Le dramaruge allemand Bertolt Brecht a inventé ce mot, « verfremdungseffekt », ou l’effet que provoque en nous le contact avec l’étrange, l’inconnu. Même s’il n’a pas été prononcé par Simon Angell de Thus Owls durant notre entretien, il apparaissait clair que c’est ce qu’il cherchait à exprimer à travers le désir de son épouse musicienne Erika et lui de défoncer « la barrière invisible » entre le public et leur groupe Thus Owls – ce que Brecht appelait en son temps « briser le quatrième mur ». Cette simple idée, compliquée à exécuter, fut même le détonateur de l’écriture de leur quatrième album, The Mountain That We Live Upon, paru le 28 septembre dernier.

« Ça faisait un an et demi qu’on travaillait là-dessus », dit Simon, en évoquant le concert-concept que Thus Owls a donné au Centre PHI à Montréal le mois dernier. « C’est quand même bizarre, on a travaillé sur le concert avant même de travailler sur l’album », dit-il, ajoutant du même souffle : « One feeds the other, comme on dit ».

Normalement, on compose de nouvelles chansons avant de les enregistrer pour pouvoir ensuite les défendre sur scène. Là, sans autres chansons que celles de leurs trois précédents albums ou EP (le dernier, Black Matter, remontait à novembre 2015), en cogitant sur le spectacle, l’album est apparu.

« Généralement, en concert, le band est sur une scène, élevée, le public devant, on vouait casser ça. Amener les gens dans notre monde, comme nous sommes dans le leur. Si je peux dire en anglais : level-playing field ». Le Centre PHI était le lieu tout désigné pour ça. Un laboratoire. L’orchestre au centre de la salle, le public tout autour. « On ne pouvait pas demander une meilleure salle. Nous étions six musiciens : le cœur du groupe, Érika, moi, Samuel Joly notre batteur, puis trois autres guitaristes, plantés dans la foule. Dans une autre salle, il y avait une installation comprenant un dactylo avec un micro, branché sur des effets de delay, et Karl Lemieux qui faisait des projections pendant le concert. Et une danseuse contemporaine, ça a donné une performance très multidisciplinaire. »

C’était super, assure Simon. La sonorisation même, optimale malgré les défis techniques et les guitaristes partout dans la salle avec leurs propres amplis. « Le meilleur son que j’ai connu de ma vie de musicien –  même que le son changeait si tu te déplaçais dans la salle. ». Qu’en aurait pensé Brecht, un grand amateur d’indie rock torturé, comme on le sait tous ? Il aurait dit : c’est bien, mais à quel dessein? Abattre un mur, soit, mais pour raconter quoi ?

« Bonne question, convient le musicien. Ça revient ensuite au concept de l’album, qui a été élaboré surtout par Erika, puisque c’est elle qui écrit les textes. Alors, voilà : Erika et moi formons un couple, et on se questionnait sur le projet d’avoir des enfants, fonder une famille. Et ça nous a pris plusieurs années avant de se décider : Allez, on le fait. Le concept de l’album, c’est ça. Le temps passé à en arriver à cette décision. Les paroles de l’album abordent nos questionnements, surtout de son point de vue, un point de vue féministe. Comment tout change dans la vie d’un couple, comment ça a un impact sur le travail, la créativité. C’est un disque sur le rapport à la famille. »

À l’écoute de The Mountain that we Live Upon, on ressent tous les doutes qui ont animé leurs conversations. Comme c’est l’habitude chez Thus Owls, le gris l’emporte sur la lumière, la voix d’Erika perçant des brumes de guitares et de batterie. Ici, même les embellies mélodiques sont vite assombries par les guitares de Simon.

« C’est nous ça, à la base, réplique le musicien. C’est l’expression de nos personnalités, bien que nous ne soyons pas des gens sombres dans la vie. La vie n’est pas noire ou blanche; y’a des moments gris, on est tous humains de la même manière. On essaie simplement de traduire ça en musique. Les moments doux, chill, et les passages plus bizarres… c’est la vie! »

Même leur méthode d’écriture est bizarre, explique Simon. Chacun dans son coin. Rarement à quatre mains sur une même chanson. « Nous sommes deux personnes assez solitaires ». Chacun arrive avec sa propre idée de chanson, ensuite partagée avec l’autre, et s’en suit une partie de ping-pong créatif avec ladite idée. C’est en studio, avec le groupe, que cette idée prend enfin corps.

« On n’est pas le genre de groupe à passer un an en studio à peaufiner le résultat. Ce disque, on l’a enregistré en quatre jours, parce qu’on aime le côté live du processus. Toutes les chansons ont été enregistrées en trois prises, maximum. On aime le côté… Je ne veux pas dire « jazz », mais on recherche l’énergie du moment. Je suis d’avis qu’après trois prises, cette énergie disparaît. Si tu ne l’as pas, l’énergie n’y est pas, alors on jette tout et nous y reviendrons plus tard. » Tout a été enregistré en direct à l’automne 2017 aux studios Hotel2Tango, le son brut, « la batterie qui « saignait » dans le piano ».

Quant au concert à l’origine du projet, Erika et Simon Angell souhaitent le présenter à nouveau dans sa forme multidisciplinaire. Entre temps, le couple profitera de belles occasions pour présenter les chansons de The Mountain That We Live Upon : le vendredi 30 novembre au Bar Le Ritz PDB, en première partie de la superbe Marissa Nadler (et encore le 1er décembre au Baby G de Toronto), le 18 janvier 2019 au Théâtre Outremont en compagnie de CHANCES, puis le 24 du même mois à la Sala Rossa, durant le jeune festival Lux Magna.