Il n’y a pas de raison de prendre son temps quand on a assez d’amis pour porter tout ce qu’on veut dire bellement. Pierre Lapointe offre effectivement un troisième album en trois ans, réalisé par un troisième ami, Albin de la Simone, lui permettant ainsi de quitter les zones connues, les yeux à peine ouverts. Déjouer l’ennui, ce sont des « berceuses pour enfants devenus trop grands ».

« Chacun des projets est l’expression d’une amitié », pour Pierre Lapointe qui avait posé le projet de La science du cœur (2017) entre les mains de David-François Moreau et Ton corps est déjà froid (2018) entre celles de Philippe Brault. « Comme je produis très rapidement, c’est la meilleure solution pour ne pas me répéter, explique Pierre. Si j’avais fait trois disques aussi rapidement tout seul, ça n’aurait pas été bon. » Il aurait pu choisir d’apprendre la technique derrière une autoréalisation réussie, mais ce n’est pas là où il souhaite aller. « J’ai gardé cette barrière pour avoir toujours l’obligation d’aller chercher les autres. De cette façon, même si tu travailles seul, tu fais toujours du nouveau », dit celui qui ressent toujours le besoin d’aller vite.

C’est Albin de la Simone, présent aux côtés de Pierre Lapointe lors de l’entrevue, qui a rendu homogène cette histoire d’ennui que l’on peut façonner à son propre cœur sans trop d’effort. « Nous sommes partis de la pièce Le monarque des Indes, explique le réalisateur de l’album. En l’écrivant ensemble, nous nous sommes dit que ce serait un disque comme ça. Ensuite, tout ce qui rentrait était filtré par cette expérience et il fallait tasser tout ce qui n’entrait pas dans ce filet-là. »

Pierre Lapointe a fait la liste de ses envies à Albin. Le point de départ évoqué, c’était un moment, un souvenir ébauché lors de la tournée de PUNKT, alors que La plus belle des maisons – qui se trouve sur Déjouer l’ennui – était jouée par Pierre et ses musiciens au centre de la scène autour d’un même micro. C’est un sentiment qui devait renaître avec la même essence. « J’ai aussi envoyé à Albin des comptines créoles et des morceaux de Manno Charlemagne, le Richard Desjardins des Haïtiens. » C’était ainsi qu’ils déjoueraient l’ennui.

Se greffent également au projet de nombreux amis qui lui permettent de prendre ses distances de lui-même et de se poser dans les univers avec lesquels il coexiste. Daniel Bélanger signe entre autres la musique sur Vivre ma peine. « On a dû entrer la guitare de Daniel dans nos moules », disent-ils. La chanson Pour déjouer l’ennui a quant à elle été offerte par les frères Hubert Lenoir et Julien Chiasson puis retravaillée avec Pierre pour prendre la forme des lignes directrices déjà choisies. L’ami Philippe B a offert Vendredi 13 et Pierre la joue comme « un hommage à celui qui a toujours été tout près ».

José Major, à la batterie, a vécu de grands défis, devant se placer dans la douceur d’un album où l’on n’est rarement dans les grands rythmes de percussions. « Il a été le plus challengé, assure Pierre. On le faisait jouer entre 1 à 2 sur une échelle de 11. » « On voulait qu’il caresse les peaux au lieu de les frapper, ajoute Albin. C’est ce qui créait la chaleur de l’instrument. » « On a ramené tout le monde à l’essentiel en les sortant de leurs réflexes, renchérit Pierre, notamment en faisant jouer à Philippe Brault du guitarrón, dont il n’avait jamais joué. »

Après avoir sélectionné celui qui décidera de la direction, Pierre Lapointe accepte tous les changements de cap, se laissant ici mouvoir par le vent d’Albin qui souffle vers des idées nouvelles. « Le disque répond d’ailleurs à un manque que j’avais dans sa discographie », dit le réalisateur. « Mes habitudes sont diluées dans les choix d’Albin et dans le talent de mes amis qui se sont joints à l’album, ajoute Pierre. Ça m’a permis de mettre le doigt sur ce dont j’avais besoin : l’apaisement. C’est d’ailleurs le premier de mes disques que j’écoute pour mon propre plaisir. Ça fait égocentrique, mais j’espère, en fait, que ça aura le même effet sur ceux qui l’écouteront. »

Pour Pierre Lapointe, en mouvance dans son humilité, toute musique s’ébauche autour d’un point central et l’ensemble des mains qui soutiennent la musique provoquent une cristallisation tout autour. « Tout le monde met son énergie autour de quelque chose qui appartient à tout le monde et à personne à la fois. Je n’ai pas besoin de m’approprier ceci même si c’est ma face qui est dessus. »

Le Conseil des arts reconnaîtra ses vingt ans de carrière en 2021 et Pierre, lui, est simplement content d’être toujours là. « Je n’ai pas tendance à faire des bilans. Je suis là maintenant et demain. » Ce qu’il a choisi pour ne pas s’en faire avec la pression générée par le désir de toujours se dresser parmi les grands, c’est de se mettre toujours un peu plus en danger, enchaînant les nouveaux défis comme de nouvelles preuves qu’il reste des choses à faire. « Les amis, le travail et l’abandon, c’est un rythme qui me va bien. »