Le hip-hop a vu le jour dans les parcs de New York, comme nous l’ont si bien rappelé tous les rappeurs de MC Shan à Jay Z, mais la scène battle rap torontoise, elle, a vu le jour dans une ruelle derrière le Centre Eaton.

King of the Dot, Mad Child

Mad Child sur scène à King of the Dot

« On n’arrivait pas à se trouver une salle. On avait 21 ans et pas une salle ne voulait être associée au battle rap », se remémore Travis « Organik » Fleetwood au sujet des modestes origines de l’empire de King of the Dot, il y a de cela près d’une décennie, en 2008. « On s’organisait comme on pouvait. Au début, nous voulions le faire au Yonge-Dundas Square, mais on a été expulsé et on s’est retrouvés dans la ruelle la plus proche. »

Il va sans dire que la police de Toronto craignait qu’un cercle d’une quarantaine de jeunes chahutant et lançant des railleries pendant que deux mâles alpha s’affrontaient finisse inévitablement en rixe. Pourtant, lorsqu’il est devenu évident que les seuls camouflets échangés seraient verbaux, les policiers ont décidé de ne pas intervenir.

« Ils ne nous ont jamais empêchés de tenir nos événements », explique Fleetwood. « Ils passaient chaque fois avec leurs vélos afin de s’assurer que tout se déroulait sans anicroche dans la ruelle et nous regardaient avec l’air de se dire “au moins ils font quelque chose de productif et ne se mettent pas dans le trouble, pendant ce temps-là”. »

Après quelques événements extérieurs dont l’auditoire doublait à chaque fois, Fleetwood a déniché une salle dans un sous-sol qui appartenait au père d’un ami et le premier événement qu’ils y ont présenté le fut à guichets fermés. Sa toute nouvelle ligue de battle rap baptisée King of the Dot allait rapidement devenir un phénomène digne de la WWE avec sa propre chaîne YouTube où l’on peut voir et entendre les affrontements les plus féroces qui peut se targuer d’avoir plus de 600 000 abonnés et plus de 170 millions de visionnements.

« Nous avons vraiment bâti cela à partir de rien », dit fièrement Fleetwood qui a quitté son travail de métallo en 2014 pour se consacrer à KOTD à plein temps. « Tout ce que nous avons accompli l’a été par essai et erreur. Il n’y a pas de plan préétabli pour l’opération d’une ligue de battle rap. »

« Nous avons vraiment bâti cela à partir de rien. Tout ce que nous avons accompli l’a été par essai et erreur. » – Travis « Organik » Fleetwood de King of the Dot

Le battle rap est issu de la bravade et de l’esprit de compétitivité inhérents à la culture hip-hop. On retrouve ce même esprit dans le break-dancing, le DJing et les graffitis, et il est au cœur même de ce qui définit cette annexe du rap. Le battle rap a évolué à partir des « cyphers » de rue durant lesquels les premiers MC tentaient d’épater la galerie avec leurs talents pour la rime avec des quolibets brutalement personnels tandis que les concurrents rivalisaient d’ingéniosité pour trouver les insultes les plus astucieuses et les plus cruelles possible. Ce genre d’affrontement est demeuré un rite de passage obligé dans l’underground jusqu’à ce qu’un film mettant en vedette Eminem l’expose au grand public en 2002.

« Je participais à des battles quand j’étais super jeune, dans les années 90, je me déplaçais d’un quartier à l’autre. C’était l’essence même de la chose », de souvient le vétéran de la scène, Bishop Brigante, qui est vice-président de King of the Dot et le premier battle rappeur canadien à avoir participé à l’émission 106 and Park de BET. « Quand 8 Mile est sorti, je me suis dit “j’ai fait ça. J’ai déjà été sur ces champs de bataille”. »

« À l’époque, c’était sur des “beats”, c’était “freestyle”, déjanté », explique Brigante. « C’était la forme la plus pure de battle rap, car il fallait être super talentueux sur-le-champ, sans préparation. King of the Dot a contribué à l’évolution de ce sport musical en ce qu’il est devenu aujourd’hui où des concurrents s’affrontent a capella avec des “punchs” écrits d’avance afin que les insultes fassent encore pus mal et que les rounds durent plus longtemps. La valeur ludique est plus grande lorsque vous avez eu quelques mois pour vous préparer et peaufiner votre texte », confie encore Brigante. « C’est devenu une véritable performance. »

Mais, à l’instar de l’électrification de Bob Dylan, les fans de longue date n’étaient pas convaincus, et Drake a prêté sa crédibilité à l’événement en coanimant une édition en 2011 et en collaborant à la présentation d’une autre en 2015.

King of the Dot, Drake, 40

Drake et Noah « 40 » Shebib sur scène à King of the Dot

« Beaucoup de gens n’étaient pas totalement convaincus parce que les textes étaient écrits d’avance, et Drake nous a beaucoup aidés à convaincre ces gens et le reste de la ville », explique Fleetwood. « Toronto était vibrante à l’époque, alors c’était plus qu’un soutien à la ligue, c’était une démonstration de l’unité de la scène hip-hop, du niveau de l’industrie jusqu’à l’underground. Cela démontrait que toute la communauté ne faisait qu’un. Peu de villes ont ça. On ne voit pas ça ailleurs, des grands noms qui soutiennent des petits événements underground où la génération montante se fait les dents. Mais Drake l’a fait. Et ça a aidé notre image de marque à se répandre aux États-Unis. »

Peut-être aussi que devenir la plus importante ligue de battle rap au Canada n’était pas très difficile en raison de l’absence de concurrence. Quoi qu’il en soit, King of the Doy a pris de l’expansion vers le sud et organisé des événements au Massachusetts, en Arizona et en Californie tout en attirant des concurrents internationaux dans leurs événements World Domination. Des MCs légendaires comme Too $ hort, E-40 ainsi que Raekwon et Method Man de Wu-Tang Clan ont également été coanimateurs.

D’ailleurs, le film de battle rap Bodied, produit par Eminem et présenté en première lors du Festival international du film de Toronto en 2017, a été scénarisé par le battle rappeur torontois Kid Twist, le tout premier champion de King of the Dot. « C’est une belle incursion dans cette culture et les gens seront impressionnés, et après le film, ils pourront se rendre sur YouTube pour visionner les clips de King of the Dot et y voir plein de rappeurs qui sont dans le film », lance Brigante.

« Nous avons toujours été l’une des scènes battle rap les plus importantes au monde, mais le reste du monde ne s’en était pas encore rendu compte », ajoute Fleetwood au sujet des leurs débuts. « Nous on le savait parce qu’on voyait ce qui se faisait ailleurs, mais peu de gens avaient le regard tourné vers Toronto. On ne l’a pas eu facile au début. »

Au début. Car de nos jours, ils règnent en rois, et pas seulement du « dot ».