« Quand j’ai chanté C’est zéro la toute première fois en spectacle, se remémore Safia Nolin, c’était fou, la salle était en feu. C’est le genre de chanson que tous les amis chantent en chœur dans un karaoké, tu comprends? »

Oh oui, on comprend, comme l’ont compris ceux réunis dans l’intime et chaleureux Moulin du Portage de Lotbinière en septembre 2016, alors que Safia y interprétait, dans des arrangements épurés, cette chanson culte écrite par Manuel Tadros et popularisée par Julie Masse. La chanteuse n’a pas hésité : sur son bel album Reprises Vol. 1, elle a gravé cette pièce composée en 1990. « Hein, ça fait 30 ans qu’elle a été faite?, reprend la jeune autrice-compositrice. Ben voyons, j’étais même pas née en 1990! »

Perpétuelle actualisation

Actuelle, cette chanson Classique de la SOCAN depuis 2012? Outre la magnifique reprise par Safia Nolin, la Néo-Brunswickoise Mia Martina en proposait en 2014 une version électro-dance. La même année, Julie Masse elle-même la chantait à la finale de l’émission « La Voix » (TVA), devant une foule extatique.

En 2019, le balado « Pourquoi Julie », consacré à la carrière de Julie Masse, est élu par Apple au nombre des meilleurs podcasts de l’année. Sur Google, les mots « Julie Masse » comptent parmi les plus recherchés. La chanson trentenaire composée par Manuel Tadros a évidemment profité de cet éclairage – et a inspiré plusieurs t-shirts, portés fièrement par ceux et celles qui n’ont pas peur « des matins amers, sans couleurs ».

Genèse d’un hit

« Te parler de « C’est zéro » ? Mais qu’est-ce qui n’a pas encore été dit? » demande avec humour Manuel Tadros. Effectivement, l’auteur-compositeur-mais-aussi-comédien-et-tant-d’autres-choses a régulièrement l’occasion de relater les circonstances de cette naissance. On vous les résume. Nous sommes en 1990, l’année où Laurence Jalbert chante Tomber (en amour) », où Jean Leloup assure que L’amour est sans pitié et Gerry Boulet bouleverse Pour une dernière fois. Il y a de la diversité au palmarès : Pagliaro, les B.B., Philippe Fontaine ou Kashtin, au choix.

Une jeune chanteuse originaire du Témiscamingue approche Manuel Tadros pour qu’il lui écrive un répertoire. Après une première rencontre dans les environs de Saint-Hilaire, ce dernier reprend le volant de sa voiture et est frappé par l’inspiration! « Mais il n’y a pas d’enregistreuse, pas de cellulaire à l’époque, raconte Manuel. Je sais que j’ai une super mélodie, des mots qui frappent, il faut donc absolument les apprendre par cœur tout en roulant. » Arrivé chez lui, il embrasse à peine sa blonde et son bébé, un certain Xavier Dolan âgé d’un an, et se garroche dans son bureau pour tout noter, puis enregistrer une maquette.

Manuel Tadros

Manuel Tadros

Mais quand il lui soumet cette démo, la chanteuse refuse la chanson, alléguant que « c’est trop vieux » pour elle. Manuel est démonté… jusqu’à ce que le gérant et producteur Serge Brouillette le contacte. Ce dernier vient de prendre sous son aile une choriste qui a l’étoffe d’une vedette : à 19 ans, Julie Masse possède une voix et une présence indéniables. Tadros a-t-il quelques chansons pour elle?

Dès que Serge et Julie entendent C’est zéro, c’est dans la poche. Seule condition émise par Manuel : qu’on lui confie le « coaching » de la jeune chanteuse en studio et la réalisation de la chanson. Adjugé.

« Julie n’avait rien enregistré avant, explique l’auteur-compositeur, et l’idée de départ était presque de faire croire qu’elle n’était pas québécoise, il fallait que la chanson soit le plus possible dans un français international. Or, moi, je suis vraiment à cheval pour la prononciation, le phrasé, les accents toniques. »

Pour mémoire, C’est zéro a effectivement été distribué en France à l’époque. Mais c’est au Québec et au Canada français que cette « power ballad » remporte un triomphe fracassant, dès son lancement le 19 mars 1990. À un point tel que Serge Brouillette peut créer cette année-là l’étiquette Disques Victoire afin de produire les albums de Julie Masse. Trophées, premier rang des palmarès, vidéo à la fois suggestive et de bon goût en rotation extra-forte : c’est… banco. Lors de l’émission « Bye bye 1991 », Julie chantera en direct C’est zéro au moment de passer à l’année 1992!

Pas de souris

Mais revenons à l’enregistrement de ce qui n’est pas encore un succès : « Avec mon partenaire Pierre Laurendeau aux arrangements, on s’installe au studio Harmonie, à Longueuil. Imagine, on utilisait le logiciel Voyetra – personne ne travaillait avec Apple à l’époque! – et on ne se servait même pas de la souris, juste des touches du clavier! » se remémore en riant Manuel Tadros.

« Veux-tu que je te dise quelque chose que personne ne sait?, reprend-il. Eh bien, c’est moi qui joue les passes de drum électronique sur la toune! En principe, c’était le chum de Julie qui devait les faire, mais il faisait ça trop carré! Je lui ai dit : « Passe-moi les baguettes »! »

« Je pense qu’une des raisons du succès constant de cette chanson, poursuit-il, c’est aussi sa structure : couplet, refrain, couplet, refrain, couplet… et là, paf, le « bridge » arrive à 33 secondes de la fin, avec un accord et quelques mots de plus : « espérer ton retour, c’est zéro ». Ça surprend l’oreille, tu comprends? Comme d’ailleurs les mots « un coup de couteau dans la peau » : tout le monde trouvait cette image violente, surtout dite par une jeune fille. Mais c’est justement ce qui marque les gens, cette expression extrême de la peine d’amour! On me parle encore régulièrement de « tsé, ta chanson coup de couteau »! »

« Je me revois encore dans ma Chevelle Malibu brune, deux portes, héritée de mon père, conclut Manuel Tadros, en train de me répéter les mots et la mélodie. Cette voiture n’avait l’air de rien, une espèce de minoune, mais avec un gros moteur puissant… »

Comme C’est zéro n’avait peut-être l’air que d’une autre ballade pop de plus, au départ.  Erreur! Elle est animée par un incroyable moteur, estime Safia Nolin : « Elle rappelle avec une vraie beauté que la douleur amoureuse est éternelle et intemporelle ».