En septembre dernier, l’Orchestre Métropolitain interprétait devant plus de deux mille spectateurs la Symphonie du jeu vidéo de Montréal, concert multimédia produit en collaboration avec l’Alliance numérique dont le programme était exclusivement constitué de musiques originales pour jeux vidéo conçus ici même, à Montréal. L’événement avait valeur de symbole aux yeux de ces créateurs, qui bénéficient de l’eldorado du jeu vidéo qui anime la nouvelle économie de la métropole. Regard sur ce métier méconnu à travers l’expérience d’un important acteur de la scène, le compositeur, patron de studio de création et professeur Mathieu Lavoie.

Mathieu Lavoie, François-Xavier Dupras

Mathieu Lavoie  et son partenaire au sein de Vibe Avenue, François-Xavier Dupas. (Photo : Michaëlle Charrette)

Première question : pour être compositeur de musique de jeux vidéo, faut-il soi-même être un peu « gamer » ? Mathieu Lavoie rigole : « Certains ne le sont pas du tout et y sont arrivés un peu par hasard, mais la plupart de ceux que je connais sont aussi au moins un peu gamers. Ceux qui réussissent dans ce milieu, cependant, le deviennent de moins en moins… Comme moi : entre mon job de professeur à l’UQAM en composition de musiques de films et de jeux vidéo, mon rôle de propriétaire du studio Vibe Avenue et de père d’une petite fille de dix-neuf mois, disons que je manque de temps pour ça… »

On pourrait considérer Mathieu Lavoie comme une sommité locale de la musique de jeux vidéo ; le compositeur, cofondateur de Vibe Avenue (avec son collègue François-Xavier Dupas) et professeur au Département de musique de l’UQAM sera d’ailleurs invité à partager son art – et sa science ! – lors du Sommet musique et technologie de l’Association des professionnels de l’édition musicale au Centre PHI, à Montréal, le 14 mars prochain. Encore un autre engagement l’éloignant des manettes d’une console de jeu vidéo…

« Si je n’ai pas le temps de jouer, je regarde des clips de gens qui jouent à des jeux, pour comprendre comment on y utilise la musique. D’ailleurs, y’a probablement plus de gens aujourd’hui qui regardent d’autres jouer aux jeux vidéo que de gens qui en jouent – c’est hallucinant, le succès d’audience de la plate-forme Twitch », plate-forme semblable à YouTube, propriété du géant Amazon, qui tire des auditoires phénoménaux en se spécialisant dans la diffusion, en direct ou en différé, de gens qui jouent aux jeux vidéo.

L’art de la musique du jeu vidéo diffère à plusieurs égards de celui de la musique pour le cinéma, insiste Lavoie. « D’emblée, je dirais qu’être compositeur pour le jeu vidéo, c’est déjà être compositeur de musiques de film puisque généralement, un jeu vidéo comporte des scènes imposées – on les appelle les « cut scenes » – comparables à une scène au cinéma, dans le sens où la musique doit concorder avec l’action. Ce sont ces moments où le joueur perd le contrôle de ses actions, pour ainsi dire, permettant au jeu de raconter son histoire, quelque chose qui doit être habillé par la musique de la même manière qu’au cinéma. »

Ça, c’est même le bout facile du travail du compositeur de musique pour jeu vidéo, que Lavoie compare à un « gros casse-tête ». Car lorsque le joueur pose des actions dans le jeu, si les concepteurs désirent que l’action soit accompagnée de musique, il faut parvenir à en mettre sans savoir comment le joueur interagira dans son univers virtuel. « C’est totalement imprévisible : par exemple, on ne sait pas quand le joueur va faire une action précise – entrer en combat, disons, ou simplement se promener [dans l’environnement du jeu]. La musique, elle, doit toujours être là. »

Lavoie, qui détient un doctorat en composition et qui enseigne la composition pour cinéma et jeux vidéo depuis une dizaine d’années, parle aussi en termes de « musique modulaire ». La composition n’est pas linéaire, mais constituée d’une multitude d’éléments qui doivent pouvoir s’assembler pour donner l’illusion d’une longue trame sonore qui n’est pas redondante.

« Par exemple, je composerai des blocs de quatre mesures, qui peuvent jouer dans n’importe quel ordre, en me souciant de l’harmonie, explique-t-il. Il faut donc que la fin de chaque bloc puisse s’enchaîner naturellement avec le début de n’importe quel autre bloc. J’appelle ça une « forme ouverte ». L’idée est que non seulement ces blocs doivent constituer un environnement propre à un moment du jeu, un module, mais qu’il doit aussi pouvoir s’enchaîner harmonieusement avec la musique accompagnant le moment suivant du jeu ».

« Pour moi, c’est logique que le milieu des compositeurs de musique de jeux vidéo ait pris racine ici, à Montréal. Non seulement a-t-on toute une industrie, mais on a également l’expertise. », Mathieu Lavoie.

L’autre technique de composition distinguant la musique de jeu vidéo de celle au cinéma touche à ce que Lavoie désigne comme une « technique de variabilité » : « Dans un bloc, on peut imaginer un thème musical, une mélodie, mais en faisant en sorte qu’elle puisse sonner aussi bien si elle est jouée à la clarinette ou au violon, par exemple. On peut enregistrer la mélodie avec plusieurs instruments, et même enregistrer plusieurs mélodies différentes fonctionnant sur une même base harmonique, sans avoir à recomposer la base du module ».

On donne ensuite au logiciel du jeu l’instruction de piger dans la banque de mélodies et d’instruments et de les assembler ensemble pour créer l’illusion d’une longue composition. « De cette manière, à chaque fois qu’on rejoue ce module, il y a un effet de nouveauté puisque les combinaisons entre instruments et mélodies sont multiples. Ça nous permet de créer beaucoup de musique sans forcément avoir à tout recomposer ; pour le même effort, on arrive à trois, quatre fois plus de musique originale en usant des formes ouvertes et de la variabilité ».

Avec son équipe du studio Vibe Avenue, Mathieu Lavoie travaille annuellement sur une douzaine de projets en même temps. La majorité de ses clients sont des studios indépendants de l’industrie montréalaise ou québécoise. Il s’agit d’une communauté d’indépendants en pleine croissance, très dynamique, et unique de par son regroupement au sein de la Guilde des développeurs de jeux vidéo indépendants du Québec. « Pour moi, c’est logique que le milieu des compositeurs de musique de jeux vidéo ait pris racine ici, à Montréal, ajoute Lavoie. Non seulement a-t-on toute une industrie, mais on a également l’expertise – je pense notamment à l’entreprise Audiokinetic, qui a développé le logiciel Wwise, l’outil de choix pour faciliter l’intégration dynamique de musique dans un jeu vidéo. »

Bref, la composition pour jeu vidéo est véritablement un casse-tête qui exige des années de labeur de la part des compositeurs pour un seul projet. Ce que Lavoie considère pourtant comme un privilège, en comparaison avec le travail au cinéma, où les compositeurs travaillent avec des délais nettement plus courts. « Aussi, généralement, lorsqu’un studio de création de jeu vidéo nous approche pour une musique, on se charge de tout ce qui concerne l’aspect sonore du jeu, la composition musicale autant que les dialogues, ainsi que le design sonore. C’est quelque chose qui manque au cinéma où, hormis le réalisateur, y’a pas un spécialiste de l’audio qui supervise la trame sonore complète, incluant les sons. Ça nous donne un contrôle beaucoup plus grand [sur le produit final] qu’au cinéma. »

Les temps ont bien changé depuis l’âge d’or de la musique de jeux vidéo et les inoubliables thèmes des maîtres japonais du genre tels que Koji Kondo, compositeur des thèmes de Super Mario Bros, The Legend of Zelda, ou Nobuo Uematsu, le « Beethoven de la musique pour jeux vidéo », qui a aussi signé les thèmes de Final Fantasy et Chrono Trigger, entre autres classiques. « C’était souvent des boucles d’une minute qui jouaient à répétition. » Pas étonnant que ces musiques se soient autant imprimées dans notre cortex d’enfant…

« Si notre travail porte une signature musicale distincte ? On en discute souvent, mon associé et moi, répond Mathieu Lavoie. On craint de se faire coller une étiquette, au cas où on soit oubliés pour certains projets ! Je crois que notre marque de commerce, c’est l’aspect fusionnel des styles musicaux qu’on met de l’avant. Dans presque tous les jeux sur lesquels on travaille, on réussit à créer des genres musicaux hybrides. Et on travaille très fort pour avoir des thèmes accrocheurs – la mélodie reste importante dans un jeu vidéo, mais il faut l’utiliser prudemment. Notre trame sonore la plus populaire est celle du jeu Ultimate Chicken Horse, avec son thème très funky. On a vendu plusieurs milliers d’exemplaires de la trame sonore, et on a même donné des concerts avec cette musique ! »