyriques des gesticulations qui ne sont pas sans rappeler une version Goth de Stevie Nicks.

« Tout était une question de maturité, de me sentir bien dans ma peau », croit-elle. « Au début, je n’arrivais pas à me prendre au sérieux, et mon esthétique visuelle le reflétait bien : c’était tout le temps un peu moqueur, un peu à la blague, mais en réalité ce n’était que le reflet de mon insécurité devant une caméra. J’ai appris à m’en défaire au fil du temps. Maintenant que je suis plus souvent devant une caméra, j’ai appris à l’apprivoiser. C’est plus facile de se prendre au sérieux et de projeter une image que vous voyez dans votre propre esprit. Mais ça demande tout de même un certain courage. »

Quoi qu’il en soit, alors même que Future Politics est en train de confirmer une fois pour toutes son statut en tant qu’une des artistes les plus surprenantes et provocantes de la pop indépendante contemporaine, elle avoue qu’elle doit encore s’habituer à certains aspects de la vie sous les projecteurs. La frontière entre la contre-culture et la culture populaire devient de plus en plus floue, et il n’est plus rare de voir des artistes d’une sphère écrire pour des artistes de l’autre – pensez à Justin Vernon et sa collaboration avec Kanye ou encore Dave Longstreth (de Dirty Projectors) qui collabore avec Solange sur la pièce A Seat at the Table. Mais lorsque le label de Stelmanis lui a récemment suggéré de travailler avec un auteur-compositeur professionnel très connu à Los Angeles, dans le but d’offrir le résultat à la diva la plus offrante, elle n’a pas réussi à trouver le courage de le faire.

« Ça fonctionnerait comment, au juste ? », lance-t-elle en riant. « Je trouve ça tellement quétaine. L’un de nous écrit le refrain ? Je ne comprends rien là-dedans. L’écriture est une position de très grande vulnérabilité pour moi, car 90 % de ce que je fais est probablement nul. Alors la simple idée d’être dans une pièce où les gens entendent ce 90 % est une vraie histoire d’horreur. Le monde n’entend jamais que le meilleur 10 % de ce que vous écrivez. »