Le 24 mars 2016 fut un moment charnière pour les Maple Leafs de Toronto. L’équipe était en phase de reconstruction et de rajeunissement avec tout ce que cela comporte de défaites formatrices.

Ce soir-là, néanmoins, on a pu voir des signes d’un avenir radieux. Les Leafs ont bloqué l’accès aux séries éliminatoires des Ducks d’Anaheim grâce à une victoire à l’arraché de 6 à 5 en temps supplémentaire au Scotiabank Arena (alors baptisé le Air Canada Centre). Le défenseur à l’étoile montante Morgan Rielly a mérité deux points et les nouvelles recrues Zach Hyman, Garret Sparks et William Nylander ont gagné un temps précieux et l’attaquant Nazeem Kadri a compté deux buts, incluant le but gagnant.

Ce qui est encore mieux, toutefois, c’est que la chanson officielle de l’équipe, à ce moment — « Feeling Good » des rockeurs de Saskatoon The Sheepdogs —, a joué six fois durant la soirée.

Dans cet univers où le sport et la musique qui est diffusée dans les arénas et les stades se croisent, un but, un touché ou un coup de circuit ont une place très spéciale. Ils unissent les supporteurs de l’équipe dans une expérience sonore positive qui demeurent avec ces amateurs pendant des années et parfois des décennies. Mais les chansons de point marqué ne sont qu’une des nombreuses signatures musicales que l’on peut entendre durant un match des Leafs. En moyenne, il y a 80 interruptions de jeu par le sifflet d’un arbitre au cours des 60 minutes de temps réglementaire, en plus des intermissions de 17 minutes entre les périodes et de la période d’échauffement de 16 minutes qui précède la partie. Cela signifie qu’il faut trouver pas mal de musique pour divertir les 18 800 amateurs présents à chacun de ces matchs, et chaque chanson est sélectionnée avec soin.

« La musique est très importante pour toutes nos équipes », explique Anton Wright, directeur des présentations pour Maple Leaf Sports & Entertainment (MLSE). « Nous utilisons la musique pour motiver les joueurs, pour stimuler l’engagement du public et chacun des fans de l’équipe. Nous sélectionnons de la musique qui saura plaire à nos joueurs et qui va les motiver, ainsi que de la musique pour chaque situation… Nous voulons que cette musique ait un lien avec chaque moment, chaque fois et sans faute. »

Anton dispose d’une équipe à plein temps de 25 personnes et cette équipe peut grimper dans les centaines de personnes qui gèrent ce qui se passe dans l’édifice (outre les sportifs qui s’affrontent) durant les matchs des différentes équipes MLSE, c’est-à-dire les Leafs, les Raptors, les Argonauts, le Toronto FC, les Marlies et les Raptors 905. La musique est au cœur de chacun de leurs matchs.

Pour chaque partie des Leafs, Wright et le DJ Cale Granton créent une liste de pièces qui pourront être utilisées pour marquer certains événements qui se produisent durant une partie. Outre l’évidence des chansons pour un point marqué ou une victoire, il y a des chansons qui sont utilisées pour des événements précis comme la révision d’un jeu par les arbitres, des chansons qui marquent la fin d’une intermission, ou encore des chansons lorsque l’adversaire reçoit une punition. Des chansons s’ajoutent ou sont retirées de cette liste tout au long de la saison. Si la foule répond bien à une chanson, elle demeure sur la liste. Si le contraire se produit, l’équipe cherche alors une autre chanson pour cette circonstance donnée.

Au jeu : combien rapporte une chanson ?
Les redevances pour les chansons utilisées dans les arénas varient énormément en fonction de leur taille, du nombre de chansons utilisées, du nombre de fois que chaque chanson est utilisée, ainsi que d’autres variables. En 2017, la moyenne des frais de licence collectés dans un aréna de 20 000 places au Canada était dans les petits six chiffres (plus de 100 000 $), tandis que le montant gagné par œuvre — qui est calculé à partir des redevances collectées, de la durée de chaque œuvre et quelques calculs additionnels — était dans les petits quatre chiffres (entre 1000 $ et 5000 $).

On retrouve de tout sur ces listes : EDM, hip-hop et pop entraînante pendant les périodes d’échauffement, tandis que des artistes locaux comme Drake ou Shawn Mendes et des classiques de tous les stades sportifs comme Guns n’ Roses, AD/DC, Pitbull et Eminem sont tous des habitués des matchs. Puis il y a évidemment les classiques incontournables. « Fifty Mission Cap » des Tragically Hip joue à tous les matchs des Leafs qui ont lieu le samedi, tout comme « Saturday Night » des Arkells, et, bien entendu, « The Hockey Song », le classique de Stompin’ Tom Connors. « Nous la jouons à chaque match. C’est un véritable rituel », explique Wright.

Les groupes qui font partie de cette liste savent à quel point cela a une grande valeur. Les rockeurs du groupe Arkells, de Hamilton, ont vu leurs chansons « Saturday Night », « Knocking at the Door », « People’s Champ », « Oh, The Boss Is Coming! » et plusieurs autres jouées lors de matchs des Leafs et des Raptors. Les placements sportifs sont rarement la priorité d’un artiste durant son processus créatif, mais ils ne sont pas négligeables par la suite.

« On n’écrit jamais une chanson en espérant qu’elle se retrouve à un endroit précis de notre culture », affirme le chanteur d’Arkells, Max Kerman. « Mais à mesure qu’on se rapproche de la fin du processus de création et de production d’une chanson et qu’on l’écoute très fort dans le studio, ma première pensée c’est d’imaginer comment elle va sonner en spectacle, puis je me dis “Oh ! peut-être que ce sera la première danse de quelqu’un, ou qu’elle sera jouée lors d’un match de hockey ou encore qu’elle fera partie de la liste de lecture de jogging de quelqu’un d’autre”. »

Une pièce populaire dans les événements sportifs peut également signifier d’heureux hasards. Durant la même année où les Leafs utilisaient « Feeling Good » lorsque l’équipe marquait un point, les Blue Jays, l’équipe de baseball de Toronto, l’utilisait comme chanson de victoire. Le chanteur des Sheepdogs, Ewan Currie, était présent à la majorité des matchs des Jays et il a vécu bon nombre de moments mémorables. « Je suis dans le stade et lorsque l’équipe réussit le dernier retrait, notre chanson se met à jouer; c’est un excellent “feeling ». »

Mais si ces moments sont d’excellents « feelings », leur valeur commerciale est un peu floue. « Je ne sais pas, honnêtement. C’est probablement pas grand-chose, je sais pas trop », dit Currie au sujet des redevances générées par ces utilisations de « Feeling Good ».

Kerman est tout aussi incertain au sujet des chansons de son groupe. « Je ne pourrais pas vous dire si ça se traduit par plus de redevances », dit-il. « Mais je vous dirai que ça demeure une partie de nos affaires dont nous sommes très conscients. Si une pièce est utilisée dans une émission de télé ou à la radio, dans un montage de sports ou à l’aréna, c’est une excellente façon de rejoindre de nouveaux auditeurs. »

USS (Ubiquitous Synergy Seeker) a vu son simple « Yin Yang » (2014) adopté par les Oilers d’Edmonton et, plus récemment, par la chaîne Sportsnet qui l’utilise comme thème musical officiel des diffusions des matchs des séries éliminatoires. Si la valeur monétaire demeure floue, la valeur stratégique est évidente.

« Les placements donnent une deuxième vie à la musique et elle refait partie des conversations », explique le DJ de USS, Jason « Human Kebab » Parsons. « On constate immédiatement une augmentation du nombre de diffusions en continu. Et à l’aube de la saison des festivals 2019, nous avons bénéficiés de cette publicité universelle avant même d’avoir mis le pied sur scène. Ça permet d’avoir accès à des opportunités plus importantes. »

Mais pour MLSE, les avantages commerciaux sont secondaires. Le but est de créer une expérience divertissante avec un résultat précis. « Nous voulons que la musique soit motivante pour nos joueurs », explique Wright. « J’espère que nous réussissons à motiver nos joueurs à chaque match, parce que ça fait partie de notre travail : motiver les gars pour une grosse victoire. »