Son titre officiel est Vice-président senior, éditions, auprès de Anthem Entertainment, « mais on m’appelle l’Ambassadeur », confie Gilles Godard. Le Franco-ontarien d’origine qui a débuté sa carrière en tant qu’auteur-compositeur-interprète country est aujourd’hui l’un des éditeurs canadiens les plus influents sur la planète, un poste qui lui permet de mettre en contact les auteurs et compositeurs d’ici avec l’industrie musicale américaine.

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Gilles Godard et Raymond Fabi, compositeur de la musique de l’émission « Arthur », récipiendaires du prix Musique de télévision (national), Émission jeunesse, au Gala SOCAN de Montréal 2019. (crédit : Frédérique Ménard-Aubin)

Le mercredi 20 novembre dernier fut une bonne journée pour Gilles Godard et Anthem Entertainment. Ce matin-là, l’American Recording Academy révélait la liste des mises en nomination pour la 62e édition des prix Grammys qui aura lieu au Staples Center de Los Angeles le 26 janvier prochain. Avec huit mises en nominations, la chanteuse et rappeuse Lizzo, la sensation rap-pop du moment, arrive en tête de peloton, propulsée par le succès de sa chanson Truth Hurts tirée de son troisième album Cuz I Love You.

« Récemment, on a acheté deux catalogues différents, l’un avec plusieurs hits de Lizzo et l’autre composé de hits de The Weeknd », très précisément ceux de la maison d’édition Boardwalk Music Group. Laquelle représentait le compositeur et producteur américain Ricky Reed qui a co-écrit Truth Hurts. Le gros lot : Gilles Godard, son équipe et ses collègues éditeurs sont en lice pour quatre Grammys (Enregistrement de l’année, Album de l’année, Performance Pop Solo et Meilleure chanson de l’année), en plus de la chance que la star country Reba McEntire remporte celui du Meilleur album country de l’année. « Je pense que ce sera une bonne année pour nous aux Grammys », entrevoit l’éditeur, dont la maison (connue jusqu’à l’été dernier sous le nom ole Media Management) a remporté des statuettes ces dernières années grâce à des succès de Taylor Swift et Beyoncé, entre autres.

Gilles Godard s’en félicite d’autant plus qu’il considère sa structure comme « indépendante » en comparaison aux autres grands joueurs de l’édition musicale. « Parce qu’on est plus petit, plus agile, mais très bien financé en fin de compte. Surtout, je crois qu’on a encore l’esprit indépendant, ce qui nous donne un « edge » avantageux », ajoute l’éditeur qui, tout au long de notre conversation, s’excusera de glisser quelques mots en anglais, lui qui réside à Nashville depuis la fin des années 80.

Car avant de devenir éditeur, l’Ambassadeur originaire de Cornwall en Ontario était auteur-compositeur-interprète country à succès, lançant son premier album (éponyme) en 1980 sur sa propre étiquette de disques, Book Shop. Composant d’abord en anglais, il a poussé la note country en français sur un album intitulé En amour, récipiendaire du Félix de l’Album country de l’année en 1987, pour après déménager à Nashville, où il a composé des chansons pour de nombreux artistes de la scène country américaine.

« J’ai toujours aimé la musique, mais quand j’ai gagné mon Félix alors que j’étais aussi producteur, ça m’a donné l’opportunité de travailler avec plusieurs autres artistes », et de là approfondir les rouages du business de la musique, explique Gilles Godard. « Je me trouve très chanceux d’avoir pu faire cette transition d’auteur-compositeur à éditeur et producteur, et je continue d’être actif en tant qu’auteur-compositeur, même si aujourd’hui je porte plus souvent le chapeau d’éditeur. Je trouve surtout que ça m’aide à comprendre la réalité des artistes – je ne suis pas qu’un producteur, je suis à l’écoute des auteurs-compositeurs. »

« La télévision et le cinéma sont la nouvelle radio. Le domaine de la synchronisation est exceptionnel en ce moment »

Ceux du Québec et du Canada, entre autres. C’est pour cela qu’on le surnomme l’Ambassadeur : pour les gens de notre industrie, Gilles Godard est un précieux contact avec l’industrie américaine, n’hésitant pas à présenter producteurs et artistes de chez nous à son vaste réseau. « Tu connais Tebey ? Il a fait une chanson en duo avec Marie-Mai, The Good Ones. C’est par lui qui j’ai rencontré son équipe; là, on met en relation Marie-Mai avec les auteurs-compositeurs de notre division pop-urban-hip hop à Los Angeles », illustre l’éditeur.

En plus de vingt-cinq ans de métier dans le monde de l’édition, Gilles Godard possède un point de vue très net sur l’évolution de l’industrie, notamment en ce qui a trait à l’importance déterminante du métier d’éditeur. « Le travail des éditeurs s’est transformé en quelque chose ressemblant à celui des A&R », ou artistes et répertoire, le rôle du dépisteur de talent des maisons de disques. « On cherche et on signe de jeunes auteurs-compositeurs auxquels on croit, on les met en relation avec des musiciens et des interprètes qui ont du talent, puis on travaille fort pour faire avancer leur carrière. »

L’autre agent de changement, bien sûr, concerne la révolution numérique, pour le meilleur comme pour le pire lorsqu’il est question des redevances versées aux auteurs-compositeurs. « On dit souvent dans le milieu : la télévision et le cinéma sont la nouvelle radio. Le domaine de la synchronisation est exceptionnel en ce moment » en raison des nouvelles opportunités qui s’offrent aux auteurs-compositeurs pour l’utilisation de leurs chansons à l’image. Surtout que, selon Gilles Godard, il s’agit du seul « commerce équitable » dans l’industrie de la musique : « L’auteur-compositeur, à qui appartient le droit d’auteur, reçoit la moitié des redevances, et celui qui possède les bandes maîtresses en reçoit l’autre moitié. Et ces redevances sont en forte hausse depuis cinq ans avec l’arrivée des plates-formes de streaming vidéo ».

Demeure l’épineuse question, à nouveau soulevée par Pierre Lapointe lors du dernier gala de l’ADISQ, celles de redevances sur la diffusion des chansons sur le web, jugées trop faibles. L’éditeur se range ici du côté des auteurs-compositeurs : « Si ces plates-formes n’avaient pas accès à toutes ces chansons, leur compagnie d’existerait pas, alors c’est injuste [que les redevances soient si maigres]. Il faudra que les tarifs soient ajustés à l’avenir et je crois qu’il y aura un changement puisqu’il est impossible que la situation demeure la même. »

Les éditeurs ont-ils un poids dans ce débat? Une concertation entre grandes boîtes de gestion d’édition pour faire pression sur les Spotify de ce monde est-elle envisageable. « Oui, répond Gilles Godard, et je crois qu’éventuellement, ça va arriver. Chez nous, nos avocats discutent beaucoup de la question avec les législateurs pour leur faire comprendre que s’il n’y a pas de changement, il n’y aura plus d’argent à faire [dans ce métier]. Quand tu dis que certains en bénéficient sans rémunérer correctement les créateurs, il faut que ça change. »

À suivre…