En septembre 2017, alors que Daniel Lafrance recevait l’une de ses nombreuses distinctions à titre d’éditeur de l’année au Gala de la SOCAN, un article de Paroles & Musique le décrivait comme un homme trop occupé par les perspectives d’avenir pour regarder en arrière.

L’équipe d’Editorial Avenue
Huit ans plus tard, le fondateur d’Editorial Avenue, aujourd’hui l’un des plus importants joueurs dans le monde de la gestion du droit d’auteur au Canada, accepte de se prêter au jeu à l’occasion du 25ème anniversaire de l’entreprise qu’il mène toujours avec passion et enthousiasme. Mais lorsqu’on lui demande de résumer ce quart de siècle à l’aide de quelques exemples marquants, il se montre à nouveau hésitant.
« Si j’hésite à identifier des gens ou des moments précis qui illustrent notre parcours, c’est surtout parce que notre travail ne repose pas juste sur de grosses signatures ou des chansons à succès », explique-t-il. « Lorsque je repense à ce que nous avons créé, je retiens surtout les relations humaines que nous avons bâties avec les artistes. »
« C’est vrai que notre travail ne se résume pas à de simples contrats », poursuit Philippe Archambault, vice-président d’Audiogram, qui s’est joint à l’équipe d’Editorial il y a une quinzaine d’années. « Je pourrais bien sûr te nommer 5 ou 6 artistes marquants de l’histoire d’Editorial, mais tout de suite après avoir donné ma réponse, je reviendrais avec 5 ou 6 autres noms que j’aurais oubliés. »
Tout au long de notre entretien, Philippe Archambault confirme l’approche très personnelle au cœur de chaque décision prise chez Editorial. « Si je devais parler de Daniel, j’évoquerais bien sûr ses connaissances encyclopédiques du milieu de la musique et son incroyable flair; mais c’est le côté humain que je retiens. Le fait qu’il travaille avec son fils Guillaume depuis des décennies, par exemple, ça, c’est exceptionnel. »
Philippe sait de quoi il parle, ayant travaillé avec son père Rosaire pendant des années chez Audiogram. « Et je ne lui dis pas souvent, mais, ce qui m’impressionne, c’est son incroyable capacité d’adaptation. Chaque fois que des turbulences secouent l’industrie, Daniel arrive à trouver un nouveau modèle d’affaires pour faire face à la situation. Et il fait ça avec brio depuis 25 ans alors je profite de l’occasion pour lui lever mon chapeau ! »
Nouveau modèle
Lorsque Rosaire Archambault et Michel Bélanger, les deux fondateurs d’Audiogram, décident de lancer une nouvelle structure d’édition au tournant du millénaire, c’est à Daniel Lafrance qu’ils confient les rênes d’Editorial Avenue. Riche d’une longue expérience dans le milieu (à titre de musicien, de gérant, de producteur et d’éditeur), il revient d’un long séjour en France, où il a piloté l’instauration d’un logiciel de gestion de droits Ze Publisher! en compagnie de Daniel Deshaime.

« Ils m’ont donné carte blanche dès le début », se souvient Daniel. « Peut-être qu’ils n’auraient pas dû faire ça, mais ils m’ont laissé aller ! », ajoute-t-il avec un sourire malicieux. Fort de cette indépendance, Lafrance pilote l’acquisition de catalogues prestigieux (Jean-Pierre Ferland, Claude Léveillée, entre autres) et établit d’emblée un système de “contrat de préférence” qui lie les artistes à leur éditeur pour de plus longues périodes que ce qui se faisait à l’époque.
Audiogram, qui gérait déjà deux maisons d’édition (Kaligram et Audiogram) a donc dû réviser ses contrats d’édition pour refléter ce nouveau modus operandi. « Plutôt que de signer de nouveau contrats à chaque album, on signait des ententes qui nous liaient aux artistes pour une période de cinq à sept ans, donc pour la création de plusieurs albums, ce qui a complètement changé la donne. »
« Et ç’a complètement transformé la nature des rapports entre l’éditeur et ses artistes », poursuit Philippe Archambault. « On établissait des relations à long terme avec les auteurs-compositeurs. » Une approche visionnaire qui demeure centrale aux valeurs de l’entreprise, qui sait toutefois faire preuve de souplesse selon les besoins des créateurs.
« Il arrive que de jeunes artistes ne comprennent pas très bien notre rôle; certains pensent qu’on se contente de percevoir notre pourcentage sur leurs droits alors qu’on peut leur offrir beaucoup plus », explique Daniel Lafrance. « Ce qui est archi-important de notre côté, c’est la proximité avec les auteurs compositeurs. Tu sais, je donne des cours en édition, et souvent, je dis aux gens, nous, on gère, on dit qu’on gère des œuvres, mais en fait, on gère des êtres humains. C’est des relations humaines avec les auteurs compositeurs. Nous, on gère d’autres œuvres, on les propose, etc. Tous les jours, c’est avec du monde qu’on travaille. S’il n’y a pas une bonne relation, une relation distante, ils vont aller voir ailleurs. »
« Lorsqu’ils prennent le temps de m’appeler, ce que je les encourage à faire, je leur demande de quoi ils ont besoin. Tu veux du temps de studio ? Des instruments ? Juste un peu de feedback sur tes nouvelles chansons ? Je suis là pour ça ! Un bel exemple de ce dont je parle, c’est Soran. Il était un peu dubitatif au début de notre relation et on conversait surtout à travers son équipe de gérance. Puis, avec le temps, nos rapports ont évolué et tout récemment il me lance: “j’aimerais qu’on se parle plus souvent”. Ben oui, je rêve de ça depuis le début ! Alors il s’est mis à m’envoyer des chansons en attendant mes commentaires et on se parle régulièrement. Après huit ans de relation professionnelle, il a compris qu’on avait les mêmes objectifs et il a complètement changé sa façon de voir notre travail ! »
Soran est un bel exemple d’artiste parfaitement adapté aux exigences d’aujourd’hui. Un touche-à-tout qui est à la fois auteur-compositeur-interprète et producteur, capable de collaborer ou d’écrire avec d’autres artistes d’ici et d’ailleurs et qui ne s’embarrassent pas des règles de l’industrie d’autrefois. Car, faut-il le rappeler, le paysage musical ne ressemble en rien à ce qu’il était alors qu’Editorial prenait son envol. « Depuis 2015, face à la baisse des droits mécaniques qui ont suivi les bouleversements dus au streaming, on a trouvé de nouvelles avenues pour nos artistes, surtout en droits voisins et en synchro », explique Daniel.
Aujourd’hui, Editorial a beau gérer un catalogue impressionnant, qui comprend des artistes historiques de la première génération d’Audiogram (Paul Piché, etc.), puis ceux arrivés dans les années 1990 et 2000 qui font aujourd’hui figure de vétérans (Daniel Bélanger, Pierre Lapointe, Ariane Moffatt et la regrettée Lhasa), Daniel Lafrance et ses collègues continuent de regarder en avant, en quête de nouveaux talents.
« Un gros back catalogue, c’est bien, mais ça ne suffit pas à garder un éditeur en vie », conclut Daniel. « Il faut défricher, découvrir de nouveaux talents qui deviendront ceux qui vont créer les catalogues du futur ! ».