« Ça n’a pas été une naissance facile. J’ai en quelque sorte été la sage femme de ma propre naissance à travers cet album », explique Kaia Kater en parlant de son prochain album intitulé Grenades, un album qui marque un départ créatif — tant au niveau de l’instrumentation que lyriquement et émotionnellement — par rapport à ses efforts précédents : « Il est réellement issu d’un désire de me mettre moi-même au défi », dit-elle.

Il y avait du changement dans l’air pour Kater, il y a un an. Attirée par de nouvelles sonorité et formes d’expression, elle a fini par délaisser l’esthétique de la musique de la Virginie-Occidentale qui l’avait jusqu’alors définie. Elle voulait écrire un album complet de musique originale, mais elle savait aussi que cela signifiait devenir une meilleure auteure. Elle s’est donc imposé d’écrire, que la muse lui rende visite ou non.

« J’ai beaucoup écrit dans mon journal de bord et j’ai pratiqué le “sense writing” », explique Kater. (http://www.sensewriting.org/) « Je me suis mise dans une position où je devais accepter que j’écrirais de “mauvaises” chansons. J’allais de l’avant coûte que coûte même si je ne voyais pas la forêt à cause de l’arbre. »

Ce qui s’est produit ensuite fut étonnant : Kater a réalisé qu’afin d’aller de l’avant, son outil de prédilection — le banjo clawhammer à cinq cordes qu’elle utilisait pour composer — devrait être remis en question. (https://fr.wikipedia.org/wiki/Clawhammer)

“Je voulais décrire l’invasion du point de vue de mon père en tant qu’enfant.”

« Je commençais à trouver ennuyeuses mes interprétations de la musique traditionnelle, ou du moins je m’en éloignais, de la même manière que je m’éloignais du banjo comme outil de création musicale », explique Kater. « J’étais de plus en plus frustrée par le fait que chaque fois que j’empoignais mon banjo, c’était les mêmes évocations qui en sortaient. Elles étaient belles. J’aurais pu remplir un album avec ces chansons, mais je voulais quelque chose de différent, un autre “feeling”, une autre palette. » Ce sont sa guitare et son piano électrique qui lui ont offert le changement tant attendu.

Les conseils créatifs de Kater : trois astuces d’écriture

  • « Lorsque vous entendez une tournure de phrase poétique ou que vous lisez un passage qui vous inspire, écrivez-le immédiatement, avant qu’il vous échappe. Gardez une liste de ces mots et de ces phrases dans votre téléphone mobile ou dans un journal pour pouvoir y revenir plus tard. »
  • « Écrivez sans jugement. Le cerveau de l’éditeur étouffe celui du créateur. Oubliez les règles, de temps en temps. Ne craignez pas d’écrire un couplet qui ne rime pas. Écrivez une chanson entière qui n’a pas de refrain, même si cette chanson ne sort jamais de votre chambre à coucher. »
  • « Trouvez-vous un partenaire d’écriture. L’écriture est parfois source d’inspiration. Mais l’écriture est avant tout un travail de création. Tout comme un partenaire de gym, un partenaire d’écriture vous aide à respecter les tâches que vous vous êtes données. Choisissez quelqu’un qui ne juge pas et en qui vous avez confiance, puis réunissez-vous quelques fois par mois pour partager le résultat de vos efforts créatifs. »

Prochaine étape : explorer ! Grâce à une subvention du Conseil des arts du Canada, Kater s’est rendue à la Grenade. Née d’une mère québécoise et d’un père grenadin, Kater n’avait pas visité l’île depuis l’enfance et elle en ressentait maintenant le besoin. Quelques mois plus tôt, sentant que la Grenade aurait une profonde influence sur son album, elle a passé le temps des fêtes à en apprendre plus sur la jeunesse de son père et l’invasion américaine de l’île, en 1983, un événement qui a changé sa vie.

« Je voulais enregistrer mon père en parler », explique l’artiste. « Ma mère m’a raconté beaucoup d’histoires, mais lui n’en parlait pas vraiment. Je lui ai demandé, “Quelle est ton histoire ?” C’était très émotionnel. Le titre de l’album fait référence à la chanson du même titre et à l’île. Aucune grenade n’a été lancée en Grenade, ça n’a rien à voir, c’est plutôt une référence aux explosions et à la guerre. Je voulais décrire l’invasion du point de vue de mon père en tant qu’enfant. La première strophe : “Surf the waves now, taste the metal on your tongue/March the dogs of war into the sun.” (librement : surfe sur les vagues maintenant, goûte le métal sur ta langue/Lâche les fureurs de la guerre au crépuscule) Tout tourne autour de cette idée d’une île incroyablement fertile sous le joug des armes, du métal et de la guerre et de l’effet que tout ça peut avoir sur un enfant. »

Armée des émouvantes histoires de son père, Kater s’est donc rendue dans ces terres ancestrales. Une fois sur l’île, elle s’est imprégnée de ce qu’elle appelle des « jours normaux », plutôt que de semaines à la plage et en plongée sous-marine. Le temps qu’elle y a passé s’entend sur tout l’album : que ce soit les vieilles photos argentiques du livret ou les expressions typiquement locales comme « beat the water » qui pimentent les paroles.

La très évocatrice « Meridian Ground » est particulièrement puissante. Elle est imprégnée d’histoires provenant de sa grande-grand-tante, retrouvée morte sur son lit avec un immense sourire au visage, ou encore de cet oncle qui nageait jusqu’aux quais où d’immenses navires de croisière accostaient, terrifiant les touristes lorsque son corps minuscule semblait apparaître de nulle part parmi les immenses vagues. La puissance de sa poésie est émouvante. Cette chanson n’est pas sans rappeler les œuvres subversives de l’auteur britannique d’origine Dominicaine Jean Rhys, dont la nouvelle Wide Sargasso Sea (1966) — une réplique anticolonialiste au Jane Eyre de Charlotte Bronte — donnait la parole à l’antagoniste d’Eyre, la « folle dans le grenier ». Ici, Kater utilise son père, par le biais d’un tissu d’interludes, pour raconter une histoire longtemps demeurée muette.

« La Misère » est une autre chanson éblouissante inspirée par l’île. Sous contrat avec le label Smithsonian Institution’s Folkways Recordings, Kater s’est rendue aux immenses archives de l’institution à Washington, DC, dans l’espoir d’y trouver une chanson provenant de la Grenade. En fouillant dans les catalogues, elle a fini par en trouver une provenant du village de Boca, un enregistrement sur le terrain réalisé en 1957 par l’anthropologue et dirigeant du label, Emory Cook. Inspirée, elle en a enregistré la mélodie et écrit ses propres paroles sur celle-ci, créant ainsi une berceuse en français dont la mélopée dissimule la tristesse. De plus d’une façon, elle résume bien les eaux où navigue Grenades : comment s’épanouir malgré les inévitables difficultés que la vie met sur notre chemin.

« Je fais allusion au fait de danser, de bouger, malgré des os fracturés », dit Kater au sujet de « La Misère ». « Parvenir à se dépasser émotionnellement de lancer quelque chose dans le monde malgré le fait de se sentir fracturé, brisé. » Et ce défi, elle le relève avec brio.