Une bouteille de scotch. Quatre bouteilles de vin. Quarante-huit bières. Pour la plupart d’entre nous, ce sont des provisions raisonnables pour un long week-end. Pour Séan McCann, c’était une journée comme les autres.

En tant que multi-instrumentiste pour le groupe Great Big Sea, McCann a joué un rôle intégral du succès de la musique endiablé de ce groupe pendant plus de 20 ans. Dans ce contexte, le précédent inventaire de boissons — sur son « rider » personnel, la liste des choses requises dans sa loge chaque jour — n’était rien d’autre que son outil de travail. Comme il le dit si bien, « ce groupe était le refuge parfait pour un alcoolique. »

Il y a cinq ans, à l’âge de 45 ans, McCann a canalisé toute sa volonté afin d’arrêter de boire et, peu de temps après, de quitter son groupe. « J’étais sobre pendant ma dernière tournée et ce fut brutal », se souvient-il. « Je crois que les autres membres du groupe s’attendaient à ce que j’échoue, car j’avais essayé d’arrêter avant, sans succès, et cet échec répété me déprimait de plus en plus à chaque fois. Ce n’était pas un endroit agréable. Mais voilà, je me suis dit “je veux survivre”. »

Après avoir quitté Great Big Sea, McCann a entrepris une autre tournée : hôpitaux psychiatriques, centre de désintox et conférences sur le bien-être où il transmettait un message à ses pairs dépendants : la musique peut guérir.

Toutefois, lors d’une conférence prononcée en 2014 à London, en Ontario, McCann a été forcé de prendre conscience que son alcoolisme n’était pas qu’un effet secondaire du fait d’être membre d’un groupe roots-rock endiablé. Lors de la période de questions d’une de ses conférences, une des personnes présentes s’est levée et a raconté que sa dépendance découlait d’une agression sexuelle par un coach de hockey mineur. Dans la foulée de cette confession, McCann a lui-même avoué publiquement — pour la première fois de sa vie — qu’il avait aussi été victime d’abus sexuels répétés par un prêtre avec qui il s’était lié d’amitié lorsqu’il était ado.

« Je vivais encore dans le déni par rapport à ça lorsque j’ai arrêté de boire, même si c’était la cause de mes problèmes », confie aujourd’hui McCann. « J’ai tout dévoilé sur mon passé et, ce jour-là, j’ai appris une leçon sans pareil, j’ai enlevé un poids considérable de sur mes épaules. »

Depuis cette prise de conscience, McCann a canalisé ses expériences pour en faire deux albums solo, le premier, Help Your Self, est paru en 2014, et le second The Sean McCann Song Book Vol. 1 : You Know I Love You, est paru en 2016, et tous deux mettent de l’avant une inspirante philosophie de développement personnel.

Ces deux modestes efforts autoproduits ont toutefois contribué à ouvrir le dialogue au sujet de la santé mentale au sein de l’industrie canadienne de la musique. Et ce dialogue réunit des voix très disparates, que ce soit Serena Ryder qui est porte-parole pour la campagne Cause pour la cause de Bell ou encore le travail de sensibilisation pour le compte de VICE effectué par Damian Abraham du groupe Fucked Up. De plus en plus d’artistes s’ouvrent et parlent de leurs combats avec la dépendance, l’anxiété ou la dépression dans l’espoir de faire changer les choses, que ce soit simplement que les autres personnes souffrant de ce genre de problème se sentent moins seules, ou encore en faisant pression auprès des gouvernements afin qu’ils revoient leurs approches respectives de la santé mentale.
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« Crazy. » « Crazy on You. » « Let’s Go Crazy. » « Crazy in Love. » L’histoire de la musique pop en est une où on célèbre la psychose en la décrivant en termes euphoriques et héroïques. Et cette licence artistique finit même par englober notre perception des artistes eux-mêmes : de Brian Wilson à Kanye West, nous glorifions l’excentricité en tant que corollaire inévitable du génie. Ainsi, lorsque de grandes vedettes s’effondrent en public, il est d’autant plus facile pour les psychiatres amateurs que nous devenons alors de simplement mettre ça sur le compte de la pression qui vient avec la gloire. Une fois notre « diagnostic » posé, nous nous contentons d’en observer les contrecoups, avec l’obligatoire bol de popcorn, lors des divers galas de remises de prix.

Mais pour le musicien moyen — qui n’a pas les moyens de se payer une cure de six mois dans un établissement privé haut de gamme —, les troubles de santé mentale ressemblent beaucoup plus à un enfer sur terre qu’à un épisode de télésérie dramatique : c’est un problème du quotidien qui menace leur subsistance même.

Tous les musiciens vous le diront : la tournée est une des façons de gagner sa vie les moins sécuritaires et les plus exténuantes. Elle recèle une pléthore de pièges et de facteurs extrêmement risqués — incertitude financière, heures de travail interminables, conditions de transport claustrophobes, routine d’une répétitivité ahurissante, mauvaise alimentation, solitude, mal du pays — qui peuvent être hautement dangereux pour les personnes prédisposées à l’anxiété ou à la dépendance. Les mesures de soutien qui existent en environnement de travail traditionnel — service des ressources humaines, counselling, arrêts de travail — n’existent tout simplement pas lorsque les 50 $ que vous avez gagnés au spectacle de ce soir ne suffiront peut-être pas à payer l’essence pour vous rendre au prochain spectacle.
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Vu de l’extérieur, tout semble indiquer que Carmen Elle a une vie de rêve. Son groupe électro pop DIANA a été propulsé à l’avant-scène en 2012 après que son premier simple — « Born Again » — a suscité beaucoup de « buzz » sur les blogues spécialisés et soit signé par des labels réputés (Paper Bag au Canada, Jagjaguwar aux États-Unis) pour lancer un premier album, Perpetual Surrender et partir en tournée sur le circuit des festivals.

Carmen Elle

Carmen Elle (of/de DIANA)

La plupart des artistes se seraient empressés de tirer un maximum de profit de cet erre d’aller en lançant un deuxième album. Mais Elle, elle, était terrorisée par cette perspective. Les tournées intensives de DIANA dans la foulée de l’album suivant, Perpetual Surrender, n’ont fait qu’exacerber son anxiété reliée aux déplacements, un problème avec lequel elle devait composer depuis sa plus tendre enfance. Chacun de leurs concerts devenait un test d’endurance : parviendrait-elle a finir le spectacle sans provoquer une crise de panique caractérisée.

« C’est beaucoup plus intense qu’avoir le trac ou avoir besoin d’un verre en se disant que tout ira mieux après », explique-telle au sujet de son anxiété reliée à la scène. « J’ai eu une crise de panique vraiment intense sur scène à Montréal, l’été dernier. J’ai complètement perdu la carte. Je fixais le panneau de sortie de secours sans arrêt, et j’étais à un cheveu de jeter ma guitare par terre et de m’enfuir en criant “Je vais vomir ! Je vais mourir !” »

DIANA vient tout juste de lancer un deuxième album, Familiar Touch, un disque qu’Elle « ne voulait vraiment pas sortir », par crainte des exigences promotionnelles qui allaient nécessairement suivre. « Je ne suis tout simplement pas faite pour la tournée comme d’autres le sont. Il a fallu que nous changions notre façon de communiquer, en tant que groupe. Auparavant, les autres membres du groupe me cachaient le plus de choses possible le plus longtemps possible dans l’espoir que je n’aurais simplement pas le choix de suivre. Cela les stressait au plus haut point de me parler de tournée, ce qui me stressait encore plus au sujet des tournées, et cela est devenu un cercle vicieux pour chacun de nous. Maintenant, je suis plus ouverte au sujet des choses que je crois ne pas être en mesure d’accomplir, et ils ont appris à l’accepter. »

Elle est également reconnaissante d’avoir des collègues qui savent désarmer ses crises d’anxiété à l’aide de judicieuses petites doses d’humour. Elle se remémore un voyage en Californie durant lequel elle était convaincue qu’elle souffrait du mal de l’altitude. Leur réaction ? Ils lui ont ri au nez. « Parfois, le fait qu’une personne attire votre attention sur l’absurdité de votre situation peut aider. »
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L’auteure-compositrice-interprète terre-neuvienne Amelia Curran est une autre artiste qui est la preuve que des petits pas peuvent parfois se transformer en immenses enjambées. Elle a été aux prises avec l’anxiété et la dépression pour la majeure partie de sa vie adulte et, dans son cas, « les solutions sont parfois si simples qu’elles en sont décevantes. Ça peut être un changement dans l’alimentation ou les habitudes de sommeil, voire surveiller son taux de glycémie, et ce sont des choses dont on perd totalement le contrôle lorsqu’un est en tournée si on n’use pas d’un minimum de discipline », confie-t-elle. « Le privé et le public s’empressent d’adopter des mesures de santé mentale en environnement de travail, et c’est merveilleux en entreprise. Mais il faut que les musiciens définissent leur environnement de travail, et ça devient très compliqué, même lorsqu’on n’a pas de problèmes de santé mentale. »

Amelia Curran

Amelia Curran

C’est pour cette raison qu’Amelia Curran est devenue partenaire du Fonds de bienfaisance Unison, un OSBL caritatif fondé en 2010 par deux vétérans de l’industrie, Jodie Ferneyhough et Catharine Saxberg, qui vient en aide aux membres de l’industrie, artistes et artisans, en leur offrant un service de counselling 24/7 par téléphone ou clavardage ainsi qu’une aide financière d’urgence financée par de nombreux partenaires importants, dont notamment la SOCAN. « La communauté musicale canadienne n’avait aucune ressource d’urgence vers qui se tourner », explique la directrice générale d’Unison au sujet de la genèse de son organisation. « Les musiciens sont des travailleurs : ils sont souvent sur la route et sont sensibles aux mêmes facteurs de stress que vous et moi. S’ils ont besoin d’un coup de pouce pour payer leur loyer ou leur épicerie, nous leur offrons une aide de courte durée pour qu’ils se remettent sur pied. »

De nombreux autres membres de la communauté artistique ont fait campagne au nom d’Unison, mais Amelia Curra s’implique bien au-delà de la sensibilisation de ses pairs. En 2014, elle et son ami et cinéaste Roger Maunder ont publié une vidéo mettant en vedette de nombreux Terre-Neuviens connus — dont McCann — ou pas afin de sensibiliser la population aux problèmes de santé mentale et aux stigmates qui les accompagnent trop souvent. Sa vidéo devenant virale, Curran a eu l’idée de lancer un site Web intitulé It’s Mental visant à faire pression sur le gouvernement de Terre-Neuve et Labrador afin qu’il réforme le système des soins de santé mentale de la province. « Ce sont des luttes qui existent depuis des décennies, nous voulons un minimum de service dans les régions rurales », dit-elle. « Nous ignorons ces communautés éloignées jusqu’au jour où quelque chose d’horrible se produit. »

C’est le genre d’effort qui lui aurait semblé impossible il y a à peine quelques années, alors que sa dépression était si sévère qu’elle était incapable d’accomplir quoi que ce soit pendant des mois et des mois. Accepter la maladie mentale est quelque chose de très intime et c’est pourquoi de nombreuses personnes préfèrent souffrir en silence plutôt que de faire face aux conséquences d’en parler, qui vont de l’isolement social à une aptitude au travail diminuée. Mais comme l’ont constaté Curran, McCann et Elle, le courage peut parfois devenir contagieux et transformer une affliction qui entraîne l’isolement en une cause commune. Et comme chacune de leurs histoires respectives le démontre, une conversation peut parfois être plus bénéfique que des médicaments.

« J’ai beaucoup parlé de dépression et d’anxiété », explique Amelia Curran, « et elles font partie de ma vie, et je compose avec elles du mieux que je peux. Même en ce moment, je sous-estime la valeur de ma propre expérience. Si ça peut toucher et aider d’autres gens, alors je n’ai aucune raison d’en avoir honte. »

Quant à son ami McCann, il propose une prescription encore plus succincte : « Un secret peut vous tuer. La seule façon de combattre un secret, c’est de le dévoiler. »