Allan Rayman, qui a commencé sa carrière il y a presque dix ans grâce à sa voix aussi cool qu’éraillée, nous arrive avec un septième album très décalé intitulé #1 Girl sur lequel il chante la majorité des pièces avec une douce voix aigüe. Rayman a écrit et chante les chansons de ce projet en se mettant dans la peau d’un personnage féminin fictif, #1 Girl, une jeune artiste en devenir des années 90. L’histoire se déroule dans un monde fictif où Kurt Cobain n’a jamais existé et le « Allan Rayman » est un personnage qui est la superstar de son époque.
On passe des acrobaties vocales de Alright Without You à la métaphore sulfureuse de Dog, pour ensuite retrouver sa fugue habituelle sur Head & Heart. Et comment son public a-t-il accueilli la perspective et le style vocal inhabituel de #1 Girl? « Plutôt mal », laisse tomber Rayman sur un ton perplexe. « On a clairement choqué une partie de nos fans. »
Il va sans dire que c’était un choix qui comportait son lot de risques pour un artiste qui connaît autant de succès. Rayman cumule plus de 250 millions d’écoutes toutes plateformes confondues et compte, rien que sur Spotify, près de 400 000 auditeurs mensuels. Il a effectué des tournées à guichets fermés en Europe, aux États-Unis et au Canada et a été invité à Bonnaroo, Rifflandia et Lollapalooza, entre autres festivals. Côté collaborations, il a travaillé avec Jessie Reyez, Alex da Kid et James Vincent McMorrow. Cela dit, il ne s’en fait pas trop avec tout ça.
« Pour être bien honnête, je ne tiens compte de personne d’autre que moi quand je crée de la musique ou que j’écris des histoires, alors ça ne m’affecte pas vraiment », dit l’artiste. « C’est une réaction intéressante et ça doit vouloir dire quelque chose si ça fait réagir certaines personnes de cette façon, alors c’est ça qui est ça. Je comprends que c’est un changement de sonorité radical, mais ça fait 10 ans que je fais ça et si je faisais tout le temps la même chose album après album, je n’aurais aucun plaisir. »
Mais Rayman est en bonne compagnie. Les fans de Bowie ont été pour le moins surpris quand il a fait un virage « plastic soul » (dans ses propres mots) avec l’album Young Americans. Même scénario pour Joni Mitchell quand elle a lancé un album de jazz – Mingus – et quand Neil Young a sorti un album de musique électronique intitulé Trans. Ces légendes ont écouté leurs muses, peu importe où celles-ci les mèneraient. Et si #1 Girl était le premier album de Rayman, il y a fort à parier que personne n’en ferait de cas. Or, une fois qu’on a un auditoire fidèle, ces personnes ont beau être disposées à permettre une certaine latitude créative à leur artiste préféré, elles ne veulent généralement pas que cet artiste change au point de s’exclamer « c’est quoi ça?! » Et c’est justement ça que Rayman a fait.
« J’ai la chance d’avoir très peu de personnes qui regardent par-dessus mon épaule pour voir ce que je fais ou essayer de me convaincre de faire ceci ou cela, donc j’ai une grande latitude qui me permet d’explorer ce qui m’intéresse », dit-il.
« Si je faisais tout le temps la même chose album après album, je n’aurais aucun plaisir »
Il prend même le temps d’expliquer son concept sur la saynète de deux minutes, « Introductions ». Les personnages, #1 Girl et la rock star des années 90 « Allan Rayman » ont fait leur apparition sur son album The All Allan Hour paru en 2024. L’album #1 Girl commence ainsi par une mise en scène semblable : nous sommes en 1994 et « Allan Rayman » le personnage va récupérer son courrier auprès de ses gardes de sécurité. Ceux-ci lui remettent une enveloppe qui contient un démo sur cassette et une lettre de sa plus grande fan, #1 Girl. « Écoutons ça », se dit-il en marmonnant. On l’entend ensuite mettre la cassette dans le lecteur et le clic du bouton « play ». La première chanson, Like Me, est acoustique, minimaliste et lo-fi et chantée dans sa voix à elle. Sur la suivante, Her Song, on peut même entendre ses doigts glisser sur les cordes de sa guitare.
« L’histoire c’est qu’il s’agit d’un démo enregistré par une fille qui aime un artiste qui s’appelle “Allan Rayman” dans les années 90 », explique-t-il. Alors l’idée, c’est que j’arrive à raconter cette histoire, mais en utilisant les chansons d’Allan Rayman. Bref, l’histoire raconte que c’est son démo et, évidemment, c’est dans l’histoire, mais j’ai écrit ces chansons avec mon cœur et mes émotions. C’était un défi d’écrire de sa perspective à elle, mais c’est pas aussi « deep » que ça en a l’air. L’histoire est simplement un véhicule pour la musique. Ce que je veux en fin de compte, c’est que le public écoute cet album comme s’ils étaient « Allan Rayman » qui écoute le démo de cette fille. »
Rayman affirme par ailleurs qu’il n’a pas douté de lui-même ou vécu de blocage lorsqu’est venu le temps d’écrire ces chansons dans la peau de #1 Girl. « J’ai toujours essayé, dans les relations que j’ai eues dans ma vie, de me demander quel était son point de vue sur la façon dont on s’est séparés, pas seulement le mien », explique-t-il. « À tort ou à raison, explorer ces choses-là a été sain pour moi, et aussi intriguant et excitant. Je voyais ça comme un petit défi stimulant en tant qu’auteur de me mettre dans la peau de quelqu’un d’autre que je connais et que j’aime… Je n’irai pas jusqu’à dire que je comprends comment quelqu’un d’autre pense et ce qu’elle ressent, mais c’est ma perspective à moi. Ça reste de la fiction. »
Quant au son lo-fi, il a été enregistré à Los Angeles par sections, en partie sur un iPhone, et Rayman a donné ces « stems » à ses coproducteurs Moose et Myes « Losh » Schwartz à Toronto. « C’est un démo, après tout », dit Rayman. « J’ai dit aux gars : “Je veux que ça sonne comme si elle avait fait ça toute seule dans sa chambre… Je voulais juste que ça sonne démo et brut, et je pense que c’est le cas. Y a peut-être du monde qui va dire “Oh, ça sonne paresseux…” Je comprends leur point de vue, mais pour moi, c’était le but. »
Comme il le dit lui-même, il est essentiellement un « gars des vues » et #1 Girl et The All Allan Hour pris ensemble forment une nouvelle accompagnée de chansons. « Je veux aller plus loin dans cette direction pour un certain temps », dit-il. « Je suis vraiment obsédé par l’idée de jouer avec différentes époques. C’est très inspiré par Slaughterhouse-Five (Abattoir 5), un livre de [Kurt] Vonnegut qui parle de ce gars qui n’est pas “fixé dans le temps”. Je trouve ça cool d’essayer d’imaginer comment sonneraient différents Allan Raymans. »
« Supposons que Led Zeppelin n’a pas existé et que Allan Rayman était le groupe le plus populaire des années 70. À quoi ressemblerait un album d’Allan Rayman inspiré par Zeppelin? » s’interroge-t-il. « Les années 90 sont mon époque musicale préférée et j’avais simplement envie de faire un album qui se déroule dans les années 90. Et pour en rajouter une couche, pourquoi ne pas voir l’histoire se passer le jour de la mort de Kurt Cobain [le 5 avril 1994], sauf qu’il n’y a pas de Kurt Cobain dans cet univers, il n’y a qu’Allan Rayman. »
« Après, j’ai aussi des petits « cocos de Pâques ». Par exemple, cette fille finit par se faire offrir un contrat de disques et son premier album sort le jour de la mort d’Amy Winehouse, le 23 juillet, mais en 95 ou en 96, pas en 2011, la vraie date de sa mort. Je m’amuse avec des dates que les gens connaissent pour susciter des conversations. J’étais comme « faisons un album qui s’inspire beaucoup de certains de mes artistes préférés comme Jeff Buckley et Elliott Smith. C’est mon projet préféré, dans ce sens. »