Si vous deviez établir la carte routière la plus improbable pour la création d’un simple # 1, c’est l’auteur-compositeur-interprète/DJ/producteur Shaun Frank qui serait au volant de la première voiture à emprunter cette route sinueuse.

« Closer », la chanson d’amour du groupe The Chainsmokers à la sauce EDM et mettant en vedette Halsey, surfe allègrement sur la zeitgeist ambiante. La chanson a été coécrite par Frank et Andrew Taggart (ASCAP). À la mi-octobre 2016, « Closer » avait déjà passé neuf semaines en première position du Billboard Hot 100, six sur le palmarès Canadian Soundscan et deux sur le palmarès Canadian Top 40. La vidéo officielle avec les paroles avait quant à elle cumulé plus de 430 millions de visionnements sur YouTube.

En soi, la pièce est une anomalie, une pièce électro aux saveurs pop qui n’est pas sans rappeler Blink 182, et qui raconte une histoire d’amour semblable à deux navires qui se croisent dans la nuit et qui tient beaucoup plus du registre « emo » que du « dance ».

« ‘Drew et moi avons grandi en écoutant Blink 182, Taking Back Sunday et plein d’autres groupes post-hardcore », raconte Frank à Words & Music entre deux séances d’écritures à Los Angeles. « Mon premier groupe a partagé la scène avec Blink 182 lors d’un Warped Tour, alors c’est un clin d’œil super cool. Pendant que nous écrivions la chanson, on discutait tout le temps des groupes que nous écoutions dans notre jeunesse. Des groupes canadiens comme Alexisonfire, Billy Talent, ce genre de texte, une écriture plus lyrique, mais très honnête?; c’est comme ça que nous sommes arrivés à cette idée. »

Qu’une telle chanson ait été coécrite par Frank, qui a déjà passé quelques en années en tournée avec un groupe rock-ska (Crowned King) et dont le plus récent groupe (The Envy) avait été mis sou contrat par Gene Simmons n’a aucun sens, mais… tombe sous le sens.

Frank explique qu’il produisait constamment des beats sur son portable lorsqu’il était en tournée avec The Envy, mais qu’il n’a « jamais eu l’intention d’en faire une carrière. » Tout cela a changé lorsque le groupe a fini sa tournée et qu’il s’est retrouvé désespérément à la recherche d’argent.

« Tandis que mon dernier groupe se désintégrait tranquillement, je me suis retrouvé à chanter sur plusieurs simples dance afin de joindre les deux bouts », confie-t-il. « On me donnait 500 $ pour chanter sur un disque on mon nom ne figurerait nulle part?; j’avais des comptes à payer. C’est comme ça que je suis arrivé dans le monde du dance music. Je n’avais aucune idée que ça se passerait comme ça. »

Ce qui s’est passé, c’est qu’un des disques sur lequel il a chanté — « Unbreakable » par la DJ espagnole Marien Baker — a connu beaucoup de succès dans sa terre natale. Il est ainsi parti en tournée avec elle et s’est imprégné de la culture EDM. Depuis, il a collaboré avec des artistes tels que BORGEOUS, Oliver Heldens, DVBBS, KSHMR et nul autre que Steve Aoki.

Il faut dire que Frank possède deux avantages tactiques bien distincts pour sa progression au sein du milieu dance.

Premièrement, toutes ces années sur la route en tant que membre d’un groupe rock signifient qu’en comparaison, la vie de DJ globe-trotter est plutôt luxueuse. « On nous traite incroyablement bien, alors je dis toujours à la blague que je prends bientôt ma retraite », lance-t-il en riant. « J’ai tout donné au sein de mes groupes, je suis désormais retraité et cette vie c’est mon cadeau de retraite. » C’est alors qu’il était en tournée avec The Chainsmokers en tant que première partie que Frank a coécrit « Closer » avec Taggart.

Deuxièmement, son désir d’écrire des paroles intelligentes sur un sujet sérieux représente un exploit de taille dans un genre musical où l’accent est plutôt sur le rythme et l’énergie d’une pièce que sur ses paroles.

« Ouais, des paroles honnêtes », explique-t-il pour expliquer l’essence même de son écriture. « Tout le monde est constamment à la recherche d’honnêteté, et je suis constamment à la recherche de quelque chose que je n’ai jamais entendu auparavant, une nouvelle façon de l’exprimer. Il n’y a au fond qu’un certain nombre limité d’émotions humaines auxquelles les gens s’identifient, mais il y a un million de façons différentes d’en parler. »

Une autre des clés du succès de ses textes est que, de plus en plus souvent, ce n’est pas lui qui les chante. Que ce soit Halsey, qui chante sur la pièce des Chainsmokers, Ashe pour le simple « Let You Get Away » ou Delaney Jane, avec qui Frank et KSHMR collaborent fréquemment, notamment sur la pièce « Heaven », c’est une voix féminine qui figure avec prédominance sur les pièces EDM auxquelles il a collaboré jusqu’à maintenant.

« Je m’assois et j’écris avec mon cœur. Je dois être parmi le très rares producteurs de musique électronique qui aiment les textes. »

« J’aime beaucoup la couleur que mes paroles prennent lorsqu’elles sont chantées par une voix féminine », explique Frank. « C’est amusant que les choses arrivent ainsi, car au départ, je pensais toujours chanter ma propre musique. J’en ai bien l’intention, mais jusqu’à maintenant, tout fonctionne mieux lorsque c’est une voix de femme. C’est un des trucs qui est cool de créer du dance music en tant que producteur et en tant qu’artiste. Il n’y a pas vraiment de règles. Il faut simplement faire ce qu’il y a de mieux pour la pièce. Si elle sonne mieux chantée par une autre personne, alors c’est cette personne qui la chante. »

Comme si ça n’était pas suffisant, il y a un dernier secret dans l’écriture de Shaun Frank qui lui confère un avantage distinct parmi ses pairs du monde de l’EDM : la mélancolie. Les chansons auxquelles il a participé sont, avouons-le, pas mal plus tristes que la moyenne quand on parle de musique pour les pistes de danse.

« Je ne sais pas. Peut-être que je suis dépressif », lorsqu’il réfléchit au soupçon de tristesse qui teinte plusieurs de ses créations. « Non, je ne suis pas dépressif. Je m’assois et j’écris avec mon cœur. Je dois être parmi le très rares producteurs de musique électronique qui aiment les textes. Beaucoup de monde se fait offrir des paroles ou ne se soucie que du « beat ». Je m’implique è tous les niveaux, de l’écriture des paroles au mixage et au mastering, du début à la fin. C’est comme ça que mes chansons sont vraiment honnêtes et parlent de choses que je vis. J’utilise mon côté auteur-compositeur-interprète pour créer ces chansons. »

Tandis que chaque nouvelle collaboration, chaque apparition sur disque ou sur scène rend la route de moins en moins sinueuse pour Shaun Frank, une chose demeure mystérieuse pour lui, malgré son expérience de plus de dix ans dans le métier : ce que l’on ressent lorsqu’on a un numéro 1 sur les palmarès.

« Tout le monde disait qu’un numéro 1 changerait ma vie », raconte l’artiste. « Je n’avais toutefois pas réalisé à quelle vitesse cela changerait les choses. »