Il y a chez Antoine Corriveau une obstination lumineuse à ne jamais faire deux fois le même détour. Avec Oiseau de nuit, il signe une œuvre en clair-obscur, née dans un studio où l’on a invité le chaos à s’exprimer pour mieux ensuite en ordonner les fragments. C’est un album fait de textures granuleuses, de silences interrompus, de voix intérieures qui se croisent sans se dominer. Un disque qui fuit la linéarité comme les oiseaux de nuit fuient le jour.
« Je pense que j’ai longtemps vu la dualité comme un impératif, confie Antoine Corriveau. Aujourd’hui, je pense que ce n’est pas la dualité qui m’habite, c’est la multiplicité. Il n’y a pas deux moi, il y en a vingt-cinq. » Cette volonté d’embrasser l’éclatement plutôt que la cohérence est partout dans l’album, à commencer par la méthode de création : une accumulation de matériaux bruts, d’improvisations offertes par des musiciens de confiance, qu’il a ensuite triturés, retaillés, recousus jusqu’à ce que surgisse une forme étrange, vibrante, résolument sienne.
Le point de départ de l’album Oiseau de nuit se trouve dans l’idée d’un disque de samplings, une envie de piocher dans une montagne de vinyles. « Mais je me suis vite rendu compte que je me sentais à l’étroit », admet-il. « Je ne suis pas beatmaker. J’avais une vieille table tournante branchée dans un ampli miteux. Je faisais mes essais, mais ça me prenait quatre heures pour fabriquer un groove. » Il décide alors de fabriquer ses propres matières premières : il convoque une cohorte d’artistes aux horizons multiples et leur demande d’improviser dans le vide. Pas de partition, pas de filet.
On croise dans cette aventure des noms connus — Stéphane Bergeron à la batterie et à la co-réalisation, Marc-André Landry à la basse, Simon Angell à la guitare et au saxophone, François Lafontaine, Sheenah Ko, Pietro Amato, Cherry Lena, VioleTT Pi, Rose Perron — mais aussi des figures moins attendues comme le pianiste de jazz Taurey Butler ou la harpiste Éveline Grégoire-Rousseau. « Je ne voulais pas des musiciens qui jouent sur tous les disques de tout le monde. Je voulais des gens qui allaient m’amener ailleurs, même si j’avais aucune idée d’où. »
Au fil des semaines d’enregistrement, la matière s’accumule. Antoine Corriveau trie, assemble, déconstruit. Il improvise lui-même, souvent sans savoir ce qu’il cherche. « Je joue n’importe quoi pendant une demi-heure, puis j’écoute. La moitié, c’est de la marde, mais des fois y’a un éclair. Une étincelle. » Cette approche instinctive, qu’il qualifie de « vomi réorganisé », devient la colonne vertébrale du disque.
Mais Oiseau de nuit, c’est aussi une œuvre audiovisuelle. Un court-métrage accompagne l’une des pièces de l’album, Pastorale. Le film, réalisé par Francis Leclerc, met Corriveau lui-même en scène, perdu dans un vaisseau spatial, dialoguant avec des voix qui pourraient être des intelligences artificielles… ou des souvenirs.
« Francis m’a dit : tu vas écrire les dialogues. Je n’avais jamais fait ça. J’ai pris chaque chanson, j’ai écrit une scène. Sans savoir si ça ferait du sens. » Le résultat est à la fois absurde et profond, mystérieux et familier. La distribution, gardée secrète à des fins de clin d’œil, est celle du film Eldorado de 1995. Un gag qui finit par devenir matière sensible. « Ces voix-là, c’est moi qui les ai construites. C’est moi qui me parle. Et le clin d’œil, c’est vraiment juste parce que j’ai adoré le film Eldorado », rigole-t-il.

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Sur le plan textuel, Oiseau de nuit s’enracine dans une parole débordante. L’auteur y parle plus vite, plus longtemps, avec une densité nouvelle. « Quelqu’un m’a dit : on dirait qu’à chaque album tu rentres plus de mots dans une minute. C’est vrai. » Inspiré par des figures comme Kendrick Lamar ou Armand Hammer, il pousse le texte jusqu’à sa frontière rythmique. Chaque syllabe est pesée, posée, martelée. « J’ai eu beaucoup de fun à faire ça. À réussir à locker une phrase avec le drum. »
Est-ce que tous les mots qui s’entrechoquent et les personnages qui se succèdent au fil de l’album existent pour former une grande carapace qui cacherait les vrais sentiments et les détails réels des histoires intimes de l’artiste ? « Peut-être. Je n’avais pas vu ça comme ça, mais ça a du sens. Je pense que dans certaines tounes, comme Moscow Mule, les détails sont là pour donner une couleur. Ça ne sert pas toujours l’histoire, mais ça précise un tissu, une ambiance. »
Il y a, au fond, quelque chose de profondément humble et lucide dans sa manière de se raconter, de douter, de bricoler. Il ne prétend pas réinventer la roue, mais veut s’assurer de ne pas repasser toujours sur les mêmes traces. Plus Antoine Corriveau écrit des chansons, moins il refait les mêmes chansons et plus il s’éloigne d’une quelconque convention à laquelle on pourrait vouloir l’attacher. « Je n’ai pas envie de refaire la même chose encore et encore. Ce n’est pas juste pour le résultat, c’est pour moi. Pour pas m’éteindre en le faisant. »
Ce disque, qu’on pourrait croire difficile d’accès, se révèle au contraire d’une hospitalité rare : il tend la main à celles et ceux qui ne craignent pas de s’égarer. C’est un disque habité, généreux, éclaté, mais surtout vivant. Un peu comme son auteur, qui continue de chercher, à chaque détour, comment faire dire au son ce que les mots seuls ne peuvent pas.
Antoine Corriveau place la barre haute et saute par-dessus. Parce que c’est la seule façon de ne pas se fatiguer de faire de la musique. « Bon, certains appelleraient ça de la candeur ou d’autres de l’imbécillité. J’aime ça essayer quelque chose et être surpris. »
On est plusieurs à partager ce frisson.