Pour Philippe Brach, le souci n’est pas de manquer d’idées, ni de les mettre en œuvre, mais bien d’être capable de les ramasser ensuite pour en faire quelque chose de cohérent. Arrive Le Silence des troupeaux, ce bref mais dense troisième album inspiré par le voyage, le pouce en l’air de Facebook, les arrangements de Nelson Riddle pour Nat King Cole, le blues folk coulant de Bill Withers et le son d’une autoharpe achetée sur eBay en rentrant d’une soirée de brosse avec les chums. Et oui, tout ça se tient.
Philippe Brach« Je travaille beaucoup de manière chaotique », nous confie Brach, quelques jours après le lancement pas ordinaire de ce troisième album. Venant de la part du gars qui a jugé bon faire une version instrumentale 8bit/jeu vidéo/chiptune de son deuxième album Portraits de famine (ça s’appelle Bienvenue à enfant-ville), voilà une affirmation qui n’étonnera personne.

« Je n’ai pas de mécanique de travail. Des fois, les mots me viennent d’abord, d’autres fois, c’est la musique. Des fois les deux en même temps. Des fois, je fais la mélodie avec ma bouche, puis j’essaie de la retrouver à la guitare. Ou je vois un piano, je m’y installe pour gosser des accords et ça donne quelque chose. »

« Des fois, j’achète un instrument dont je sais pertinemment ne pas savoir jouer, et je regarde où ça m’amène ». Sa dernière bébelle ? L’autoharpe. « Personne ne sait jouer de c’t’affaire-là. » Revenant du bar, il est tombé sur un clip de quelqu’un jouant de cet instrument intimement associé au renouveau folk américain des années ‘60, revenu à la mode avec le renouveau néo-folk des dernières années – Basia Bulat, pour ne nommer qu’elle, sait en jouer, et fort joliment d’ailleurs. Clic, il a misé sur une enchère. Un cas classique de « drunk-EBay », avoue-t-il. On en entend à la fin de la chanson Tu voulais des enfants.

« J’aime ça avoir le sentiment d’essayer de nouvelles affaires, même si t’es toujours en train de réécrire la même toune, comme disait Stéphane Lafleur. Reste que d’avoir le sentiment que t’es pas en train de réécrire la même toune, c’est quand même le fun. » C’est la grande qualité de ce troisième album : on y reconnaît la patte de Brach, sa gouaille, son fond de folk, mais prenant des virages étonnants, tant sur le plan des structures que des fastueuses orchestrations. Il s’est payé un trip ; en dix chansons s’étirant sur à peine une trentaine de minutes, Le Silence des troupeaux passe pour un album-concept, mais à la ligne directrice floue. Un album-concept pas de concept. C’est voulu ainsi.

« Ça a l’air d’un album-concept parce qu’il y a un début et une fin et des passages instrumentaux, mais pour moi, c’est un disque aussi disparate que tous les autres, explique l’auteur-compositeur-interprète. Par contre, je trouve que les chansons se parlent un peu plus entre elles que sur les deux précédents albums. S’il y a un concept général, c’est celui de l’ouverture [aux autres, aux idées]. Aussi, j’aime ne pas donner de guides de compréhension [à mes albums]. Oui, c’est le fun d’être pointé dans une direction, comprendre d’où ça vient parce que les chansons contiennent un message et c’est le fun de savoir ce que l’auteur a pensé, mais j’aime aussi laisser des zones un peu plus nébuleuses, floues, où la personne peut comprendre ce qu’elle veut. »

Un exemple, qui mérite d’ailleurs qu’on s’y attarde. La Guerre (expliquée aux adultes) est sans doute la plus étonnante des dix chansons de l’album. Quelques coups de tambours pour marquer la cadence, Brach solennel qui chante une mélodie sortie d’une autre époque, et son personnage invitant un chœur d’enfants à chanter la guerre. À part les voix d’enfants et les coups de tambour, aucun autre instrument… jusqu’aux trente dernières cinématographiques secondes, bruits de bombes et orchestre évanescent.

« Quand j’écris La Guerre, chantée avec les enfants, c’est ma manière de représenter notre implication à l‘ère des médias sociaux. » Voilà qui est maintenant clair. « Souvent, enchaîne Brach, on « partage », on écrit un statut [Facebook], et puis Yes !, j’ai fait ma B.A., j’ai fait mon bout, j’ai agi. C’est fidèle à tes valeurs, mais [réagir sur les réseaux sociaux] ce n’est pas une finalité en soi. Il faut agir concrètement. Et c’est ça le texte – le texte le plus cliché au monde, de la grosse pensée magique, « Quand l’amour aura le monde » et puis tout ira bien… Ça, on le sait tous. On s’en câlisse : c’est ben beau de le dire, mais si on ne fait rien, ben, les enfants à la fin de la toune, ils s’en vont direct dans le champ de mines. Tu vois, c’est un peu ça le message, mais ça ne me tentait pas de l’écrire noir sur blanc. Je laisse ça flou. »

Le titre de l’album, quant à lui, est beaucoup plus limpide sur les intentions du musicien… Loin de vouloir jouer les moralisateurs, Philippe Brach insiste pour dire qu’il « ne se place pas au-dessus du monde » en portant un regard critique sur notre degré d’implication sociale et politique à l’ère des « likes » et des « retweets ».  « Y’a beaucoup de critiques [sur Le Silence des troupeaux], mais aussi beaucoup de prises de conscience par rapport à moi-même. Tu sais, j’agis beaucoup sur le coup de l’émotion, si bien que je me retrouve dans des situations… hmm… enfin, comme tout le monde. Je dis des affaires sans trop y penser. Trop souvent, je ne regarde pas autour de moi, et je ne me demande pas pourquoi je ne comprends pas telle ou telle chose… »

Philippe BrachAilleurs, c’est son voyage au Pakistan – « Parce que j’avais un ami journaliste là-bas, et je n’avais pas envie d’aller dans une place de touristes » – qui lui suggère la chanson portant le nom du pays « mais qui ne parle pas pantoute du Pakistan ». On entend l’intimité de l’expérience résonner dans les mots de Rebound : « Non j’vas attendre que tu te tannes / Que ton confort se fane/ Que tu trouves mieux pour nous deux / De se laisser un peu… »

Sur Tu voulais des enfants, Brach concrétisait enfin son rêve de se la jouer façon Nat King Cole. « Pour moi, y’a deux types d’arrangements dans la vie : ceux qui enveloppent la toune, et ceux qui font partie intégrante de la chanson, qu’en les enlevant, il manquerait une dimension mélodique à la chanson. Sur l’album, on s’est vraiment promené entre ces deux pôles », avec le concours de son complice arrangeur Gabriel Desjardins, alias La Controverse. « Je suis un gros fan de Nat King Cole. C’est du classique Cole que de faire deux couplets, puis un troisième complètement instrumental. En plus, à l’origine, je voulais une astie de longue intro instrumentale pas rapport, comme le faisait Nat King Cole. Ça n’a pas passé au conseil ! »

L’autre référence est encore plus évidente. Sur Mes Mains blanches, Philippe Brach emprunte au mythique chanteur soul Bill Withers la mélodie de Grandma’s Hands, mais en lui donnant un tout nouveau sens avec les paroles – et écrivant du même coup le plus beau texte de l’album. « Je suis un grand fan de Bill aussi ! Sincèrement, mon réflexe a toujours été me dire que jamais je ferais une reprise de son œuvre, ayant trop de respect pour lui. Mais à force de l’écouter 150 000 fois !, j’ai fini par m’y mettre. Le texte est sorti en quatre minutes. J’ai assumé. »

« C’est drôle, enchaîne Brach, chaque chanson arrive à un moment différent – parfois des moments-clés, parfois des moments trashs… Les chansons arrivent avant le sens que je veux donner à un disque. Après, j’essaie de comprendre ce que mon subconscient me dit par ces chansons. C’est après que je découvre le sens général d’un album, quand j’ai toutes les chansons en face de moi. Je finis par comprendre ce que les chansons veulent dire, je sais pourquoi j’ai mis ça là, à tel endroit. Le sens m’apparaît. »